Information
A propos Al-Sabil
Numéros en texte
intégral
Numéro 14
Deux stèles funéraires kairouanaises au Toronto-Agha Khan muséum
Lotfi Abdeljaouad
Le pisé : retour d’expérience à propos d’une technique de construction ancestrale
Imène Slama et Racha Ben Abdejelil
14 | 2022
Le pisé : retour d’expérience à propos d’une technique de construction ancestrale
Imène SLAMA et Racha BEN ABDELJELIL
Table des matieres
Résumé
Dans le cadre de notre projet de recherche sur l’architecture vernaculaire dans la région du Sahel tunisien, nous avons constaté que le mode de construction de la ville de Msâken et de ses environs (Knâyis, Mûrredîn, Bûrgîn, Banî Rabî’a, Banî kulṯûm) a recours à la technique du pisé connue sous le nom de ṭâbiya.
Partant du principe que nos ancêtres nous ont légués un patrimoine architectural et un savoir-faire technique ancestral en voie de disparition et que nous sommes redevables de la transmission de ce patrimoine aux générations futures et de sa valorisation, émane l’idée de construction d’un mur en pisé dans une ferme dans la périphérie de Msâken1, dans le cadre d’un chantier participatif piloté par les deux auteures de la présente recherche avec la contribution pertinente de deux anciens artisans en pisé et fondé sur des références bibliographiques.
Dans cette présente recherche, nous présenterons dans un premier temps l’approche historique de l’utilisation de la technique de la ṭâbiya depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Nous développerons également dans cette partie le retour à l’emploi de cette technique pour ses qualités énergétiques face à la crise énergétique et à la hausse de prix sans retour. Dans un second temps, nous présenterons quelques exemples d’architecture en pisé et d’expériences constructives à l’étranger et en Tunisie. Enfin, nous décrirons notre chantier participatif : sa préparation et son déroulement et nous présenterons nos constatations par rapport à ce chantier. Peut-on construire en pisé de nos jours moyennant les techniques traditionnelles ? et comment renouveler ces techniques tout en sauvegardant l’identité constructive et patrimoniale d’une région telle que Msâken ?
Mots clés
Pisé, Msâken, chantier participatif, patrimoine architectural, confort énergétique.
Abstract
In the context of our research project about vernacular architecture in the tunisian caostal region, we noticed that the construction mode of the Msâken town and its surrounding villages such as Knâyis, Mûrredîn, Burgîn, Banî Kulṯûm, Banî Rabî’a used the rammed earth for their old constructions known as ṭâbiya.
Our ancestors bequeathed us an authentic architectural heritage and an ancestral technical Know-how that are disappearing. So, we should valorize and transmit this heritage to the future generations and that’s why we decided to build a rammed earth wall in a farm located in Msâken periphery.
Actually, it’s a participatory worksite co-directed by the two authors of the present research with the relevant contribution of two ancient-rammed earth craftsmen. We also referred to some references interesting to the rammed earth construction.
In this article, we will deal, first, with the historical approach to the use of ṭâbiya from antiquity up to nowadays and we will focus on the signification of the ṭâbiya term. Second, we will develop the reusing of this construction technical mode nowadays and its advantages mostly to face the energy crisis and its towering prices. We’ll present then some examples of rammed earth architecture and constructive experiences carried out in Tunisia and abroad. Third, we’ll describe our construction site: its preparation and progress. Finally, we’ll present our observations as far as this construction experience is concerned. Is it possible to use the rammed earth in constructions nowadays by traditional technical means of and can these technics be renewed while preserving the heritage construction identity of a region such as Msâken?
Keywords
rammed earth- Msâken- architectural heritage- participory worksite - energetic comfort.
الملخّص
يندرج هذا البحث في إطار مشروع علميّ حول العمارة المحليّة بجهة السّاحل التّونسيّ. من خلال العمل الميدانيّ الّذي قمنا به في مدينة مساكن والقرى الّتي تجاورها كالكنايس والموردين والبرجين وبني ربيعة وبني كلثوم، لاحظنا أنّ نمط البناء يرتكز أساسا على تقنية الطّابية.
انطلاقا من المبدئ الّذي ينصّ على أنّ التّراث، ونخصّ بالذّكر هنا التّراث المعماريّ، مسؤولية الجميع ومثلما ورثناه علينا المحافظة عليه وتثمينه وتوريثه إلى الأجيال المقبلة، تنبثق فكرة هذا العمل. نقدّم في هذا البحث العلمي تجربة ميدانيّة تشاركية تتلخّص في بناء جدار بتقنية الطّابية وذلك بالاستعانة بمختصَّين في هذا المجال وبالاستناد إلى بعض المراجع المختصّة.
ينقسم هذا العمل إلى أربعة عناصر. أولا، سنهتمّ بتاريخ استعمال هذه التقنية منذ العصور القديمة إلى الفترة المعاصرة. ثانيا، سنعرض بعض المشاريع والتّجارب المعماريّة الّتي أعادت لهذه التقنية بريقها في الفترة الحاليّة سواء كان ذلك في بعض المدن في العالم أو في تونس. سنقدّم كذلك الخصائص الطّاقيّة والميكانيكية للبناءات بتقنية الطّابية. ثالثا، سنتناول بالدّرس هذه التّجربة التّشاركيّة الّتي قمنا بها: كيفيّة التّحضير وطريقة إنجاز العمل. أمّا العنصر الأخير والرّابع فسنعرض رؤيتنا النّقديّة للعمل المنجَز وآفاقه. سنتساءل في ختام هذا العمل ما مدى إمكانية إحياء تقنيّة الطّابية التّقليديّة والعريقة في جهة مساكن وتوظيفها في الحركة العمرانيّة وكيفيّة تطويرها وتثمينها.
الكلمات المفاتيح
الطّابيّة- مساكن- تجربة تشاركيّة-تراث معماريّ- الرفاهيّة الطّاقيّة.
