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01 | 2016

Zâwiya Sîdî Bou-Gabrîne à Djebel Zaghouan : étude architecturale et historique

Meriem Marzouki

Résumé

La montagne de Zaghouan regorge de plusieurs lieux de cultes tels que les zâwiyas et les khelwas qui donnent à ce lieu une certaine sacralité. Nous nous intéressons, ici, à la zâwiya de Sîdî Bou-Gabrîne, le lieu de culte le plus emblématique à Djebel Zaghouan qui, d’après une tradition orale, représente un passage « obligatoire » sur un itinéraire mystique pour beaucoup de pèlerins. Sur la base d’un travail archéologique dans et autour de ce sanctuaire-mosquée et à travers une lecture architecturale, on essayera de reconstituer les étapes de l’évolution du complexe architectural. Une inscription in situ constitue la clef d’une lecture historique du monument. L’article s’interroge, aussi, sur le rôle de cette zâwiya et la place que ce lieu de pèlerinage occupe au sein de la montagne.

جبل زغوان مليء بالعديد من دور العبادة مثل الزوايا و الخلوات التي تضفي على هذا المكان قدسية معينة. نحن مهتمون هنا بزاوية سيدي بوجبرين، مكان العبادة الأكثر رمزية في جبل زغوان، وفقا ل يمثل التقليد الشفهي مقطعًا "إلزاميًا" في رحلة صوفية للكثيرين الحجاج. بناءً على العمل الأثري داخل وحول هذا المسجد الحرام و ومن خلال قراءة معمارية سنحاول إعادة بناء مراحل تطور المدينة المجمع المعماري. يشكل النقش في الموقع مفتاح القراءة التاريخية للتاريخ نصب تذكاري. ويتساءل المقال أيضًا عن دور هذه الزاوية والمكان الذي يقع فيه هذا المكان ويتم الحج داخل الجبل

The Zaghouan mountain is full of several places of worship such as zâwiyas and khelwas which give this place a certain sacredness. We are interested, here, in the zâwiya of Sîdî Bou-Gabrîne, the most emblematic place of worship in Djebel Zaghouan which, according to a oral tradition, represents an “obligatory” passage on a mystical itinerary for many pilgrims. Based on archaeological work in and around this sanctuary-mosque and through an architectural reading, we will try to reconstruct the stages of the evolution of the architectural complex. An in situ inscription constitutes the key to a historical reading of the monument. The article also questions the role of this zâwiya and the place that this place of pilgrimage takes place within the mountain.

Mots clés

Djebel Zaghouan, zâwiya, Sîdî Bou-Gabrîne, architecture funéraire, soufisme

Pour citer cet article

Meriem Marzouki, « Zâwiya Sîdî Bou-Gabrîne à Djebel Zaghouan : étude architecturale et historique », in Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°1, Année 2016. URL : http://www.al-sabil.tn/?p=2012.

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Texte integral

Introduction

Au cœur de la montagne de Zaghouan (au Nord-est de la Tunisie), se détache à l'horizon la silhouette de la zâwiya de Sîdî Bou-Gabrîne, un monument religieux qui s’installe en altitude, perché à mi flanc de cette montagne sacré. Ce monument pose des questions de point de vue de son emplacement ainsi que de son importance dans un contexte de sainteté. L’importance de ce monument se manifeste aussi par la présence d’une inscription1 de l’époque moderne. Dans cet article, nous tenterons dans un premier temps, de mener une analyse architecturale de cet édifice. Elle nous conduira, dans un second temps, à une lecture historique à la lumière de cette inscription.

I. Etude architecturale du monument

1.1. Site et situation

Sîdî Bou-Gabrîne est une zâwiya située sur une plate-forme de 690m d’altitude2 au niveau du versant Nord-ouest du Djebel Zaghouan et plus précisément entre deux collines : Kef el Orma (979m) à L’est et Kef el Blidah (715m) à l’Ouest. Le sanctuaire surplombe la plaine de Mogran et de Bîr Hlima du côté Nord-est et il est dominé par le point culminant du Djebel Zaghouan : Ras El Gassaa au Sud-est (1295m).

