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intégral

Numéro 16

Préface
Richard KLEIN

Introduction
Amina HARZALLAH et Imen REGAYA

El Menzah I : habiter une modernité située.
Narjes BEN ABDELGHANI, Ghada JALLALI et Alia BEN AYED

16 | 2023

Renouveler l’image du patrimoine social d’après-guerre à Bruxelles : une obsession contemporaine ?

Morgane BOS

Résumé

Dégradés par un manque de maintenance évident, et incapables de répondre aux exigences actuelles de confort, les immeubles de logement collectif construits durant la période des Trente Glorieuses arrivent manifestement à la fin d’un cycle de vie. La nécessité d’une mise à jour pour les remettre aux normes et leur permettre de répondre aux besoins d’habiter contemporains et aux enjeux du développement durable est indéniable et urgente. Depuis une dizaine d’années, cette préoccupation se traduit par un engouement grandissant de la part des pouvoirs publics bruxellois et la conduite effrénée de campagnes de rénovation, rendues possibles par des investissements publics conséquents.

Mais en dépit des objectifs tout à fait louables, la « manière de faire » laisse un goût amer, et même une impression de déjà-vu. Les projets contemporains favorisent une approche techniciste lourde, généralement irréversible et conduite à grands frais (y compris environnementaux), qui se révèle, dans la majorité des cas, terriblement appauvrissante pour le cadre bâti.

Cet article s’appuie sur un aperçu de quelques interventions menées ces vingt dernières années sur le territoire bruxellois et en particulier, sur le cas regrettablement emblématique de la tour Brunfaut qui, malgré une étude de définition menée rigoureusement en 2010 par les agences Lacaton & Vassal et Frédéric Druot, fait aujourd’hui face à une métamorphose pour le moins discutable. La contribution permet d’ouvrir une réflexion sur la requalification physique, voire cosmétique, de ce patrimoine. Et de poser la question qui nous taraude : à qui profite réellement ce relookage ?

Mots clés

logement collectif - patrimoine du XXe siècle - stratégies d’intervention - métamorphose physique du bâti - architecture d’après-guerre.

Abstract

Devalued by an obvious lack of maintenance and unable to meet today's comfort standards, many collective housing buildings built during the "Trente Glorieuses" period are gradually ending their first life cycle. Many of them require short-term intervention to provide a more appropriate response to contemporary living needs and sustainable development challenges.

Aware of these issues, the Brussels region has embarked on major renovation campaigns over the past ten years, thanks to significant public investments.

These recent initiatives, however, remain questionable for they give an impression of déjà vu. Many contemporary projects still favor a heavy technical approach, generally irreversible and expensive (environmental costs included). In most cases, such approach can have critical consequences for the built environment.

This article is based on an overview of a selection of interventions carried out in the Brussels region from the beginning of the XXIe century, with a special focus on the controversial case of the Brunfaut Tower. Despite an extensive definition study conducted by the agencies Lacaton & Vassal and Frédéric Druot in 2010, the building is currently experiencing a questionable metamorphosis.

The contribution aims to open a discussion on the physical, even cosmetic, requalification of this heritage by addressing the following question: who really benefits from this renovation?

Keywords

collective housing - modern heritage - retrofitting strategy - physical metamorphosis - post-war architecture

الملخّص

من الواضح أن المباني السكنية الجماعية التي تم بناؤها في فترة ما بعد الحرب، والتي تدهورت بسبب النقص الواضح في الصيانة وعجزت عن تلبية متطلبات الراحة الحالية، تصل إلى نهاية دورة الحياة. ومن الملح تجديدها لتلبية احتياجات الحياة المعاصرة وتحديات التنمية المستدامة. وعلى مدى العقد الماضي، انعكس هذا القلق في تزايد الحماس من جانب السلطات العامة في بروكسل وتنظيم حملات تجديد كبيرة، بفضل الاستثمارات العامة الكبيرة. بيد أن هذه المبادرات الأخيرة لا تزال موضع شك لأنها تعطي انطباعا بوهم سبق الرؤية. لا تزال العديد من المشاريع المعاصرة تحبذ نهجًا تقنيًا ثقيلًا، لا رجعة فيه ومكلفًا بشكل عام (بما في ذلك التكاليف البيئية). في معظم الحالات، يمكن أن يكون لهذا النهج عواقب وخيمة على البيئة المبنية. تستند هذه المقالة إلى لمحة عامة عن مجموعة مختارة من التدخلات التي تم إجراؤها في منطقة بروكسل منذ بداية القرن الحادي والعشرين، مع التركيز بشكل خاص على الحالة المثيرة للجدل ل. «Tour Brunfaut » على الرغم من دراسة التعريف المكثفة التي أجرت بشكل جيد في عام 2010، إلا إن المبنى يعاني حاليًا من تحول مشكوك فيه. تهدف المساهمة إلى فتح مناقشة حول إعادة التأهيل المادي، وحتى التجميلي، لهذا التراث من خلال معالجة السؤال التالي: من المستفيد حقًا من هذا التجديد؟

الكلمات المفاتيح

مساكن جماعية - التراث الحديث - استراتيجية التعديل التحديثي - التحول المادي للمباني - الهندسة المعمارية بعد الحرب.