Pour citer cet article
Imène Slama et Racha Ben Abdeljelil , « Le pisé : retour d’expérience à propos d’une technique de construction ancestrale », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture
Maghrébines [En ligne], n°14, Année 2022.
URL : https://al-sabil.tn/?p=8958
Texte integral
« La terre est un matériau érodé qui est disponible partout. On peut la prendre, la mélanger avec de l’eau, la façonner. Et à la fin, on peut la rendre à la nature ».
Martin Rauch2
Martin Rauch2
Environ 1/3 de la population à travers le monde vit actuellement dans une architecture de terre ; ce qui prouve l’importance de ce matériau qui pourrait être « un témoignage de l’histoire et de la culture des peuples »3. En effet, la terre a été utilisée depuis l’antiquité dans divers travaux de construction allant des fondations jusqu’à l’ornementation des parois ou encore l’ameublement des espaces4. Modelée de différentes manières dans l’acte de bâtir (selon sa granulométrie, son taux d’humidité, sa plasticité et sa mise en œuvre), la terre a été déclinée sous différentes formes et matériaux tels que l’adobe5, la bauge6, le torchis7, la brique de terre comprimée (BTC) et éventuellement le pisé qui constitue notre thème de recherche.
La technique du pisé, longuement utilisée dans la ville de Msâken et ses environs, fut interdite à la suite des inondations de 1959 à cause de l’effondrement de plusieurs maisons en ṭâbiya. Cet incident a malheureusement favorisé l’abandon de cette technique ancestrale de construction et a encouragé implicitement l’utilisation de matériaux industriels énergivores et faciles à mettre en œuvre tels que la brique creuse et le ciment.
L’objectif de notre article est de présenter la méthodologie aussi bien théorique que pratique de la construction d’un mur en pisé à Msâken. Pour ce faire, il est primordial de tracer brièvement l’histoire de l’utilisation du pisé et de définir sa toponymie. Nous présenterons également certaines expériences contemporaines d’architecture en pisé en Tunisie ou ailleurs et leur impact sur l’environnement social, culturel et naturel. Enfin, nous présenterons notre approche critique relative à cette expérience constructive.
1. Approche historique et terminologie
1.1. Approche historique
L’emploi de la terre dans la construction remonte à 10.000 ans. Dans la région méditerranéenne, la technique du pisé fut introduite par les Phéniciens qui ont fondé Carthage en 814 av. J.C.8. La mise en œuvre de ce matériau se faisait autrefois entre les structures en pierre opus Africanum et le recours à la terre en tant que matériau de construction persista jusqu’à la destruction de la cité par les Romains9. En effet, la cité punique de Kerkouane est un exemple pertinent de l’utilisation de la terre au cours de la période punique, ainsi par exemple la domus du Sphinx10.
Au cours de l’époque romaine, la terre fut également utilisée dans la construction des cités romaines quoi que l’utilisation de la pierre chapeautât cette période. C’est le cas de la Byzacène où plusieurs demeures furent construites en pisé avec un soubassement en pierres, telles qu’à Thysdrus ou encore Hadrumetum11. L’utilisation du pisé fut mentionnée par les auteurs de l’antiquité, notamment Pline dans son ouvrage Histoire naturelle, évoquant les murs en pisé à Carthage et en Espagne12.
La période médiévale, quant à elle, fut caractérisée par l’emploi abondant de ce matériau dans l’activité urbaine et architecturale à cause de la rapidité et de la facilité de sa mise en œuvre13.La technique de la ṭâbiya a connu par la suite un essor dans l’Occident musulman et a été utilisée dans les ouvrages à vocations multiples : militaire, religieuse, résidentielle et palatiale. En effet, des murailles ont été construites en pisé et des villes entières comme Sijlmâsa, Fès, Marrâkech et Kairouan étaient érigées moyennant cette technique de construction.
À l’époque moderne, l’architecture de terre a vécu son apogée au XVIIe
siècle avec l’arrivée des Andalous et la construction de nouvelles villes comme Testour sur les rives de Medjerda. L’utilisation de la terre fut privilégiée dans cette région à cause de la mauvaise qualité de la pierre de cette zone. Son emploi dans la construction fut décliné sous différents aspects. Nous la trouvons sous la forme de briques cuites, de pisé, de torchis et mêmes de tuiles14.
Quant à l’introduction de la technique du pisé dans la ville de Msâken et de ses environs, elle pourrait être due, d’après la tradition orale de la région, à l’Amiral Ḥassan al Magrûn qui, ayant travaillé dans le nord tunisien, avait apporté des ouvriers d’origine maltaise appelés Krâmṣa pour apprendre la technique du pisé et la reprendre à Msâken15.
1.2. Terminologie et origines des mots « pisé » et « ṭâbiya »
Le terme pisé est dérivé du latin pinsare qui signifiait « battre, tasser et aplatir les mortiers à l’aide d’une fistuca ou pilon »16.
Le mot tâbiya, quant à lui, trouve ses homologues : tàpia, tapial et taipa dans l’île Ibérique17.Ces termes signifiaient une technique de construction mettant en œuvre la terre, la pierre et la chaux dans un coffrage amovible en bois18.Toutefois, la plus précise définition du mot pisé a été présentée par Ibn Ḫaldûn dans al-Muqaddimah. Dans cet ouvrage, l’auteur décrit minutieusement cette technique de construction et fait la différence entre la terre qui est une composante de la construction et la technique de construction elle-même19. En effet, d’après lui, la ṭâbiya est une technique de construction consistant à mélanger la terre avec de la chaux, à poser le mélange terre-chaux entre les banches20en bois et à le damer. Le géographe Ibn al-Ḥawqal (Xe
siècle), a également décrit dans son livre Ṣûrat al-Arḍ, des ouvrages construits en pisé et en briques crues rencontrés lors de son voyage en Afrique du Nord et en Espagne tel que qasr al-Fulûs, ou telles que l’enceinte de la ville de Medjâna en Algérie et les murailles de Syrte21.Dans son livre Nozhat al-Muštâq, al-Idrîsî a énuméré au début du XIe
siècle, les matériaux de construction de la ville de Marrâkech : al-turâb (la terre), al- ṭîn (l’argile), al-ṭûb (la brique) et al-ṭawâbî al-Muqâmah min turâb (le pisé)22. Les murailles de la ville de Ṣabra furent également érigée en ṭwâbî, selon le témoignage d’Ibn Ḥammâd (XIIIe siècle)23). Quant à Ibn ‘Iḏârî (XIVe
siècle), il mentionne dans son ouvrage al-Bayân que Zyâdat Allah III avait construit les murailles de Raqqâda en ṭûb et ṭawâbî24.