On peut accéder au mausolée par deux itinéraires: le premier chemin est une route goudronnée3, en forte pente, qui grimpe la montagne en lacets sur environ 7 km depuis le Temple des Eaux jusqu’au mausolée. Le deuxième est un sentier escarpé et rocailleux, à gauche de la route, qui assure la liaison avec le Temple des Eaux. Ce sentier s’amorce du contre-bas du Djebel et achemine le lit de l’Oued Deliah4.

Fig. 5. Plan sommaire du monument (réalisé par l’auteure).

1.2. Les ensembles architecturaux

Le monument est un ensemble de pièces juxtaposées et attenantes. Il s’étale sur une superficie de près de 900m², et se compose d’une salle funéraire centrale et rectangulaire, qui abrite l’espace de culte, des cours et des dépendances qui entourent l’espace cultuel. A l’extérieur, le monument est entouré d’une dizaine d’arbres et il donne sur une esplanade aménagée du côté sud-est, à un niveau plus bas, par des petits barrages en pierres sèches qui servent à maintenir le sol. A quelques mètres, à l’est, une citerne de forme oblongue et une petite pièce de forme rectangulaire abritant un puits complètent le paysage.

Fig. 3. Vue générale du monument.
Fig. 4. Vue aérienne montrant les différents compartiments du monument.

a. La salle funéraire

La salle funéraire est le corps principal de l’édifice. C’est pratiquement la plus ancienne pièce de la zâwiya. Elle occupe une place centrale dans le monument. D’une superficie d’environ 475m², cette pièce est établie sur un plan rectangulaire de 9.50m sur 5m orientée est-ouest. La salle est couverte de deux voûtes en berceau qui reposent sur deux arcs de décharge. Cette arcature divise la salle en deux travées parallèles à la qibla, elle repose sur de gros piliers épais qui séparent l’espace en deux parties égales. La première partie définit un espace réservé au culte et la seconde, un espace consacré aux visiteurs. Le mur de la qibla (sud-est) reçoit un mihrâb de 90 cm de profondeur et de 1.65 m de hauteur. Il s’agit d’une simple niche arquée aménagée au milieu du mur dont le sommet présente un arc en plein cintre. Le flanc nord-ouest de la salle abrite la tombe du saint qui est délimitée par une grille en fer forgé et un encadrement en bois. Une ouverture de petites dimensions, de forme rectangulaire, aménagée non loin du tombeau, sert de niche d’offrande. Le sol de la salle est revêtu de carreaux en terre cuite de dimension 11cm × 11cm.
L’ornementation et la décoration sont absentes dans la salle funéraire et dans tout le bâtiment. Seuls, quelques applications et empreintes de henné et des graffitis décorent les murs intérieurs qui sont badigeonnés de chaux.

Fig. 6. – Fig. 7. L’intérieur de la salle funéraire

De l’extérieur, du côté nord-ouest, la salle est soutenue par un mur en légère pente pour assurer sa stabilité en lui donnant un aspect fortifié, et qui se termine par des banquettes maçonnées flanquées de part et d’autre de la porte d’accès qui donne sur la cour centrale.

On accède à cette salle par deux petites portes : la première, de 85 cm de large, située sur le côté sud-est du rectangle donne sur le « bortâl », la seconde, quant à elle, large de 80cm, donne sur la cour intérieure et occupe une place centrale dans le mur nord-ouest de la salle.

Fig. 8. Plan de la salle funéraire

b. Le vestibule « bortâl »

Il s’agit d’un vestibule accolé au mur nord-est de la salle funéraire dont la longueur prend place dans la largeur de cette dernière. De forme longitudinale, le « bortâl » est tenu à l’abri par une voûte en berceau qui évolue sur toute sa longueur. Il possède trois grandes ouvertures sur son côté nord-est. Cet élément architectural, construit à une date postérieure à la salle funéraire, assure la liaison entre les différents corps du bâtiment.