Pour citer cet article

BOS Morgane, « Renouveler l’image du patrimoine social d’après-guerre à Bruxelles : une obsession contemporaine ? », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°16, Année 2023.

URL : https://al-sabil.tn/?p=3223

Texte integral

Introduction

De nos jours, à Bruxelles, comme dans beaucoup d’autres métropoles européennes, le logement collectif, et en particulier lorsqu’il relève de la propriété publique à vocation sociale, souffre d’une réputation pour le moins controversée. Considéré comme symbole de l’essor urbanistique intensif de l’après-guerre ayant conduit à l’avènement du logement de masse, ces immeubles sont aujourd’hui, dans la mémoire collective, associés à un échec. Pourtant, la réception de ce corpus fut très positive à l’époque de sa réalisation, signe d’un changement sociétal crucial, auquel des architectes de renom, tels que Renaat Braem, Willy Van der Meeren, Jacques Cuisinier ont pris part, marquant de leur empreinte la ville contemporaine.

Durant la période des Trente Glorieuses entre 1945 et 1975, on estime que 7000 nouveaux logements furent construits chaque année avec un point culminant à la fin des années 19601, ce qui forme aujourd’hui un parc bâti important et qualitativement très hétérogène (Fig. 1). Contrairement à la France voisine qui voyait au même moment s’ériger un nombre important de « grands ensembles » en bordure des villes, les immeubles bruxellois sont, pour la plupart, intégrés au tissu urbain de la deuxième, voire plus rarement de la première couronne régionale. Pour les Bruxellois, ces immeubles font donc partie intégrante du cadre de vie.

Fig. 1. La cité modèle du Heysel en construction en 1966.
Source : L. Novgorodsky, La technique des travaux, 1966, p. 268.

Si au lendemain de la guerre, ces immeubles étaient l’expression même du confort moderne, aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, le bilan est plus mitigé : dégradés par un manque de maintenance évident et incapables de répondre aux exigences actuelles de confort, ces objets arrivent manifestement à la fin d’un cycle de vie. Leur état tend à occulter progressivement et parfois irréversiblement leurs qualités intrinsèques. La nécessité d’une mise à jour pour leur permettre de répondre aux besoins d’habiter contemporains et aux enjeux du développement durable est non seulement indéniable, mais surtout urgente. S’ajoute à cela un constat social alarmant : une grande part de ces immeubles est devenue progressivement le lieu de relégation des populations les plus fragilisées, captives d’un territoire résiduel qui leur est assigné. Trop souvent, et à tort, imputées à l’architecture, les responsabilités semblent pourtant venir avant tout de choix politiques malheureux.

Longtemps négligés, ces objets reviennent progressivement sous le feu des projecteurs. Au vu de la crise du logement et de l’urgence climatique, ils représentent en effet une ressource à valoriser. Depuis une dizaine d’années, cette préoccupation se traduit par un engouement grandissant de la part des pouvoirs publics et la conduite effrénée de campagnes de rénovation du parc collectif social, rendues possibles par des investissements publics conséquents. Cette prise de conscience doit certainement être saluée positivement. Pourtant, à l’exception des quelques rares opérations respectueuses de l’identité du bâtiment, comme celle du bâtiment Ieder Zijn Huis2, la stratégie très largement adoptée favorise une approche interventionniste, conduite souvent avec une approche techniciste lourde de conséquences, produisant presque systématiquement un « renouvellement de l’image ». Cette contribution entend interroger la pertinence et la réelle motivation de ces interventions3.

1. De l’incohérence des stratégies d’intervention…

Les interventions de « remise à jour » conduites ces vingt dernières années sur les immeubles de logement collectif sont nombreuses. Le corpus d’étude est conséquent4, mais peut être abordé en connaissance de cause. Un état des lieux, conduit à deux échelles complémentaires – celle de la région, et celle de l’objet construit5 – est d’ores et déjà en cours6, dans le but de mettre en évidence les enjeux à l’origine des choix d’intervention. Sa finalité est de dégager les critères effectivement retenus, au-delà des priorités annoncées par les pouvoirs publics en matière de logement social, en relation à une politique régionale qui, en Belgique comme dans le reste de l’Europe, semble peiner à identifier des objectifs cohérents et à les réaliser en conséquence.