Van Staëvel, archéologue médiéviste et arabisant contemporain, a proposé deux hypothèses sur l’origine du terme ṭâbiya. La première pose le postulat que le mot ṭâbiya serait dérivé de la langue espano-latine vu l’inexistence de ce terme dans les dictionnaires en langue arabe. La seconde hypothèse est que le mot ṭâbiya est d’origine arabe en référence au terme ṭûb qui signifie une brique moulée25.
Cette revue de littérature à propos des origines et de l’emploi du mot « pisé » à travers l’histoire est fondée sur les écrits des voyageurs et écrivains médiévistes. Elle a démontré que la connotation du terme « pisé » a oscillé entre la technique elle-même, tûrâb al-ṭâbiya, et le matériau ṭâbiya / (pluriel) ṭwâbî.
Dans la région de Msâken, le mur en pisé est appelé dans le dialecte courant par ḥîṭ ṭâbiya26.
2. Le pisé de nos jours
Ces dernières décennies, le pisé a pris une importance grandissante dans le paysage urbain et architectural actuel à travers le monde grâce à ses caractéristiques énergétiques et à la facilité de sa mise en œuvre. L’utilisation de la terre présente un intérêt aussi bien culturel et ethnographique que technique et énergétique. En effet, une construction en pisé dans une région reflète entre autres son identité constructive et un savoir-faire ancestral qui est en cours de disparition. Elle a également un faible impact sur l’environnement car elle n’utilise pas de matériaux industriels énergivores, ne laisse pas de déchets et l’énergie fournie est principalement l’énergie physique humaine ou mécanique pour le damage. Dans ce qui suit, nous allons tout d’abord présenter les atouts énergétiques du matériau pisé, puis nous évoquerons des expériences constructives mettant en œuvre ce matériau en Tunisie ou ailleurs.
2.1. Qualités énergétiques et mécanique de la terre
Le pisé est un régulateur d’humidité. En effet, il joue le rôle d’une éponge qui absorbe la vapeur d’eau lorsqu’elle est en excès et la dégage lorsqu’elle est insuffisante. Ce phénomène de consolidation et d’évaporation offre à la construction une fraicheur au cours de la saison chaude et un réchauffement naturel durant la saison froide.
Le pisé présente également une forte inertie thermique permettant un confort thermique à l’intérieur de l’espace construit. Il est aussi un bon isolant phonique et acoustique. À travers la grande épaisseur des parois en pisé, la chaleur est condensée au sein des murs et sera dégagée ultérieurement dans les différents espaces construits.
Le pisé possède aussi une bonne résistance à la compression et sa résistance à la traction est faible. Sa résistance à la compression est variable selon le matériau mis en œuvre : entre 0,9 et 1.7 MPa ; elle est inférieure à celle du béton armé mais suffisante pour supporter les différentes charges des autres composantes27. Le pisé est également sensible au tassement. Une fois séchée, la terre pourrait se tasser de l’ordre 0 à 5mm/m28.
2.2. Les expériences à travers le monde
La terre crue serait le plus vieux matériau de construction au monde. Elle a été utilisée pour tous types d’édifices (temples, palais, murailles, habitations, …etc.). Ajoutons à cela que de nombreuses recherches scientifiques ont démontré que la terre crue est « le matériau de construction le plus répandu à travers le monde ; un tiers de l’humanité vit dans un habitat en terre, soit plus de deux milliards de personnes dans 150 pays »29. Il est vrai que la révolution industrielle a encouragé l’utilisation de nouveaux matériaux tels que le béton et la standardisation des procédés de construction. Cependant, la crise énergétique des années 70 (1973 puis 1979) et les cris d’alerte poussés par les scientifiques face aux changements climatiques et aux problèmes environnementaux, ont poussé la réflexion vers un retour aux sources dans l’acte de bâtir. La construction en pisé représente une des alternatives et solutions recherchées. Nous proposons à travers ce paragraphe de présenter quelques exemples contemporains de construction en pisé repérés et sélectionnés à travers le monde.
Le Maroc
Le travail de l’architecte franco-marocaine Salîma Nâji est remarquable par sa démarche, sa philosophie et son approche anthropologique. Travailler avec les matériaux locaux tels que le pisé et la pierre, réfléchir au cycle de vie du matériau et mobiliser le savoir-faire des artisans locaux (m’allem) constituent trois objectifs parmi d’autres lignes directrices de ses projets. « Une architecture de collecte »30 riche d’enseignements et de bon sens qui tient compte à la fois du contexte social, culturel, environnemental, climatique et économique du Maroc.
Le centre d’interprétation du patrimoine de Tiznit est un projet démonstratif des possibilités constructives innovantes du pisé. Des murs épais inclinés, bâtis en pisé et posés sur un socle qui les surélèvent du sol, forment l’enceinte du bâtiment. Les murs sont coffrés à l’aide de deux plaques métalliques huilées afin de faciliter leur décoffrage. La terre argileuse constituant ces murs a été stabilisée avec de la chaux. Le damage des murs en pisé a été réalisé manuellement mais également à l’aide d’une dameuse à pilon compacteur pneumatique permettant un compactage plus efficace des couches, tous les 15 cm d’épaisseur. Le projet est riche en termes de programme, il comporte un théâtre de plein air implanté dans un jardin, un musée, un lieu de traitement des archives locales, une librairie et un espace d’exposition d’art contemporain.