c. Bît al-Dîwânet

Outre la salle funéraire qui présente le noyau primitif de la zâwiya, cette dernière compte de nombreuses chambres qui s’étendent tout autour du monument. - Bît al-Dîwân5 C’est une pièce rectangulaire de 8m sur 2.85 m voûtée en berceau. On y accède par une porte rectangulaire large de 90 cm qui est rehaussée d’une inscription6. La chambre reçoit des banquettes maçonnées, de part et d’autre, destinées à accueillir les visiteurs. - Bît Ahmed Bey La partie dite « Bît Ahmed Bey » chambre du Bey s’érige sur le côté sud-est du monument. Elle est datée, probablement, du règne d’Ahmed Bey (1837-1855). Il s’agit de deux pièces rectangulaires, juxtaposées et disposées en « L » et qui ont été refaites et leur toiture en berceau fut remplacée par un revêtement en brique pleine : la première mesure 2.60m de large sur 9.30m de long, voûtée en berceau, et la seconde est de dimensions 2.60m × 6.40m.

d. Les cours

L’édifice reçoit plusieurs cours qui assurent la circulation et l’aération. - La cour d’entrée On y accède à l’intérieur à partir de la porte d’entrée du monument qui s’installe au milieu de la façade principale et s’ouvre vers le sud-est. De plan rectangulaire (7.90m × 10.90m), elle est complètement à ciel ouvert et dallée en blocs de pierres. - La cour centrale Cette cour prend une section rectangulaire. Elle occupe une place centrale de l’édifice. Elle est bordée sur le côté sud-est par la salle funéraire, et sur le côté Nord-ouest par « Bît al Dîwân ». Le mur de la salle funéraire est flanqué de banquettes maçonnées destinées à accueillir les visiteurs. Une autre cour latérale s’intercale entre les deux chambres nommées « Bît Ahmed Bey » qui l’entourent de deux côtés sud-ouest et sud-est. Du côté nord-ouest et nord-est, elle est cernée d’un muret de 90cm de hauteur.

e. Les annexes

Le monument est doté de plusieurs dépendances aménagées pour loger les visiteurs et les gens de passage. - Bît Med Fadhel et autre Ces deux salles s’ordonnent autour de la cour d’entrée ; l’ensemble constitue une partie relativement récente du complexe architectural. La première attenante et adossée à la salle funéraire au côté sud-ouest, mesure 8.70m de long sur 2.60m de large. Cette chambre dite « Bît Med Fadhel » fut érigée par un notable de la ville de Zaghouan dans les années 50/60. La deuxième est installée juste en face et possède les mêmes dimensions que la première salle. Elle occupe l’extrémité sud-ouest de la cour et l’ensemble du monument. Ces deux pièces faisaient fonction de logement pour les visiteurs de la zâwiya.

- L’extension, l’habitat Accolée à l’aile ouest de la salle funéraire, cette partie abrite la famille chargée de l’entretien du sanctuaire. Une partie « Zriba » (écurie/étable) est aussi réservée pour l’élevage du bétail et l’entreposage du matériel agricole ; elle occupe toute la partie sud-ouest du bâtiment.

- Habitat en ruine Sur le côté nord-est du monument, un ensemble de pièces, actuellement en ruine, a été adjoint au sanctuaire à une date indéterminée et il a été bombardé pendant la deuxième guerre mondiale. Cette habitation anciennement occupée par al-wakîl et sa famille7 est actuellement abandonnée ; elle présente un appareil de pierres locales. Son aspect extérieur montre un mauvais état de conservation, l’intérieur est pratiquement écroulé8.

Fig. 9. La partie d’habitation en ruine.

- Bîr Sidi Belhassen et la citerne : A quelques mètres, du côté nord-est de l’édifice, on remarque la présence d’une citerne. Elle est de forme oblongue, ayant une dimension de 24m de longueur et 6,40m de largeur. À sa surface se trouve un puits d’accès de forme carrée de 50cm de côté et un bassin rectangulaire de 2.70m de longueur sur 1.15m de largeur. Cette citerne est en bon état mais n’est plus exploitée.