Les premiers résultats de cet état des lieux laissent apparaître clairement un manque de stratégie d’intervention globale en ce qui concerne la rénovation de ce type bâti. Le répertoire fait état de nombreuses opérations conduites « au coup par coup », selon des temporalités discontinues, elles-mêmes générées par des contraintes économiques et logistiques- il faut le dire- très contraignantes.

Le cas le plus symptomatique est sans aucun doute celui du parc du Peterbos, la plus grande cité sociale de la Région Bruxelles Capitale construite entre 1968 et 1981, comme l’un des maillons importants de l’urbanisation de l’ouest de la commune et dans une logique spatiale de parc habité à la géométrie rigoureuse. Cet ensemble de 18 immeubles, réalisés à l’époque par divers architectes, et selon des typologies différentes (des tours et des barres), respectait quelques principes directeurs qui lui donnaient une certaine unité. Il a fait l’objet, ces dernières années, de plusieurs interventions de rénovation lourde qui ont fini par en compromettre la cohérence générale (Fig. 2). Il faut dire que les logiques de gestion, réparties entre plusieurs opérateurs publics, n’encouragent pas une prise de décisions concertée. Les programmes ainsi constitués ne se plient que très rarement à la définition préalable de la valeur de l’objet construit7. Et même quand certaines qualités et valeurs sont mises en exergue, les impératifs de mise aux normes (énergie, sécurité, feu, installations techniques…) l’emportent bien souvent sur la mise en place d’une réelle approche globale qui eût été salutaire.

Fig. 2. Le parc du Peterbos perd, au fil des interventions, sa cohérence d’ensemble.
Source : Grégory Halliday, 2021

2. … à l’appauvrissement du cadre bâti

Le résultat est douteux sur le plan architectural, avant même que patrimonial, et malheureusement à l’image de ce qui se généralise dans la plupart des pays européens, comme le rappellent ces auteurs en faveur d’un « Observatoire du patrimoine moderne et contemporain » :

« Loin d’être considéré comme une ressource, le patrimoine contemporain fait l’objet d’opérations lourdes en conséquence au niveau de sa matérialité. Bien que la pratique évolue progressivement dans le sens de l’approche conservative, les interventions qui ne tiennent nullement compte de l’authenticité matérielle restent malheureusement à l’ordre du jour. » 8.

La tendance la plus fréquente, probablement parce que la plus « facile » à mettre en œuvre en site occupé, consiste à « emballer » d’isolant l’ensemble du volume par l’extérieur, réprimant, le plus souvent de façon définitive, les spécificités architecturales d’une époque de construction foisonnante et à la pointe de l’innovation.

« Une floraison de nouvelles façades sur-isolées et ventilées aplatissent les modénatures et effacent des lignes de force qui étaient autrefois soigneusement réfléchies. Bardages métalliques et plaques en fibrociment recouvrent les volumes et englobent les balcons, au profit d’une volumétrie simplifiée qui, par la disparition des jeux de reliefs, se trouve considérablement appauvrie. Qu’il s’agisse de solides fenêtres en bois ou des premiers modèles à haute technicité en aluminium, les menuiseries d’origine s’épaississent, remplacées par des cadres bien plus massifs, le plus souvent en PVC, pouvant supporter le poids du triple vitrage. Quant à la mise en couleur – un véritable poncif (…) la juxtaposition savante de matières et textures, minutieusement calepinées par les projeteurs des années 1960, laisse la place à un échiquier de teintes vives plutôt trivial, (…) retenue dans la palette de l’industrie des matériaux de revêtement.9».

Aujourd’hui, le parc du Peterbos incarne un véritable déploiement de procédés disparates, une sorte de patchwork, portant les stigmates de l’époque contemporaine qui se révèlent terriblement appauvrissants pour le cadre bâti. Quant à la réelle valeur ajoutée de ces interventions en termes de réduction des consommations énergétiques, elle reste à démontrer. Pour être complet, le bilan énergétique devrait par ailleurs tenir compte du coût environnemental global de l’opération. En effet, c’est un paramètre qui tend régulièrement à être négligé, voire volontairement occulté.

texte

3. … sans réelle conscience des valeurs architecturales

La tour Brunfaut est, à ce titre, un autre cas regrettablement emblématique. Du haut de ses 18 étages qui s’élèvent sur les berges du Canal de Bruxelles, en lisière du « Pentagone » historique, elle représente depuis 1965, année de sa construction, un signal dans le paysage bruxellois. Située sur un territoire en proie à de nombreuses mutations, la présence de la tour a servi d’assise à la série de projets ambitieux qui s’y développent continuellement. D’un point de vue constructif, son architecte Julien Roggen a fait preuve, en réponse aux enjeux budgétaires et logistiques, d’une exceptionnelle économie de moyens et de matériaux, témoignage rare d’une époque où le développement de procédés constructifs innovants est mis au service d’une réelle efficacité fonctionnelle.