La France
Nous avons sélectionné le projet de « la maison pour Tous » construite en 2018 à Four. Le choix de ce projet émane de deux raisons. La première est la nature du bâtiment en tant que bâtiment public construit en pisé. La seconde raison est l’intérêt de ce projet pour la pédagogie dans l’acte de construire. En effet, la conception et la construction du bâtiment ont été réalisées par les étudiants du master 1AECC de l’école d’architecture de Grenoble (ENSAG) sous la direction de Marie et Keith Zawistowski31 avec la collaboration de Timur Ersen32 (Atelier Kara) pour la réalisation du lot pisé ainsi qu’avec les autres artisans des différents lots. Le projet comporte des murs porteurs en pisé de 45cm d’épaisseur isolés de l’intérieur par 20 cm de laine de bois et couverts par des parements en pisé préfabriqué33.
Outre les exemples mondiaux que nous venons de citer, des organismes comme CRAterre ont contribué à valoriser le patrimoine architectural en terre. CRAterre est le centre de recherche et d'application en terre fondé en 1979 à l’université de Grenoble. Il est constitué d’une équipe pluridisciplinaire internationale formée de chercheurs, d’enseignants et de professionnels. CRAterre organise des colloques scientifiques relatifs à l’utilisation de la terre sous toutes ses formes et typologies dans la construction, ainsi que des formations et des stages en architecture de terre. L’équipe de CRAterre œuvre pour inventorier et classifier les différentes constructions en terre à travers le monde. Elle veille à la bonne utilisation des ressources naturelles et humaines afin de conserver l’identité culturelle de chaque région et d’améliorer la qualité de l’habitat34. Il intervient ainsi dans trois domaines différents : d’abord la sauvegarde et la valorisation du patrimoine en terre, ensuite la constitution des bases scientifiques et techniques de la construction en terre et enfin l’amélioration de la qualité de vie de la société en perfectionnant son habitat35.
2.3. Les expériences en Tunisie
Le retour vers l’architecture vernaculaire et ses principes vient de faire ses premiers pas en Tunisie. En effet, certains groupes d’architectes et associations sont pionniers de cette démarche constructive que nous pouvons qualifier de démarche expérimentale. Certaines de ces expériences sont médiatisées sur les réseaux sociaux.
Nous notons principalement l’appel par des citoyens volontaires à des chantiers participatifs pour la construction d’éco-dômes utilisant la technique du super adobe. Néanmoins, ces espaces construits et implantés dans plusieurs régions telles que Béja, Silyâna, Monastir (Menzel Ḥayât), Kairouan (Ḥâjeb al-‘Yoûn) et jusqu’à Médenîne, sont des expériences constructives qui ne représentent pas à notre avis l’identité architecturale de ces régions bien qu’ils soient construits par ses terres. Ajoutons à cela, que les autres matériaux utilisés pour la construction de ces éco-dômes tels que les sacs à fibres en plastiques et les fils de fer ne sont guère écologiques.
Outres ces tentatives d’auto-construction d’éco-dômes en Tunisie, signalons l’association GDA sîdî ‘Amor qui est un Groupe de Développement Agricole. Cette association est « constituée autour d’un objectif central : la valorisation des ressources naturelles du djebel Sidi Amor en partenariat avec les autorités publiques et des institutions internationales »36. Parmi ses champs d’activités divers, l’association s’intéresse à l’écoconstruction mettant en œuvre les matériaux locaux notamment la brique de terre et la brique de terre comprimée BTC. Bien qu’elle organise des cycles de formation autour de ces matériaux écologiques, ces événements restent isolés et le public visé est très limité.
Parmi les autres expériences valorisant les principes de l’architecture vernaculaire et dont la démarche conceptuelle va de la macro au micro échelle tout en se focalisant sur le savoir-faire technique traditionnel et les matériaux locaux, signalons celle de l’équipe Qartbun DESIGN Sarl et Ebniecolo. Il s’agit d’une équipe pluridisciplinaire formée d’architectes, d’ingénieurs et d’entrepreneurs. Parmi ses activités, nous notons l’organisation de chantiers-écoles participatifs, la formation en enveloppes « seines » et BTC et les œuvres de franchissement, notamment la voûte37.
Outre ces expériences citées, la maison en pisé38 de l’architecte Karîm Ladjili conçue et construite en cinq mois en 2012 à al-Haouria, constitue une preuve tangible de la praticité de cette technique. Avant de construire cette habitation, le maitre d’œuvre avait érigé en 2002 un bungalow39 en pisé, couvert d’une voûte en briques.
La terre du pisé est composée de granulats de différentes épaisseurs et d’un pourcentage d’argile ne dépassant pas les 10 à 15% jouant le rôle de colle dans la structure40.
L’architecte a opté pour des fondations traditionnelles et un soubassement en pierres d’une hauteur de 50 cm au-dessus du sol. Pour la construction des murs, il a eu recours à des coffrages modulables d’une hauteur de 90 cm. Le béton de terre légèrement humidifié à l’eau contrairement au mortier conventionnel est versé par couches de 15 cm d’épaisseur et compactée à l’aide d’un compresseur pneumatique. Ces couches sont ainsi réduites à environ 10cm. La toiture de cette habitation est une toiture ventilée, composée de solives en bois surmontées d’une chape de béton allégé et l’ensemble est couvert par une tôle ondulée pour l’étanchéité41.