Elle est recouverte d’une voûte en berceau et abrite un puits à l’intérieur. Ce puits épouse une forme circulaire de 1.70m de diamètre et possède une hauteur de 60cm. Il possède une margelle carrée de 55cm de côté. D’après les récits des voyageurs européens, qui ont visité la zâwiya lors de leurs voyages en Tunisie et en passant par Djebel Zaghouan, on peut trouver une description bien détaillée de l’état de la citerne ; le Major Sir Grenville Temple9, par exemple, a évoqué le contexte de construction de ce réservoir, et le Prince allemand Pückler-Muskau10 nous fournit presque les mêmes informations. Victor Guérin, quant à lui, a mentionné l’existence de deux puits11 tout près du monument ; le premier est surmonté d’une coupole, qui peut être éventuellement l’actuel puits de « Sidi Belhassen » mais avec la disparition du dôme12. Le deuxième puits qu’évoque Guérin se trouve à proximité du premier. Celui-ci peut être probablement l’actuelle citerne. A noter que ce réservoir d’eau a été exploité jusqu’une date récente.

f. Matériaux et technique de construction

L’emplacement isolé de la zâwiya et l’accès difficile ont permis l’exploitation des ressources naturelles de l’environnement immédiat. Les collines rocheuses, qui entourent le sanctuaire, servent de carrière naturelle. L’extraction de la pierre se fait pratiquement sur place. La partie effondrée du bâtiment nous permet de distinguer les différents matériaux et techniques de construction. L’appareil est composé majoritairement de blocs de pierre locale de moyenne taille, liés par un mortier de chaux où apparaissent de nombreux fragments de cailloux. A noter que les dalles de pierres qui se trouvent dans les cours et le revêtement au sol de la salle funéraire en carreaux en terre cuite sont les blocs d’origine.

2. Etude de l’inscription de Sîdî Bou-Gabrîne 1066/1655(13)


Paramètres géographiques et historiques :

Ville d’origine : Zaghouan Monument d’origine : la zâwiya de Sîdî Bou-Gabrîne Emplacement actuel : in situ, l’inscription est scellée au dessus de la porte d’entrée de « Bît al-dîwân » donnant sur la cour de la zâwiya. Découverte : Saadaoui Ahmed (Photo, 2014)14. Historique : l’inscription a, probablement, conservé son emplacement d’origine.

Support :

Support de l’inscription : plaque en marbre blanc, de forme rectangulaire, accrochée verticalement.
Dimensions : H : 1m, l : 50cm, surface écrite : 100%, hauteur de l’alîf : 06 cm
Etat de conservation : bon état globalement.

Texte :

Etat de conservation de texte : bien conservé
Répartition du texte : sur toute la surface écrite
Nombre des lignes : 10
Langue du texte : arabe
Nature du texte : poème commémoratif d’une restauration (maître al-hâj Mustafa)
Type d’exécution : sculptée en relief
Style de graphie : cursive tunisien
Signe ajoutés : (points diacritiques : en totalité, voyelle : nombreuses, Signes orthographiques : aucun, chevrons : aucun, lettres : aucune).

Publications antérieures :

Saadaoui Ahmed, « Zaghouan fondation et développement d’une ville morisque de Tunisie d’après les documents des archives locales », in Al-Kurras. Cuadernos de estudios mudéjares y moriscos. N°1/Junio, 2015/VOL I. p. 144-158.

Fig. 12. L’inscription de la zâwiya.

Texte intégral :

1 / دمحب مانلأا قلاخ الله
2 / ماتخلا مسر يف رادلا انيأر
3 / اهانب )اذكه( اوجري لله ةبسح 15
4 / هاضر ماظعلا ييحي موي
5 / باهملا رفظلا ركسعلا يئاطوه
6 / مامهلا جاحلا ىفطصم ىمسم
7 / يدهنيرئازلل لازنم تراصف
8 / يعسل ماقملا ءلاعإو رجلأا
9 / تسو نيتس ماعاهعضو
10 / عم فلأ مام

Traduction :

1/Avec la louange de Dieu، Créateur de l’Humanité
2/On a vu la demeure dans son état achevé
3/Il l’a bâti (la zâwiya) pour Dieu en espérant
4/Sa satisfaction (Dieu) le jour de réanimation des dépouilles des morts
5/C’est le Dey de l’armée, le victorieux et le respectueux
6/Surnommé/connu al-hâj (le pèlerin) Mustafa le brave
7/Elle est devenue une résidence pour les visiteurs…
8/En vue de la rétribution et la glorification du lieu
9/Il l’a mis en place en l’an mille soixante six
10/Par sa rénovation et son accomplissement
Le texte nous donne le nom du restaurateur de la zâwiya. Cette inscription confirme que le monument a été érigé bien avant la date indiquée sur l’inscription.