C’est d’ailleurs la première tour de logement à ossature métallique de Bruxelles (Fig. 3), ce qui tend à lui conférer une valeur technique autant qu’historique incontestable, l’usage « exclusif » de l’acier restant un fait particulièrement exceptionnel, et spécifiquement dans la construction d’immeubles de logements sociaux. En Belgique, on pourra citer l’immeuble Stoppelstraat à Gand réalisé en 1959 par le bureau d’étude Robert et Musette selon le procédé constructif ARCOS10.

Fig. 3. Montage de l’ossature métallique de la Tour Brunfaut (autrefois Complexe Bourgmestre Ed. Machtens) autour de son noyau en béton.
Source : M. Bourguignon, Acier Stahl Steel, 1967, p. 272. © Technika.

De son côté, la tour Brunfaut s’appuie sur une ossature métallique de 400 tonnes constituée de poteaux et de poutres, le tout en système isostatique, stabilisé verticalement par deux pans de contreventement situés en pignons et présentant une triangulation en K. Cette triangulation particulière a permis de placer des fenêtres sur les pignons et ainsi d’assurer l’éclairage naturel des locaux sur ces façades secondaires, qui sont habituellement aveugles dans bon nombre d’immeubles de la même époque. L’usage de l’acier a favorisé certaines prouesses en termes structurels pour un coût et une durée d’exécution limités (la tour a été érigée en moins d’un an). En outre, l’encombrement minimal de la structure a donné lieu à la création de plus grandes surfaces de logement comparativement aux dimensions standardisées des appartements sociaux de l’époque.

Le poids des années et surtout le manque d’entretien et d’intérêt a fini par occulter durablement les qualités de composition de la tour Brunfaut et pourtant, son architecture se démarque : son gabarit fin et élancé ainsi que l’écriture de ses façades lui confèrent une identité résolument moderne (Fig. 4). En outre, l’usage de l’acier coïncide avec l’avènement d’un nouveau mode d’expression architecturale : les façades légères. Et cela est un fait extrêmement rare : les murs rideaux de la tour Brunfaut sont en acier et non en aluminium extrudé, comme c’était généralement le cas à l’époque. L’écriture des quatre façades, couvertes d’une grille structurelle dans laquelle s’alternent harmonieusement des parties pleines et de larges baies vitrées dans un même alignement vertical, sans saillie, lui confère une identité résolument moderne.

Fig. 4. La Tour Brunfaut (autrefois Complexe Bourgmestre Ed. Machtens) en fin de chantier, en 1967. Source : M. Bourguignon, Acier Stahl Steel, 1967, p. 272. © Baugniet.

Malgré des qualités évidentes, qui seront d’ailleurs ultérieurement soulignées lors de la phase de définition du projet de réhabilitation, la tour est mal-aimée par ses habitants. Elle est ainsi surnommée « Cartonenblock » (« la boite en carton » en flamand), « parce qu’elle ne tient pas debout et que tu entends tout »11 selon une résidente qui pointe des défauts d’isolation sur les plans acoustique et thermique. Entre 1970 et 2000, on peut parler d’une réelle période de « décadence »12 au cours de laquelle le Logement Molenbeekois, la société immobilière de service public (SISP) propriétaire de l’immeuble, abandonne tout devoir de maintenance au sein de cet immeuble qui progressivement devient un lieu de relégation pour ses locataires condamnés à y vivre.