3. Chantier participatif et expérimental à Msâken
Dans le cadre de notre projet de recherche sur l’architecture vernaculaire dans la région du Sahel, nous avons constaté que le mode de construction des habitations42 de la ville de Msâken et de ses environs s’est fondé essentiellement sur la technique du pisé connue sous le nom de ṭâbiya. Pourquoi le pisé s’est-il répandu dans cette région ? Ceci s’explique sûrement par la nature du sol (abandon de la terre blanche (tuf)) qui a certainement déterminé le mode de construction à Msâken et de ses environs43 Nous avons noté également que le savoir-faire de cette technique n’existe plus et que les constructions en pisé s’effondrent l’une après l’autre. Elles sont remplacées par une architecture sans identité généralement en hauteur tournant le dos à ce patrimoine architectural ancestral. Toutes ces raisons nous ont poussées à réfléchir à un projet qui sera notre laboratoire in situ où nous testerons les différentes techniques de construction ancestrales de la région. Ce projet consiste à édifier un espace d’entrepôt (maḫzen) ayant une surface de 35m2 et qui sera bâti dans une ferme située dans les environs de Msâken (Oued Juwâbî). Il sera ultérieurement couvert par une voûte en berceau. La première étape de ce projet a consisté en la construction d’un mur en pisé d’une longueur de 7m, d’une épaisseur de 60cm et d’une hauteur de 3m.
Nos investigations sur terrain nous ont conduites à faire la connaissance du dernier artisan de pisé dans la région de Msâken : M. Habib Ben Sa’d44 . Il s’est montré très enthousiaste envers notre idée et coopératif45 pour nous guider dans la construction du mur en pisé.
3.1. Travaux préparatifs à la construction du mur en pisé
Avant la construction d’un mur en pisé, il est indispensable de préparer la terre, de réaliser les fondations, de construire un soubassement en pierres et de préparer le coffrage du mur.
3.1.1. Préparation de la terre
M. Ḥabîb Ben Sa’d nous a guidées vers les excavations (ḥfur) d’où se fait l’extraction de la bonne terre pour les constructions en pisé de la région. Cette terre provient d’une croûte villafranchienne. Il s’agit d’une croûte calcaire qui a recouvert tout le sahel au cours du quaternaire46. Nous avons également veillé à faire des analyses de granulométrie47 et de calcimétrie de cette terre48.
En termes de granulométrie, la terre analysée est composée de grains de différentes épaisseurs. Sur le plan minéralogique, la terre de pisé de la région est composée de 77% de calcite et le reste, d’autres minéraux tels que l’argile et le sable.
Les excavations repérées sont à environ 10 Km du chantier. Une fois la terre acquise, elle est transportée vers la ferme et disposée en deux tas.
La préparation de la terre doit se faire simultanément avec les travaux de fondation. En effet, avant de construire en pisé, il est primordial d’arroser la terre pendant trois ou quatre jours. L’arrosage se fait de haut en bas jusqu’à apercevoir l’écoulement de l’eau de la masse sableuse. Cette opération est dite fermentation (taḫmîr). Selon le témoignage de notre artisan de pisé, une bonne terre pour le pisé devrait être mixte c’est-à-dire à granulométrie diverse et dépourvue de végétation. Avant la mise en œuvre de cette terre, nous avons procédé au « test de la poignée »49 pour tester son degré d’humidité.
 3.1.2. Les fondations et le soubassement du mur
Pour réaliser des fondations traditionnelles, des excavations de 40 cm de profondeur et de 50cm de largeur doivent être creusées. Ces excavations sont ensuite remplies par des couches successives de pierres de provenance des alentours (ḥmâda) alternées avec du mortier. Les dimensions des pierres sont plus importantes dans les couches inférieures. Le vide entre elles est comblé par des pierres de remplissage de petites dimensions. La nature de la pierre utilisée est la pierre calcaire locale provenant de la ferme, lieu du chantier.
Quant au soubassement d’une hauteur de 40cm, il est également construit en pierre calcaire. Il est indispensable de protéger le mur en pisé des remontées capillaires vu que la terre résiste mal aux infiltrations des eaux et à l’humidité. Les moellons sont disposés en trois rangées. La pierre dure (ḥajra ṣam) est disposée à l’extérieur pour une meilleure isolation du mur et un meilleur parement, tandis que la pierre sableuse (ḥajra turba) est mise en place au niveau de la partie intérieure du mur. Le vide entre ces moellons est comblé par la pierre de remplissage ou encore celles de concassage. La pose des pierres ainsi que leur choix est un travail de puzzle. Il s’agit de choisir la bonne pierre et de la placer correctement. Les pierres équarries de forme assez régulière sont placées dans les coins (šûka) pour garantir la droiture de l’angle50.
 3.1.3. Recherche et fabrication du coffrage
Traditionnellement, le coffrage d’un mur en pisé est constitué de banches en bois formant une sorte de caisson. Les faces latérales de ce caisson sont appelées dans le dialecte régional : al-Bâb, elles mesurent 4m de long et 2m de haut. Les deux autres faces du caisson sont appelées al-ḫûḫa et ont une largeur égale à 50 cm. L’ensemble de ces constituants sont liés par des cordes torsadées dites zmâyil accrochées à des barres en bois appelées Qwâyim. Ces dernières sont équitablement espacées et placées tout le long des faces latérales du coffrage. Afin de stabiliser ce coffrage sur le soubassement construit, des tiges de fer équidistantes dites šakkâl sont disposées entre le soubassement et les banches.
Après avoir fait le tour des villages51 où la construction en pisé était abondante, à la recherche d’un coffrage traditionnel qui nous était introuvable, nous avons décidé de confectionner notre propre coffrage.
Le coffrage en question est composé de madriers et de bastaings. Les madriers de 20 cm de largeur et de 6m de longueur sont disposés horizontalement les uns au-dessus des autres et accrochés entre eux par des tiges en fer et des clous52. Les deux panneaux délimitant l’épaisseur du mur sont liés par des barres de fer d’un diamètre de 10mm. Quant aux bastaings, de largeur de 15cm, ils sont utilisés comme des montants afin de consolider les madriers ainsi disposés. Al-ḫûḫa est remplacée par trois madriers disposés verticalement53. Pour accroître la stabilité de la structure et sa verticalité, nous avons utilisé des serre-joints.