2.1. Légende et historique

En Tunisie, le surnom de « Bou-Gabrîne » est répandu dans plusieurs régions16 et sous plusieurs formes. Il est présent sous le nom de « Sîdî Salah Bou-Gabrîne » non seulement à Djebel Zaghouan mais aussi à Sajnane17 près de Bizerte. En outre, on dénombre dans plusieurs villes et zâwiyas l’appellation de « Sîdî Abderrahmane Bou-Gabrîne »18. Cette appellation est aussi présente en Algérie19 et au Maroc20. On surnomme « Sîdî M’hamed Bou-Qobrîne », « Sîdî M’hamed Ibn Abderrahmane » le fondateur de la confrérie soufie Rahmaniya21 dont la zâwiya est sise à Alger.

2.1.1. La légende

La légende locale raconte que le saint était un combattant parmi les premiers conquérants de l'Islam, engagé dans l’armée de Moussa Ibn Noussair. Au cours de l'affrontement, Sîdi Bou Gabrîne, de son vrai nom « Aba Bakr Ibn el-Hatha »22, a été tué par l'ennemi. Sa dépouille, mutilée et découpée, aurait été enterrée dans deux tombes différentes. D’où provient son surnom de « deux tombeaux ». Ensuite, le reste de sa dépouille auraient été réunis dans l’actuel mausolée. Depuis, Sîdî Salah est surnommé « Bou-Gabrîne » : le « saint aux deux tombeaux » pour témoigner d’un de ses nombreux prodiges, ce qui lui vaudra sa réputation de sainteté et la vénération des croyants. Ce monument attire toujours des visiteurs qui y viennent en pèlerinage, car, il abrite la tombe d’un saint personnage dont tout le monde cherche la bénédiction.

2.1.2. Historique : Qui est « Aba Bakr al-Hadhâ’ » ?

Dans son livre Macalim al-îman, Ibn Najî mentionne AbuBakr al Hadhâ’ comme l'un des mystiques kairouanais qui séjourna en Egypte pendant une quinzaine d’années où il effectuait un pèlerinage annuel avant de s’établir définitivement à Zaghouan et il y mourut au mois de jûmâda 400/100923. Nelly Amri, en s’appuyant sur le texte d’Ibn Najî, classe ce personnage comme l’un des pieux de l’école kairouanaise du soufisme24 (400H/1000A.J). Surnommé « az-zahed al mûtacabed » (le mystique adorateur), il appartient à un type de soufis indépendant25. Même si aucun indice ne permet en première analyse de connaître exactement l’origine de cette bâtisse, et donc de la dater précisément, on dispose, si on considère les données d’ibn Naji, d’un indice historique. L’inscription parle d’un acte de « rénovation et d’accomplissement » d’un monument déjà existant. La zâwiya a été certainement fondée bien avant 1066 H/1655, date indiquée dans l’inscription et qui présente le seul indice de datation disponible. D’après le texte de l’inscription, c’est Mustafa el-Hadj qui a entrepris les travaux de restauration (voir la ligne 6). Il s’agit de Mustafa Laz surnommé el-Hadj Mustafa et qui était le Dey et le chef de la milice26 à l’époque de Hammoûda Pacha27. Ce Dey était un grand bâtisseur ; pendant la même période, il a entrepris les travaux de fondation de la grande mosquée de Ghar el-Melh et les deux forts28. A cette époque, il avait un vrai pouvoir, puisqu’il est à l’origine de l’édification d’un oratoire dans la ville de Tunis, d’un sabîl et rajouta par la suite sa turba29. En outre, il a entrepris les travaux de restauration de la partie est des murailles de la médina de Sousse30 et la rénovation de la mosquée de la Qasbah à Gafsa31. Son pouvoir s’est affaibli vers la fin de sa vie ; la modestie de sa turba en témoigne32. Cette pratique de fondation et de restauration de plusieurs monuments dans certaines régions du pays s’inscrit dans le cadre de la politique de Mustafa Laz de pacification et du contrôle du territoire au sein duquel la zâwiya a joué un rôle important. Sîdî Bou-Gabrîne présente un passage obligatoire pour ceux qui veulent grimper jusqu’au sommet de la montagne. En effet, plusieurs voyageurs européens ont fait une escale au sein de ce monument, ce qui nous a fourni une belle description et une documentation très riche. En effet, d’après les témoignages du Major Sir Grenville Temple en 1833 et du prince allemand Pückler-Muskau en 183533, le Bey consentit l’édification d’une citerne qui servait à un « dépôt de neige » ou une « glacière ». Les travaux débutèrent, très probablement, pendant le 1er quart du XIXe siècle34, mais ils ne furent achevés qu’après plusieurs années, après bien des incidents. Au milieu de ce même siècle, et à cause de sa maladie chronique35, Ahmed Bey s'était fait construire deux chambres en L qui portent son nom : « Bît Ahmed Bey » pour s'y installer de temps en temps. Pendant la période coloniale, la zâwiya a pu jouer un rôle dans le mouvement de résistance, où elle a servi à un site refuge pour les résistants tunisiens36. Il faut remarquer qu’à l’exception de la zâwiya il n’existe aucune trace d’occupation antique.