Dès le début des années 2000, les premières revendications commencent à résonner, par l’intermédiaire des associations de quartier : les conditions d’habitabilité minimales ne seraient plus rencontrées par les locataires sociaux. Quelques années plus tard, alors que de grands chantiers s’amorcent dans ce quartier de Molenbeek, la région bruxelloise s’intéresse au périmètre, fertile pour y développer un nouveau quartier de logements au standard passif. La proximité de cette « tour infernale » conduit à interroger sa légitimité. En 2010, les pouvoirs publics confient donc aux Pritzker Lacaton & Vassal et Frédéric Druot, une étude de définition13 visant à étudier plusieurs stratégies d’intervention, parmi lesquelles l’option de démolition/reconstruction est largement privilégiée, tant par la société de logement propriétaire du bâtiment que par les autorités régionales. Les résultats de cette étude approfondie mettent pourtant en évidence les qualités de l’objet, ainsi que la grande flexibilité quant à sa réhabilitation que permet la structure en acier. Ils soulignent également « l’équilibre élégant entre une mise en œuvre minimale de matière et une performance maximale des espaces14 »allant jusqu’à qualifier ce rapport matière/surface d’exceptionnel. Ils plaident ainsi pour une intervention respectueuse qu’ils qualifient de « restauration ». Le terme doit être ici entendu comme « une amélioration par des adaptations mineures et diversifiées, des conditions d’habitabilité et de confort des habitants15», ces adaptations pouvant être généralisées à l’ensemble de l’immeuble ou proposées aux locataires. Cette stratégie implique de préserver les affectations des familles dans la tour durant la phase opérationnelle, ce qui constitue un argument décisif pour le Logement Molenbeekois qui fait face à un déficit d’appartements important.

Mais si les agences parisiennes ont aidé les autorités et le maître d’ouvrage à porter sur la tour Brunfaut un regard éclairé, le maintien de son intégrité n’est pas pour autant assuré. En effet, malgré une prise de position forte en faveur de la préservation de ses qualités, l’étude n’exclut pas une modification de son volume dans l’optique de répondre aux enjeux spatiaux en maintenant le nombre de logements existants. Les stratégies suggérées sont nombreuses : extensions ponctuelles, élargissement uniforme du volume, adjonction d’un ou plusieurs bâtiment(s) supplémentaire(s), … Le revirement est inattendu et met en lumière une certaine ambiguïté dans les résultats de cette étude. Le concours qui s’en suit saisit bien évidemment cette opportunité, en appuyant explicitement sur la possibilité de « redéfinir le gabarit » de la tour, ce qui laisse entendre unanimement que l’avènement d’une « nouvelle image » est consenti, voire souhaité. Si de son côté, le maître d’ouvrage s’engage à refuser « un projet cosmétique »16, les arguments convoqués en faveur d’une rénovation lourde, voire très lourde, sont multiples : réponse aux standards de surfaces tout en maintenant le nombre de logements, prétention à des ambitions énergétiques basse énergie, opération en site occupé (contrainte qui sera finalement abandonnée au terme de la procédure d’attribution)...

Les cinq candidats opportunément sélectionnés pour esquisser l’avenir de la tour Brunfaut sont des bureaux bien connus de la scène internationale ou nationale parmi lesquels Roland Castro, instigateur de la stratégie de la démolition sélective des années 2000, le bureau Wiel Arets ou encore l’Atelier Kempe Thill, tous deux appréciés pour la subtilité avec laquelle ils interviennent dans le « déjà-là ». Deux équipes plus « locales » mais non moins qualitatives complètent la sélection : il s’agit du bureau bruxellois MDW et d’une association momentanée formée par l’atelier A229 et le bureau Daniel Dethier, le dernier ayant pu faire valoir ses compétences lors de la rénovation de 435 logements sociaux à Droixhe (Liège), ensemble fonctionnaliste emblématique pensé par le groupe EGAU dans les années 1950. Tous les projets esquissés pour le concours promettent à leur façon un avenir radieux à la tour. Le point commun est de modifier irréversiblement son image.

L’équipe lauréate – l’atelier 229 et Daniel Dethier – est celle qui aura le mieux cerné l’image symbolique de la tour Brunfaut dans le paysage bruxellois, en optant pour une surélévation de 5 niveaux, libérant ainsi les abords tout en réduisant l’emprise au sol. Grâce à cette extension en hauteur, elle entend lui rendre son caractère de « signal » dans le quartier et au-delà du Canal, vers la ville de Bruxelles. Malheureusement, le projet propose également en plan un « élargissement en épaisseur »17, ce qui va de pair avec une réécriture des façades, autant dire leur remplacement intégral (Fig. 5). Finalement, seuls les planchers et le squelette métallique seront conservés. Le bâtiment existant sera surmonté d’un « pont habité » qui permet de rendre les étages supplémentaires indépendants de la structure initiale, les lignes de poteaux étant reportés au sol dans l’épaisseur de la nouvelle façade déportée.

Fig. 5 et 6. Le projet de l’équipe lauréate du concours.
Source : Dethier, A229.