Nous avons monté dans un premier temps un coffrage d’une hauteur d’un mètre. Au fur et à mesure de l’avancement des travaux, nous avons ajouté d’autres madriers.
3.2. La construction du mur
Pour cette étape, nous avons organisé une journée d’apprentissage dans le cadre d’un chantier participatif qui s’est déroulé le 16-8-2022, avec une équipe composée d’étudiants en architecture d’intérieur et la participation d’une jeune étudiante en sciences de l’informatique et d’un jeune lycéen de 16 an admirateur de l’écologie. Un couple de Msâken, qui s’intéresse à la permaculture, a également apporté de l’aide à ce chantier en espérant reproduire cette expérience dans leur ferme. Ce chantier a été piloté conjointement par les auteures de cet article et le propriétaire de la ferme. La construction a été assistée également par deux maitres maçons: M. Ḥabîb Ben Sa’d (notre artisan de pisé) et M. ‘Azaiez Ṣoualḥî (notre maitre maçon spécialisé dans la construction en pierre).
Une fois la terre bien « fermentée »54, nous avons procédé à son mélange au moyen d’une pioche à large lame (misḥâ’) ou d’une pelle (bâla). À la suite de cette opération, nous avons obtenu un mélange bien homogène que nous avons disposé dans le coffrage par couches de 20 cm. Cette dernière est dite dans le dialecte local qâla, elle compte environ 90 seaux (sṭal baǧlî). La première couche appelée ballûm doit être bien arrosée afin d’assurer la bonne cohésion du mur avec le soubassement en pierre. Les autres couches qui ont suivi étaient moins diluées. Chaque couche de 20 cm de terre disposée dans le coffrage a été bien damée jusqu’à l’obtention d’une constitution plus compacte ayant environ 15 cm de hauteur. Le compactage a été effectué manuellement55 à l’aide d’un pilon en bois massif attaché également à une manche en bois (rzâma).
Autrefois, la construction en pisé à Msâken était accompagnée de chants appropriés à toutes les étapes de sa mise en œuvre. La personne qui chantait s’appelait à l’époque al-qawwâl ou encore al-adîb. Cette personne, généralement le chef du chantier, orchestrait avec ses chants et ses instructions la construction des murs en pisé.
Une fois la hauteur désirée du mur atteinte, nous avons procédé à son décoffrage et nous avons achevé la construction par un couronnement de 30 cm en pierres disposées en rangées. Cette partie du mur servira à sa protection contre les infiltrations d’eau.
Une couche de mortier de chaux a été par la suite appliquée au niveau du soubassement et du couronnement. La paroi en pisée a été talochée avec un mortier de terre. Cette opération était faite dans le passé à l’aide d’une palme (ṣbâṭa).
4. Constations et retour d’expérience
Notre retour d’expérience s’intéressera à deux volets. Le premier concerne notre choix d’impliquer aussi bien l’université que la société civile dans ce chantier. Le deuxième volet sera notre feed-back par rapport au déroulement du chantier et à la reproduction de cette expérience ultérieurement.
4.1. Le rôle de l’université
L’université doit s’engager davantage dans la construction vernaculaire voire écologique. Elle est sensée jouer le rôle du leader qui œuvre et participe à l’innovation du paysage urbain et architectural tunisien. Dans ce cadre, il serait intéressant d’inventorier les différentes techniques et matériaux de construction qui caractérisent chaque région et de créer par la suite un laboratoire expérimental interdisciplinaire au sein de l’université. Ce laboratoire représentera le cadre scientifique qui permettra de tester les matériaux de construction traditionnels et d’innover, de détecter les symptômes pathologiques des constructions existantes et de préciser les différents protocoles de restauration. En effet, un des objectifs de l’engagement de la recherche dans le domaine de l’architecture vernaculaire sera l’entretien et la mise en valeur d’un patrimoine qui est en ruine et la sauvegarde d’un savoir-faire en cours de disparition.
L’organisation de chantiers participatifs et didactiques57 serait un des moyens pédagogiques efficaces permettant de sensibiliser le maximum de personnes aux techniques de construction ancestrale et de faire perdurer ce savoir-faire en voie d’extinction. La multiplication de ce genre d’initiative permettrait certes d’encourager le retour aux modes de construction traditionnel tel que le pisé.
4.2. Retour d’expérience
La terre compte parmi les matériaux de construction les plus accessibles et disponibles. Elle est caractérisée par son prix peu élevé et sa facilité de mise en œuvre sans compter les qualités énergétiques, ambiantales et écologiques de l’architecture de terre.
À travers notre chantier expérimental, nous avons espéré reproduire une ancienne technique de construction réputée à Msâken et ses environs, à savoir le pisé. Nous allons présenter ci-dessous notre feedback à propos de ce mode constructif.
Premièrement, nous avons constaté lors de notre préparation du chantier un intérêt à cette technique ancestrale et une volonté de la reproduire d’autant que nous passons par une crise environnementale traduite par le réchauffement climatique. Le retour de l’architecture en pisé pourrait être alors un enjeu de développement durable vu son caractère écologique et son impact passif sur l’environnement.
Deuxièmement, et après avoir achevé le chantier, nous avons publié l’état final de notre mur décoffré et taloché sur les réseaux sociaux afin de sensibiliser le grand public aux avantages de la construction en terre et de noter le taux d’intérêt à cette technique ancestrale. Nous avons remarqué un grand intérêt non seulement par les habitants de la région de Msâken mais aussi de plusieurs gouvernorats tels que Sfax, Tunis, le Kef et Mahdia. Ils nous ont posé des questions sur le mode de construction, le talochage du mur et d’autres détails concernant le savoir-faire. Le feedback était également positif venant de nos collègues de la communauté scientifique de différentes disciplines (architectes, archéologues et historiens).