Fig. 13. L’évolution du complexe de Sîdî Bou-Gabrîne

Sîdî Bou-Gabrîne, situé à mi-chemin entre Sîdî cAlî cAzouz et Sîdî Medien, au cœur du Djebel, est un point névralgique et le centre de gravité de cet itinéraire qui traverse la montagne sacrée de Zaghouan du nord-est au sud-ouest. Il représente un passage essentiel pour les soufis qui visitent la montagne. Le point de départ de cet itinéraire fût la zâwiya de Sîdî cAlî cAzouz au centre de la médina de Zaghouan. En empruntant, par la suite, une ascension à travers les sentiers de la montagne, cette trajectoire curviligne passait par plusieurs lieux qui représentent les séjours des saints. L'endroit fut dédié aux adeptes et aux disciples. En haut de la montagne, plusieurs grottes abritant des khelwas de saints, se disposent de part et d’autre de l’itinéraire mystique37. L’enquête orale nous dévoile une énumération des saints qui visitèrent cette montagne et qui ont effectué une siyâha38 au sein de ce lieu sacré. Tout près, à l’est de Sîdî Bou-Gabrîne, se trouve la khelwa de Sîdî Abdelkader al-jîlanî. Plus près encore, la khelwa de Sîdî Abû al-Hasan al Shâdhilî. Et puis le lieu-dit « majmac al-khillân » à l’ouest. Plus loin, il y a aussi une khelwa dédiée à Sayyda al-Manoubiya. Pas loin du sanctuaire, on trouve encore Sîdî cAlî cAzzouz, Sîdî Abdessalem et Abû al-Gaith al-Kachâch qui ont marqué le lieu par leur présence. L’itinéraire se prolonge pour rejoindre la zâwiya de Sîdî Medien située sur le versant sud-ouest de l’autre flanc de la montagne. La zâwiya symbolise, ici, non seulement un lieu de passage pour les pèlerins, mais aussi, une étape très importante de cet itinéraire. Elle joue, en effet, un rôle propagateur du soufisme au sein d’un milieu montagnard.

Fig. 14. Une représentation schématique de l’itinéraire mystique emprunté par les soufis qui visitent Djebel Zaghouan

