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intégral
01 | 2016
Sousse, le tracé de l’avenue de la Quarantaine : genèse et construction de la ville neuve (1884-1904)
Leïla Ammar
Table des matieres
Résumé
Les villes de la régence de Tunis ont connu, dans la seconde moitié du XIXe siècle, des transformations notoires liées aux grands bouleversements qui s’exercent en Méditerranée et à la nouvelle vision de l’espace urbain portée par les empires coloniaux. Ces transformations ont bien souvent été initiées en amont de la domination coloniale. Sousse, ville du Sahel Tunisien, siège d’un caïdat et place forte militaire de 1881 jusqu’en 1922 est également le lieu de ces confrontations politiques, urbaines et architecturales, objet de notre investigation ici, dans les deux premières décennies de la formation et de la construction de la ville neuve.
Comment a été mise en place la ville neuve à Sousse, avec quelles difficultés et selon quelles problématiques ? Quel a été le rôle et le poids des acteurs locaux et des différentes communautés à travers leurs associations dans cette genèse ? Quel rôle a joué la capitale dans la promotion ou au contraire le retard de l’évolution urbaine de Sousse ?
Quels ont été enfin les mécanismes de production de la ville neuve dans les vingt premières
années de son existence et de sa mise en place ?
A cet ensemble de questions, notre recherche tentera ici d’aborder des éléments de réponse.
Mots clés
Sousse, urbanisme, avenue de la Quarantaine, architecture coloniale.
Pour citer cet article
Leila Ammar, « Sousse, le tracé de l’avenue de la Quarantaine : genèse et construction de la ville neuve (1884-1904) », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°1, Année 2016.
URL : http://www.al-sabil.tn/?p=1859
Texte integral
Les villes de la régence de Tunis ont connu, dans la seconde moitié du XIXe siècle, des transformations notoires liées aux grands bouleversements qui s’exercent en Méditerranée et à la nouvelle vision de l’espace urbain portée par les empires coloniaux. Ces transformations ont bien souvent été initiées en amont de la domination coloniale. Ainsi, à Tunis de 1860 à 1935, on assiste à un renouvellement urbain et à la mise en place de la ville moderne, d’abord sous l’égide des autorités beylicales (1858-1880) puis sous la domination du projet colonial (1881-1935). Sousse, ville du Sahel Tunisien, siège d’un caïdat et place forte militaire de 1881 jusqu’en 1922 est également le lieu de ces confrontations politiques, urbaines et architecturales, objet de notre investigation ici, dans les deux premières décennies de la formation et de la construction de la ville neuve.
Nos interrogations sur la ville de Sousse au moment de la naissance de la ville neuve s’articulent avec la disponibilité et la qualité des archives qu’il nous a été donné de consulter.Ces archives relèvent essentiellement de la cartographie urbaine rencontrée dans les différents guides de voyageurs de l’époque, du dépouillement de la presse locale et d’observations de terrain à partir de la ville actuelle qui soulignent des questions précises : quel était le statut des terrains de la ville ancienne à proximité des remparts comme zone d’interaction ? Quelles traces gardent la ville ancienne des premières modifications et transformations, réquisitions au lendemain de l’occupation française ? Comment le Génie militaire a-t-il influencé le devenir de la ville neuve et de la ville ancienne ?
D’autres interrogations viennent à l’esprit. Comment a été mise en place la ville neuve à Sousse, avec quelles difficultés et selon quelles problématiques ? Quel a été le rôle et le poids des acteurs locaux et des différentes communautés à travers leurs associations dans cette genèse ? Quel rôle a joué la capitale dans la promotion ou au contraire le retard de l’évolution urbaine de Sousse ?
Quels ont été enfin les mécanismes de production de la ville neuve dans les vingt premières années de son existence et de sa mise en place ?
A cet ensemble de questions, notre recherche tentera ici d’aborder des éléments de réponse. Même si nos réponses sont lacunaires et reflètent en cela l’état de nos investigations et des sources, nous avons tenté d’éclairer l’histoire urbaine et l’histoire de la forme urbaine de Sousse à travers, d’une part la cartographie, d’autre part l’analyse des faits et du rôle des acteurs locaux. Nous tenterons ainsi de souligner dans l’histoire de la genèse de la ville neuve de Sousse les ruptures et les continuités et d’approcher le rôle des différents acteurs à la lumière des archives disponibles. On ne trouvera donc pas ici une analyse des discours doctrinaux et officiels mais un essai sur la transformation de la ville de Sousse en liaison avec les débats en matière d’urbanisme hygiénique et d’architecture de l’époque.