Troisièmement, et en procédant à la préparation de ce chantier et à sa réalisation, nous étions confrontées à certaines difficultés et nous avons pu faire plusieurs constatations :
1- Contrairement à ce que nous avons lu et appris par nos artisans, les frais de construction d’un mur en pisé reviennent, de nos jours, très cher pour plusieurs raisons dont l’une est le coût du transport de la matière première. Dans notre cas, en transportant la terre de pisé des ḥfur de Knâyis vers le chantier situé à environ 10km, nous avons remarqué que les frais de transport étaient plus élevés que le prix de la terre. En comparant le coût de construction d’un mètre carré d’un mur en pisé sans finition (156dt/m2) et celui de ses homologues en pierre (150dt/m2) et en briques creuses industrielles (57dt/m2), nous nous sommes aperçues que les deux premiers matériaux (pisé et pierre) ont pratiquement un coût similaire si nous ne comptons pas les frais d’enduit pour le mur en pierre58. Un mur en pierre nécessite un enduit pour la finition. Celui en pisé peut conserver son état naturel pur, qui est esthétique sans nécessiter d’enduit. Notons également que la mise en œuvre d’un mur en pisé est à la fois simple et plus rapide qu’un mur en pierre. Le coût de construction d’un mur en briques creuses59 quant à lui est certes beaucoup moins cher que le pisé et la pierre lors de la construction, mais les coûts de chauffage et de climatisation à l’occupation du bâtiment seraient sûrement plus élevés. Ajoutons à cela, l’empreinte environnementale de ce dernier mode constructif très polluant.
2- Le coffrage traditionnel d’un mur en pisé n’existe plus. Nous avons fait le tour des différents villages des environs de Msâken, en vain. De ce fait, il nous a fallu chercher d’autres alternatives et coffrer notre terre battue par des madriers et des bastaings.
3- Le savoir-faire et la technicité des maîtres maçons et artisans spécialistes en matière des modes constructifs ancestraux se raréfient. Il est indispensable à notre avis de les répertorier dans un premier temps afin de les reproduire et de les moderniser ultérieurement.
4- Construire une paroi en pisé d’une manière traditionnelle est un travail de groupe nécessitant au moins 8 personnes pour damer et fournir de la matière. En d’autres termes, il convient beaucoup plus à un mode de vie communautaire. La revue de la littérature concernant les projets construits en pisé à travers le mode a démontré qu’il était possible de préfabriquer le pisé afin de faciliter sa mise en œuvre.
Conclusion
La construction en pisé ou ṭâbiya représentait l’une des identités architecturales de la ville de Msâken et de ses environs. Le paysage urbain et architectural actuel se caractérise par sa monotonie et sa standardisation à la suite de l’adoption de conceptions architecturales non contextualisées et à la mise en œuvre de matériaux de construction inappropriés. Reproduire une technique ancestrale telle que le pisé émane de notre volonté de faire renaitre un savoir-constructif qui a disparu, et de vivre une expérience humaine où le matériel et l’immatériel se chevauchent pour concrétiser cette paroi construite en dur.
L’architecture de terre était autrefois connotée péjorativement (architecture des pauvres), elle est devenue aujourd’hui à travers le monde une des alternatives pour le développement durable. Il est intéressant d’en tirer des leçons pour concevoir de nouveaux projets contemporains d’architecture mieux valorisés et appréciés dans le contexte tunisien.
Parmi les avantages de la construction en pisé, nous avons noté la rapidité de l’exécution. En effet, notre mur a été construit en une seule journée. Est-il possible donc de reproduire cette architecture en pisé dans différentes régions en travaillant avec la terre disponible et en ciblant celle qui serait bonne pour la construction des édifices ? Nous aurions ainsi des régions construites aussi bien par leurs pierres que par leur « terre ». Outre ce caractère identitaire du matériau lui-même, le pisé offre un paysage urbain et architectural authentique et harmonisé et un mode de construction autarcique et autonome. Reste que nous ne pouvons pas utiliser la technique dans l’absolu, il faut cibler les régions pour extraire la matière première et réfléchir à son transport et aux méthodes de sa mise en œuvre afin de diminuer le coût de la construction. Certains pays, à l’exemple du Maroc, du Portugal, du Mexique ou encore de la France, ont repris la technique du pisé et l’ont modernisée en faisant intervenir la technologie (coffrage standard, des murs en pisé préfabriqués en usine ou encore l’utilisation du damage mécanique).
Enfin, ajoutons que ce travail de recherche n’est pas achevé. Nous nous intéresserons ultérieurement aux différentes techniques de construction qui ont longuement caractérisé la région du sahel tunisien. Un de nos objectifs sera l’inventaire de ces techniques ancestrales et de leur mode d’exécution. D’autres expérimentations à ce sujet feront l’objet de recherches ultérieures.
Annexe 1
Glossaire et définitions des mots arabes utilisés dans l’article
Bâb : face latérale du coffrage traditionnel d’un mur en pisé.
Bâla : une pelle.
Ballûm : la première couche de terre posée. Elle est plus diluée que les autres et joue le rôle de liant entre le soubassement en pierre et le mur en pisé.
Ḥajra ṣam : pierre dure.
Ḥajra turba : pierre tendre sableuse.
Ḥfur : excavations.
Ḥîṭ : mur.
Ḥmâda : un plateau rocheux. Les dalles rocheuses formant la ḥmâda étant généralement constituées des roches dures (calcaires).
Ḫûḫa : le panneau latéral du coffrage du coffrage traditionnel d’un mur en pisé.
Misḥâ’ : une pioche à large lame.
M’allem : maitre-maçon.
Qâla : une couche de terre posée dans le coffrage. Son épaisseur est égale à 15 cm avant le damage.
Qâyma (pl. Qwâyim) : barre en bois à laquelle sont accrochées les cordes torsadées du coffrage.
Qawwâl/ al-adîb : celui qui chante lors de l’exécution du mur.
Qfâf : pluriel de couffin.
Rzâma : un pisoir en bois.
Sṭal baǧlî : le seau métallique utilisé dans les chantiers.