Conclusion

La zâwiya de Sîdî Bou-Gabrîne est un édifice religieux particulièrement remarquable par son emplacement et par son architecture. Située dans les hauteurs du Djebel, le monument occupe une place stratégique et offre un panorama qui s’étend de la plaine d’el-Fahs jusqu’à la mer. Son emplacement lui attribue un cadre exceptionnel et prodigieux et lui confère un rôle défensif.
S’étalant sur une large plate-forme, ce monument d’altitude occupe une superficie importante. Son architecture reprend les différents éléments de la zâwiya : la salle funéraire, les cours et les dépendances. Plusieurs volumes simples disposés les uns à côtés des autres s’articulent autour de trois cours. L’absence de décor et d’ornementation donne à ce monument un aspect simple et sobre. Au cours du temps, l’édifice a connu plusieurs phases d’agrandissement et d’extension qui ont influencé sa morphologie. Il s’agit d’un complexe architecturel qui a évolué dans le temps et dans l’espace.
Outre son emplacement stratégique et son rôle important pendant plusieurs phases de l’histoire, l’importance de ce sanctuaire se manifeste également dans l’existence de cette inscription qui nous a permis de dévoiler la date de restauration du monument et qui témoigne d’une autre œuvre du Dey Mustafa Laz dans une période de rivalité avec les Beys Mouradites. L’absence d’une coupole dans la salle funéraire, l’existence d’un mihrâb et d’un tombeau sont autant d’éléments qui traduisent la double fonction de la zâwiya, à la fois oratoire et mausolée. D’autre part, elle s’inscrit, à la fois, dans le type de zâwiya fortifiée ou un « ribat » et un lieu de retraite et dont la fonction oscille entre la vocation défensive et la fonction d’asile et de refuge39.
Le site de Bou-Gabrîne présente un rayonnement spirituel. La zâwiya fait partie d’un ensemble exceptionnel sacré. Il s’agit d’un itinéraire mystique qui relie Sîdî cAlî cAzouz à Sîdî Medien en passant par Sîdî Bou-Gabrîne. La présence d’une source (Bîr Sîdî Belhassen) a pu jouer un rôle attractif grâce à sa réputation. A la fois un « monument de haut lieux » et un « sanctuaire de source », ces qualifications lui attribuent une importance dans un contexte de sainteté. Le lieu, hautement symbolique et prompt à exciter les imaginations, a effectivement été décrit par nombre de voyageurs qui, tour à tour, se sont laissé ensorceler par sa magie.
La zâwiya de Sîdî Bou-Gabrîne est, aujourd’hui encore, un lieu de visite, de recueillement pour les habitants et les passants. De par sa fonction tout à la fois d’oratoire, de sanctuaire et de zâwiya, ce lieu religieux est aussi un lieu de retraite pour les demandeurs d’asile et de paix.