La nouvelle tour qui se dessine depuis quelques mois est finalement très éloignée de son identité d’origine : ses façades en ossature bois sont certes légères, mais très épaisses, et en ce sens tout à fait opposées à la composition initiale de Roggen, percées de baies de dimensions réduites et disposées aléatoirement, naturellement mise en évidence par le contraste avec le matériau de façade (Fig. 7). L’équipe semble vouloir accentuer l’effet « signal » en libérant l’espace urbain de toutes les barrières qui « diluent »18 la tour dans le tissu urbain et cherche, dans un même temps, à créer une relation plus forte avec le contexte. Cette volonté s’illustre non seulement dans la porosité assignée au socle, qui ne renvoie, par ailleurs, à aucun état d’origine connu, mais également dans le traitement miroitant du pignon qui fait face au Canal, supposé refléter ce dernier (Fig. 6).

Fig. 7. La tour en chantier : démontage des murs rideaux et mise en œuvre progressive des nouvelles façades en ossature bois. Source : Lieven Soete, mai 2021.

4. Vers une prise de conscience ?

Ces exemples illustrent une tendance qui se confirme sur le territoire bruxellois :

« une véritable transfiguration de la ville contemporaine se met silencieusement en place »19, la métamorphose physique du patrimoine social d’après-guerre s’opérant la plupart du temps, irréversiblement aux yeux de tous, et le plus souvent sans aucune « définition préalable de la valeur de l’objet construit et faisant abstraction de ses qualités intrinsèques »20.

Pourtant, à en lire les récents arrêtés de classement et les priorités affichées par la Commission Royale des Monuments et Sites21, la perception du patrimoine du XXe siècle semble progressivement changer. Cette tendance se fait d’ailleurs ressentir à l’échelle de l’Europe toute entière : le rejet total laisse la place à une reconnaissance22, voire un intérêt pour la composante innovante de ces types bâtis qui expérimentent une profusion de nouveaux matériaux et procédés constructifs. Cependant, en dépit d’un certain engagement des milieux académiques que l’on observe ces dernières années, il demeure aujourd’hui une méconnaissance et un manque de documentation de ces innovations qui participeraient pourtant à mettre en évidence certaines de leurs qualités. Ce constat explique notamment que très peu de ces bâtiments soient aujourd’hui l’objet d’une mesure de protection formelle, voire simplement répertoriés. Les exemples d’immeubles de logements sociaux protégés sont d’ailleurs extrêmement rares sur le territoire bruxellois, preuve que ces types bâtis sont encore connotés négativement non seulement par la population mais surtout par un pouvoir politique qui ne les intègre pas comme des objets incontournables du paysage urbain.

5. Cui Bono ? (à qui profite le crime ?)

Il ne fait nul doute qu’en privilégiant l’idée de donner une « nouvelle identité » au bâti, le politique cherche d’une part, à marquer l’histoire de son empreinte, fut-elle irréversible, en donnant un maximum de visibilité aux investissements réalisés et d’autre part, à effacer les traces d’un fléau que l’on voudrait oublier : celui de l’inaction des pouvoirs publics ayant mené à l’obsolescence et à la dégradation de ce patrimoine par une absence totale d’entretien. Une négligence qui, couplée à des choix politiques hasardeux, a conduit au fil des années à la relégation et à la ségrégation des populations fragilisées.

Or, un constat est récurrent sur le terrain : l’architecture est souvent considérée, à tort, comme responsable de ces maux. Selon Barbara Morovich, cette « dynamique d’effacement de l’héritage urbain des classes populaires n’est pas nouvelle : elle s’inscrit dans une logique historique qui passe par l’éradication des taudis selon les principes hygiénistes au XXe siècle et par la mise en place progressive des démolitions des grands ensembles à partir des années 1980, une pratique qui s’est « décomplexifiée » dans les années 1990 »23.

Pourtant, si l’architecture moderne n’a pas tenu, en son temps, les grandes promesses de mixité sociale et d’avènement de « l’homme nouveau », elle n’a pas non plus causé tous les ravages sociaux dont on lui prête régulièrement la responsabilité. Il est en effet utopique de croire que le cadre matériel, quel qu’il soit, soit à même de faire à lui seul ‘société’. « L’espace ne peut pas changer le monde. Y croire, c’est céder à l’illusion spatialiste. »24.

En réalité, l’architecture moderne « fait, comme d’autres architectures et matérialités, avec l’épaisseur du social comme ce dernier fait avec elle. »25. Or, les faits sociaux sont complexes et dépendent de nombreuses variables, et notamment d’une palette élargie d’intervenants.

6. Des pistes constructives pour l’avenir

Reste à questionner les alternatives sur le plan des interventions visant l’amélioration des performances énergétiques, argument régulièrement convoqué, à raison, par les décideurs publics, mais souvent manipulé pour légitimer des campagnes de rénovation lourde.