La confrontation entre la ville ancienne et la ville neuve, l’attitude du Génie militaire vis-à-vis del’implantation des premiers tracés, les réactions de la population et des élus du Conseil Municipal aux différents travaux de mise en valeur de la ville nouvelle, les résistances, les difficultés et les permanences recevront ici une tentative d’élucidation.Notre recherche originale sur l’histoire de la forme urbaine à Sousse de 1884 à 1904 s’appuie sur de rares travaux antérieurs parmi lesquels il faut citer celui de Afef Ghannouchi (2011) sur la construction des paysages urbains de Sousse de 1881 à 1930. En effet, l’essentiel des travaux antérieurs sur Sousse dont rend compte notre bibliographie s’intéresse d’une part à la chronologie urbaine (Ameur Baaziz 2005), à l’histoire urbaine et sociale (Anouar el Fani 1984), à l’histoire juridique et institutionnelle (Ali Noureddine 1989) et à l’histoire des communautés de la ville de Sousse (Kamel Jerfel 2001).
Notre travail se présente dans la continuité des travaux antérieurs avec cette spécificité qu’il s’intéresse aux transformations de la forme urbaine de Sousse, ville secondaire et rivale de Tunis, à partir des archives et du terrain.
Sousse, ville portuaire et commerciale au cœur du Sahel dont elle est une plaque tournante, est néanmoins une ville secondaire peu étudiée dans l’armature urbaine des villes de la Régence pendant la période du protectorat. Elle souffrira de la prépondérance de Tunis et de la centralisation des décisions importantes. Elle connaîtra de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle un essor relatif et une transformation notoire portés par ses élus ainsi que par sa population plurielle.
1. Problématique
A Sousse, ville siège d’un contrôle civil et d’une commune à partir de 1884, on assiste à la naissance des premières implantations militaires dès 1881-1882 et à celle d’une ville nouvelle dès 1884-1885, juxtaposée et séparée de la médina par les premiers tracés des boulevards qui l’entourent1. C’est à la genèse de cette ville nouvelle mais aussi aux impacts et aux transformations de la ville ancienne de 1884 à 1904, que se consacre cette recherche qui s’appuie sur les sources cartographiques et iconographiques essentiellement et sur le dépouillement de la presse locale à cette période. Rares sont les travaux qui ont pris pour objet l’histoire urbaine et l’histoire de la forme urbaine à Sousse durant la période coloniale. Ils existent pourtant et forment un canevas d’études historiques éparses dans divers domaines scientifiques2. Les sources pour l’histoire urbaine de Sousse demeurent cependant bien lacunaires, les archives
municipales de Sousse ont été en grande partie détruites dans les années 1970 et ce qu’il en reste a aujourd’hui été dispersé. Cependant, nous pouvons retrouver trace de certaines sources cartographiques et iconographiques pour la ville de Sousse à travers les plans édités par les guides de voyageurs du début du siècle et l’existence de nombreuses cartes postales et vues anciennes de la ville. De même, nous est parvenu un rapport de mission d’officier du génie militaire en exercice à Sousse durant les années 1884-1885 fort instructif. C’est à ces sources que nous nous intéresserons ici, sources que nous croiserons avec les documents et sources écrites disponibles pour la période qui nous intéresse.
Résultat d’histoires variées, l’espace urbain est autant expression du contexte que mode de connaissance de ce qui a présidé à la formation des lieux. A Sousse comme dans toutes les villes, nous nous rendons compte que le site préalable aux transformations et à l’avènement de la ville neuve est décisif.
Quant au terrain actuel, son observation et son analyse urbaine permettent de faire remonter des interrogations vers le passé. L’espace urbain objet d’une inscription antagoniste des pouvoirs et des intérêts mais aussi objet d’appropriations et de représentations est au cœur du questionnement sur les modes de formation et d’organisation des villes et de ce qui nous préoccupe dans cette étude de la ville de Sousse à l’aube de la formation de la ville neuve. C’est donc à l’espace matériel et à l’histoire de la forme urbaine de la ville de Sousse de 1884 à 1904 que nous nous consacrerons. Nous tenterons ici de croiser, à travers les sources disponibles, l’histoire et la forme, le fixe et le changeant, l’écrit et le dessin3.
Nous nous sommes livrés pour cela à une cartographie originale de la ville de Sousse mise à la même échelle au 1/5000° de 1881 à 1903. Nous disposons par ailleurs d’un documentcartographique inédit sans titre et sans date, issu des archives municipales de Sousse, qui dresse le tracé de l’avenue de la Quarantaine et de ses abords à la fin du XIXe siècle. Nous avons pu dater par recoupements et comparaisons ce plan inédit des années 1888-1890 et nous faisons l’hypothèse qu’il est issu des services de la Voirie et des Travaux de la Ville de Sousse à ce moment. Ce document original est une source inestimable pour la compréhension des premières transformations matérielles de la ville de Sousse dans la seconde moitié du XIXe siècle à l’initiative de l’administration du Protectorat.