Notes

1 Je tiens à remercier le Professeur Ahmed Saadaoui qui m’a révélé l’existence de l’inscription au sein de la zâwiya de Sîdî Bou-Gabrîne dans la montagne de Zaghouan.
2 Carte topographique de la Tunisie, 1/50000, Feuille n°35 (Zaghouan).
3 La même route goudronnée mène aux antennes de télécommunication, c’est le Poste Optique, il s’agit d’un terrain militaire.
4 Ce sentier représente le même itinéraire emprunté par les visiteurs du marabout depuis des siècles.
5 Le Dîwân dans la zâwiya est une pièce pouvant servir comme salle de réunion. Nelly Amri, 2013, p. 198. On note la présence du terme « Dîwân » dans plusieurs monuments de l’époque moderne.
6 Voir l’étude de l’inscription.
7 D’après les témoignages d’ « al-wakîl », qui est chargé de l’entretien du monument, sa famille occupe l’édifice depuis neuf générations. L’enquête orale a été menée avec Monsieur Noureddine Lakhel « al-wakîl » de la zâwiya. Son père Mcâwiya el-Oueslati Lakhel était de même « al-wakîl » avant lui. De son nom d’origine « El Oueslati », cette famille occupe la zâwiya depuis neuf générations. On constate donc que cette famille appartient au Oueslatia qui s’enfuît de Djebel Oueslat lors de leur exile de la part de Ali Bey en 1762. (Ibn Abî Dhiyaf, 1999, V2, p. 164) et qui se sont installés, en partie, à Zaghouan après avoir abandonné leurs biens en quittant le Djebel Oueslat. (J. Depois, 1959, p. 423.)
8 On peut distinguer encore les différents compartiments et une partie des toitures.
9 S.G. Temple, 1835, p. 293. « … a large snow well, made for the bey but which, as it has no drain, and is otherwise ill-constructed, has been found almost useless». Tradu : « un grand puits de neige, fait pour le bey, mais qui, comme il n'a pas de drain, et est autrement mal construit, a été trouvé presque inutile ».
10 H.L.H. Pückler-Muskau, 1857, p. 13-14. «Le bey a fait construire en cet endroit une énorme glacière, ressemblant à une citerne, mais elle est si mal faite qu’elle tombe en ruine sans qu’on ait pu encore s’en servir ».
11 Victor Guérin, 1862, t.2, p. 300. «Au centre est un puits renfermé sous une coupole, et dont l’eau passe pour la meilleure de la Régence ; nous la savourons avec délices. Près de là est un autre puits très large et très profond, commencé il y a trente-cinq ans, afin de servir de dépôt de neige pour le bey d’alors, et qui n’a jamais été terminé».
12 Ce puits a été restauré récemment.
13 Je remercie Fethi Jarray qui m’a aidé à traduire l’inscription ainsi pour ses précieuses corrections.
14 Ahmed Saadaoui, 2015, p. 150.
15 Orthographe, on devrait avoir : وجري
16 On le trouve dans la région du Sahel, à Kairouan et à Ben Gardane aussi : al-Ghoul Bou-Gabrîne.
17 Carte topographique de la Tunisie, 1/50000, Feuille n°1 (Kef Abbed). Carte Nationale des Sites Archéologiques et des Monuments Historiques, 1/50000, Feuille (Kef Abbed). Il s’agit d’un marabout situé sur une colline de 150m d’altitude à Kef Abbed dans la région de Sejnane pas loin de Bizerte.
18 H. Duveyrier, 1884, p. 71-75. Par exemple à Sfax, Nafta, Médenine, Bizerte et Tamarghza.
19 O. Depont, X. Coppolani, 1897, p. 395: «Simultanément à l’évolution des Rahmania dans les régions ouest du Tell, les doctrines de Sidi Abderrahmane Bou-Gabrîne étaient propagées à l’Est et au Sud de l’Algérie ». En Algérie, on recense l’appellation de "Sidi Abderrahmane Bou-Gabrîne " à Ferkan, Debila, village du Souf, Tolga et l’oasis de Ziban. Voir : H. Duveyrier, 1884, p. 76-78. La zâwiya de Sidi Abderrahmane Bou-Gabrîne à « Tolga à M’hamed Ibn Abderrahmane » le fondateur de la confrérie soufie Rahmaniya21 dont la zâwiya est sise à Alger. 20 H. Champion, 1932, p. 131.
21 M.S. Djaffar, 2009, p. 416.
22 Probablement c’est la véritable identité du personnage.
23 Ibn Najî, 1978, t.3, p .132-133. 24 Nelly Amri, 2009, p. 44. 25 Nelly Amri, 2009, p. 141
26 N’oublions pas que la zâwiya médiévale et même moderne a joué un rôle d’hospitalité, surtout en temps de crise, au tout venant, et surtout aux bédouins avec leurs troupeaux ainsi qu’à la Mhalla : N. Amri, 2010, p. 253. 27 Ibn Abî Dînâr, p. 213; Ibn Abî Dhiaf, t.2, p. 39.
28 Ahmed Saadaoui, Néji Djelloul, 1997, p. 201.
29 Ahmed Saadaoui, 2010, p. 77.
30 Fethi Jarray, 2007, p. 602-612.
31 Fethi Jarray, 2015, p. 134.
32 Ahmed Saadaoui, 2010, p. 79.
33 Voir les notes 6, 7 et 8.
34 Pendant le règne de Hussein II Bey
35 A propos de la maladie d’Ahmed Bey voir Îbn Abî Dhîaf. 36 D’après les témoignages d’al-wakîl de la zâwiya.
37 Plusieurs sources évoquent la présence des saints au sein de Djebel Zaghouan : Al-Idrîssi, 1990, p. 249 ; Al Bakrî, 1913, p. 97.
38 Pérégrination ou errance mystique: Nelly Amri, 2013, p. 207.

Bibliographie

Sources

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-2010, « Zâwiya et territoire en Ifriqiya du VIIe/XIIIe siècle à la fin du IXe/XVe siècle » in Juliette de La Genière, André Vauchez et Jean Leclant (dir.), in Les sanctuaires et leur rayonnement dans le monde méditerranéen de l’Antiquité à l’époque moderne, Cahiers de la Villa Kérylos, N° 21, Ed. De Boccard, Paris.

-2013, Un « manuel » ifrîqiyen d’adab soufi. Paroles de sagesse de cAbd al-Wahhâb al Mzughî (m.675/1276) compagnon de Shâdhilî. Contraste Editions, Sousse. Champion Honoré, 1932, Villes et tribus du Maroc: documents et renseignements, Volumes 10 et 11, Paris.

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Auteur

Meriem Marzouki

Doctorante - Laboratoire d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines - Université de la Manouba.

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