Les investissements consentis pour la mise à niveau du parc bâti sont, certes, conséquents mais limités. Or, les pratiques interventionnistes qui font l’actualité se révèlent particulièrement dispendieuses, y compris en termes d’énergie grise. Elles ne permettent donc d’agir activement sur la réduction de la consommation énergétique, qu’à une échelle réduite. Dès lors, il semble opportun et urgent de développer de nouvelles pratiques d’intervention ‘raisonnées’, portées par une plus grande sobriété, qui agiront en faveur de résultats réellement durables, seulement si applicables à plus large échelle.

Cette réflexion, déjà engagée à l’échelle européenne, suscite par ailleurs un intérêt grandissant, perceptible dans les publications scientifiques récentes26.

Des recherches récentes conduites sur des ensembles de logements de la seconde moitié du XXe siècle ont permis de mettre en évidence que « l’état d’équilibre entre la préservation de l’objet construit et une amélioration thermique conséquente se situe généralement autour de 80-90 % des valeurs légales, selon les techniques utilisées. Le 20-10 % restant pour se conformer aux normes en vigueur impliquant des interventions lourdes et souvent irréversibles, dont la faisabilité technique se complique et engage une augmentation exponentielle des coûts de réalisation pour une durée de vie équivalent »27. Un investissement qui semble disproportionné et pas tout à fait opportun lorsqu’on admet qu’une action menée à l’échelle du parc bâti tout entier permettrait de répartir plus équitablement les bénéfices (à la fois économiques, environnementaux mais également sociaux) pour un même coût.

Opérer un changement d’échelle dans les processus décisionnels serait sans doute profitable à l’ensemble des acteurs. Il conviendrait ainsi de porter sur ce parc bâti un regard systémique afin de favoriser des stratégies globales d’intervention, à même de pondérer les multiples variables en jeu.

7. Reconnaître et faire renaître : une dette à combler

La présente contribution souhaite démontrer que, malgré une reconnaissance et une appréciation progressive de l’architecture du « passé récent »28, rendues possibles par l’élargissement de la notion de patrimoine, les immeubles de logement collectif sociaux souffrent encore et toujours de stigmates qui tendent à leur prêter des responsabilités qu’ils n’ont pas. Ce constat permet de mieux comprendre et interpréter les interventions qui sont aujourd’hui menées à Bruxelles sur ce corpus singulier. De toute évidence, le pouvoir politique focalise son attention sur un état d’obsolescence, à même de justifier, dans la majorité des cas, des rénovations lourdes de ces immeubles, en omettant bien souvent de faire la lumière d’une part, sur leurs qualités intrinsèques, et d’autre part, sur le contexte et les manquements qui ont conduit à cet état de dégradation. Ainsi, il apparait évident qu’une « dette » tant environnementale qu’économique et sociale, touche aujourd’hui le logement social. Face à ce constat, le réflexe qui consiste à effacer systématiquement tout héritage urbain controversé par la construction d’une « nouvelle image », doit aujourd’hui être remis en question à la lumière de retours d’expérience concrets. Pour ce faire, les projets de rénovation devraient faire l’objet de monitorings et d’enquêtes sur la longue durée, pour mesurer la réelle efficacité des interventions, si ce n’est en termes d’architecture, au moins en termes de qualité de vie des occupants et de diminution de l’impact global du bâtiment. En effet, la majorité des stratégies mises en place relevant davantage d’une forme de « relookage » extérieur, que d’un réel remaniement de la forme urbaine et typologique, il est fort à parier que les bénéfices seraient limités, dirigés exclusivement vers une amélioration de la performance énergétique. Or, le patrimoine social bruxellois d’après-guerre, longtemps négligé, mérite bien plus qu’une simple intervention cosmétique ou techniciste. C’est sans conteste à la croisée des enjeux contemporains – tous légitimes – tels que l’énergie, l’économie, le social et le patrimoine, que se dégagent les solutions les plus adaptées aux spécificités de ce bâti de la seconde moitié du XXe siècle. Autrement dit, des solutions réellement durables.