La ville de Sousse, au moment du protectorat de 1884 à 1904, soit sur une période de 20 ans qui a vu advenir bouleversements politiques, sociaux, économiques et spatiaux, mais aussi résistances et permanences, sera ici interrogée et analysée sur le plan des formes urbaines (premiers tracés et lotissements), des techniques mises en œuvre, des modèles urbanistiques et des enjeux spatiaux urbains.
Que donnent à lire les anciennes cartes de la ville de Sousse dont les premières sont dressées en 1881 ? Que nous disent-elles des premières transformations de la ville et de la genèse de la ville neuve à travers le tracé décisif de l’avenue de la Quarantaine ? Comment s’est déroulée la confrontation entre la ville neuve et la ville ancienne aux premiers moments de l’implantation du noyau moderne ? Autant de questions auxquelles nous tenterons ici une réponse.
2. Hypothèses
Comme toutes les villes, Sousse, de 1884 à 1904, s’est implantée sur son arrière-pays et sur un site original. Elle s’est développée sur les terrains agricoles et les pistes, les oliveraies, les dunes maritimes et les anciens cimetières musulmans, chrétiens et juifs à ses alentours et à partir des routes principales menant aux différentes localités et villes voisines. Il faut attendre 1896 pour voir relier la ville à la capitale par le chemin de fer et 1898 pour l’inauguration du nouveau port capable d’assurer les exportations et la navigation modernes.
Sousse est en 1900 une ville de 15.000 habitants et chef-lieu d’un contrôle civil de 200.000 habitants. La ville ancienne, entourée de remparts, comprise dans un carré de 700 mètres par 500 mètres, a gardé à cette date l’essentiel de ses traits originaux. Elle est entourée de boulevards extérieurs larges qui la séparent de la ville neuve en construction. Celle-ci s’est tout d’abord développée à proximité des dunes et de la mer au nord-est au lieu-dit « Ardh Bhar Zebla », ancien terrain habous et sur un cimetière musulman adjacent à la porte nord-est Bab al Bahr.
A l’instar de Tunis, les autorités du protectorat n’ont pas procédé à de grandes démolitions dans la ville ancienne. Ils ont réquisitionné d’anciens bâtiments dans la médina pour y installer Hôtel de Ville, Contrôle civil, Eglise, Tribunal, Prison, qui se tiendront dans la vieille ville jusqu’en 1910. D’autre part, il semble que l’intervention précise des services de la voirie se manifeste surtout à partir de 1888 (date de la promulgation du Règlement de voirie de Sousse) et que jusque-là, la ville neuve n’apparaisse pas dans les projets municipaux. Ainsi, les boulevards de ceinture de la Médina de Sousse coïncident-ils avec la mise en œuvre effective du Règlement de voirie de la ville d’octobre 1888 dans les années qui suivent4 (1888-1890).
Notre hypothèse principale est que dans le développement de la ville de Sousse entre 1884 et 1904, le changement de statut de l’espace urbain est fortement lié d’une part à celui d’une ville de servitude militaire occupée par les agents du protectorat, d’autre part aux enjeux d’une ville portuaire et commerciale. L’originalité de la population de Sousse qui mêle tunisiens musulmans et juifs, français, européens, italiens, maltais joue aussi un rôle déterminant dans l’histoire de la formation des quartiers de la ville.
Enfin, le statut de la ville de Sousse dans la région du Sahel, du Centre et du Sud dont elle constitue le pôle principal -rayonnant sur les villes du Sahel, Mahdia, Moknine, Monastir, Kairouan et même Sfax- n’a pas manqué d’avoir des répercussions sur les décisions des autorités administratives centrales, municipales et sur l’évolution urbaine de la ville.
3. Les sources de la recherche, Le terrain, les sources cartographiques, les sources iconographiques, les sources écrites
Parmi les différentes sources de la recherche nous rencontrons :
- Les plans édités par les guides de voyageurs Hachette, Joanne et Piesse.
- Le plan de Sousse en 1899 édité par le Service des Travaux Publics, Archives Nationales de Tunisie.
- Le plan du Tracé de la Quarantaine 1888-1890, Archives municipales de Sousse.
- Les vues, photos et cartes postales anciennes de la ville de Sousse.
- Le mémoire du Capitaine officier de Renseignements de la Direction de l’Occupation du 7 octobre 1885.
- Le Règlement de voirie de la ville de Sousse du 2 octobre 1888, (M. Bompard, supplément à la législation de la Tunisie 1888-1896, Paris, Leroux éditeur 1896).
- La presse locale, Le Journal « L’Avenir de Sousse, organe des intérêts Politiques et Economiques du Sahel Tunisien », dépouillement des années 1888 à 1905, Archives Nationales de Tunisie.