Notes

1 Stéphanie Van De Voorde, Inge Bertels, Ine Wouters, 2015, p. 7.
2 Bâtiment conçu par Willy Van der Meeren, 1954, Evere, Voir Maurizio Cohen, 2016, pp. 67-71.
3 Cette contribution est issue des recherches conduites dans le cadre d’une thèse de doctorat de l’UC Louvain (Belgique), [Titre de la thèse : Le logement collectif bruxellois d’après-guerre (1945-1975) : actualité d’un corpus controversé et stratégies d’intervention – Comité d’accompagnement : Giulia Marino (prom.), Maurizio Cohen, Géry Leloutre, Sophie Trachte] qui vise à dégager des pistes pour une transition juste, respectueuse et réellement durable du patrimoine social bruxellois d’après-guerre.
4 Plusieurs travaux de recherche antérieurs ont permis de baliser le corpus de recherche. Dans sa thèse, Gérald Ledent (Ledent, 2014) recentre son corpus de travail sur une forme urbaine qu’il nomme IEIL pour Immeubles Elevés et Isolés de Logement et dont il recense 729 objets sur le territoire bruxellois. Parmi ceux-ci, la base de données de la SLRB comptabilisait en 2009 un total de 14.543 logements sociaux pour 239 bâtiments. On peut considérer raisonnablement que la majorité de ces immeubles ont fait ou feront prochainement l’objet d’interventions visant leur remise à niveau.
5 L’échelle régionale consiste en un recensement systématique, sur bases de données publiques, des caractéristiques typologiques et constructives du corpus, et d’autre part, des types d’interventions réalisés en classant ceux-ci selon leur niveau d’interventionnisme : conservation/restauration, remplacement, emballage, transformation/extension, démolition. L’échelle de l’objet construit consiste à étudier en profondeur quelques objets constitutifs du corpus, au moyen d’une étude monographique conduite sur la longue durée – du projet à la réalisation, aux enjeux récents de rénovation - afin d’asseoir une connaissance historique et matérielle de chaque objet.
6 Le logement social comme ressource : énergie, économie, environnement social, projet de recherche U C Louvain, proff. Giulia Marino (dir.), Chiara Cavalieri, Gérald Ledent, Audrey Courbebaisse, Geoffrey van Moeseke ; Université libre de Bruxelles, prof. Marek Hudon ; Université de Saint-Louis, prof. Nicolas Bernard, 2022-2025.
7 Franz Graf, Giulia Marino, 2013.
8 Franz Graf, Giulia Marino, 2014, p. 34.
9 Giulia Marino, 2016, p. 15.
10 Yves Rammer, 2018, pp. 184-193.
11 Extrait issu du film-documentaire « Ateliers urbains # 65 rue Brunfaut, ça ira mieux demain » réalisé par La Rue asbl et CVB asbl, 2015, Production : CVB - Michel Steyaert, La Rue Asbl – Carine Barthélemy, 30 min
12 Gérald Ledent, 2014, pp. 55-62.
13 Dans le contexte institutionnel bruxellois, une étude de définition vise à évaluer la faisabilité d’un projet. Elle constitue un marché de services, attribué conformément à la règlementation sur les marchés publics. Dans le cas de la tour Brunfaut, elle s’organisait en 4 phases : le diagnostic technique, l’analyse des options de réhabilitation (démolition/reconstruction ou rénovation), le programme de réhabilitation et enfin, un rapport final joint au cahier des charges pour baliser et accompagner la mission d’architecture.
14 Extrait des résultats de l’étude de définition en vue de réhabilitation de la tour Brunfaut.
15 Ibidem.
16 Extrait de l’avis de marché pour l’attribution d’une mission complète d’architecture, d’étude et de suivi des travaux de réhabilitation (rénovation et extension) dans une vision écologique d’un immeuble destiné au logement social : la tour Brunfaut située rue Fernand Brunfaut, 65 à 1080 Bruxelles.
17 Dossier de candidature de l’équipe lauréate (A229 et Daniel Dethier).
18 Ibidem.
19 Giulia Marino, 2016, p. 14.
20 Ibidem, p. 15.
21 A Bruxelles, la Commission royale des Monuments et des Sites (CRMS) est un organe d’avis collégial dépendant de l’administration régionale en charge de l’urbanisme et du patrimoine (BUP). Elle conseille le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, à la demande de celui-ci ou de sa propre initiative, en matière de protection et de conservation du patrimoine immobilier.
22 Franz Graf, Giulia Marino, 2016, p. 5.
23 Barbara Morovich, 2014, p. 2.
24 Daniel Pinson, 2000. pp. 207-220.
25 Christine Schaut, 2017, p. 216.
26 En démontre le programme de recherche incitatif « Architecture du XXe siècle, matière à projet pour la ville durable du XXIee siècle » mené entre 2016 et 2021 par le Ministère de la Culture français.
27 Giulia Marino, 2016, p. 16.
28 Franz Graf, Giulia Marino, 2014, p. 34.

Bibliographie

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Auteur

BOS Morgane

Chercheuse - doctorante, Université Catholique de Louvain, Institut LAB, Super-Positions.

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