Šakkâl : tige de fer posée entre le soubassement et le coffrage en bois du mur en pisé.
Šûka : coin ou angle d’un mur.
Ṣbâṭa : palme attachée à une manche en bois.
Taḫmîr : fermentation.
Turâb : terre.
Ṭâbiya (pl. ṭwâbî) : le pisé.
Ṭabbây (pl. Al-Tabbâyâ) : personne qui construisait autrefois les murs en pisé.
Ṭîn : la boue.
Ṭûb : la brique moulée.
Zmâyil : cordes torsadées servant à la stabilisation du coffrage traditionnel.
Annexe 2
Appel à participation à une journée d’éco-construction d’un mur en pisé
Présentation
La technique de construction en pisé, dite ṭâbiya, est millénaire. Elle a représenté un mode de construction ancestral en orient, en Europe ou encore au nord d’Afrique. Parmi les sites érigés en pisé, nous citons à titre d’exemple Sijlmâsa (au Maroc), autour de la péninsule ibérique (Portugal et Espagne) et Kerkouane à l’époque punique. Comme cette technique est perçue à Thysdrus (El Djem).
Le Sahel tunisien est caractérisé entre autres par cette architecture en pisé, surtout dans la région de Msâken et ses environs (Mûrredîn, Burgîn, Knâyis, Banî Rabî’a, Frâda, Banî Kulṯûm…) et cette technique est même utilisée à Qal’a Ṣġîra. Elle fut adoptée pour la construction de l’espace domestique durant plusieurs siècles vu l’abondance de la terre dans la région.
Après les inondations des années 60 et l’effondrement de plusieurs habitations en pisé, l’État a interdit cette technique, elle est abandonnée au fil du temps, sombrant dans l’oubli. Le savoir-faire s’est également estompé au profit des nouvelles techniques de construction et l’émergence de nouveaux matériaux.
Avec le changement climatique, le stress hydrique et le coût élevé des énergies que nous vivons actuellement, il s’est avéré que ces nouveaux matériaux sont énergivores. Il serait judicieux de revitaliser le savoir-faire ancestral qui serait l’un des enjeux du développement durable.
Objectifs de la journée
- Construction d’un mur en pisé.
- Sensibilisation aux qualités thermiques et écologiques de la Ṭâbiya.
- Revitalisation d’une technique de construction abandonnée.
- Ravivement de l’ambiance de construction en pisé (damage, rythme, chants, répartition des tâches).
Cette journée d’éco construction sera animée par un ancien artisan de ṭâbiya : M. Habib Ben Sa’d âgé de 75 ans.
Les apprenants ciblés :
- Les étudiants d’histoire, de mastère de CRVP, d’Anthropologie et d’Architecture Intérieure.
Planning de la journée :
- Date : 16-08-22
- Lieu : Msâken
- 07h : petit déjeuner en groupe et brève présentation de la technique de Ṭâbiya et les différentes tâches de construction.
- 12.30 : pause-déjeuner.
- 15.00 : fin de la journée.
Notes
1 La ferme appartient à l’une des auteures de cet article.
2 https://frugalitecreative.eu/batiments/maison-rauch/
3 Hugo, H. et alii, (2006), Traité de construction en terre, p.101.
4 Slim, H. (1983). La Tunisie. Architecture de terre et de bois. Actes du 2e congrès archéologiques de Gaule méridionale.
En ligne : https://books.openedition.org/editionsmsh/31105.
5 L’adobe est la terre crue moulée.
6 La bauge est un mélange de terre, de fibres végétales et d’eau.
7 Le torchis est un matériau de remplissage non porteur. Il s’agit d’un béton naturel utilisé dans les murs et les cloisons dans les constructions à ossature en bois. https://fr.wikipedia.org/wiki/Torchis
8 Hubert, G. et alii, (2016), « Pisé « technique » : traditions, évolutions, résistances, innovations et projections », in Sciences de l'Homme et de la Société, en ligne : ID : 10670/1.pqf7mh.
9 Ibid.
10 Morel, J.P. (1969). « Kerkouane, ville punique du cap Bon : remarques archéologiques et historiques. » In: Mélanges d'archéologie et d'histoire, tome 81, n°2, 1969. p. 473-518. En ligne : doi : https://doi.org/10.3406/mefr.1969.7582.
11 Slim, H. (1995). « El Djem ». In Encyclopédie berbère. 16. En ligne, consulté le 24 septembre 2020. DOI : https://doi.org/10.4000/encyclopedieberbere.2182. Laporte, J.M (2006), « La Domus de Sorothus et ses mosaïques. » In Comptes rendus de l’académie des inscriptions. P1335. En ligne : https://www.persee.fr/docAsPDF/crai_0065-0536_2006_num_150_2_87138.pdf.
12 Slim, H. (1983). La Tunisie. Architecture de terre et de bois. Actes du 2e congrès archéologiques de Gaule méridionale.
13 ‘Aloui, H. H, (1999). « Les matériaux de construction au pays du Maghreb » (en arabe), in Hammam, M, L’architecture de terre en méditerranée. p.56.
14 Saadaoui, A. (1996). Testour du XVIIe au XIXe siècle. Histoire architecturale d’une ville morisque de Tunisie. pp. 429-435.
15 Ces informations nous ont été présentées par M. Kamel Chatti, un habitant de la ville et un connaisseur de son histoire et de son mode de construction.
16 Hubert, G. et alii. (2016).
17 L’île ou péninsule Ibérique est composée de l’Espagne et du Portugal.
18 Van Staëvel, J.P. (1999) « Réflexions à propos de la nomenclature médiévale de l’architecture de terre en occident musulman : l’exemple du Tabiya. » In Hammam, M. L’architecture de terre en Méditerranée. p.95.
19 ومنها البناء بالتراب خاصة تقام منه حيطان بأن يتخذ لها لوحان من الخشب مقدران طولاً وعرضاً باختلاف العادات في التقدير. وأوسطه أربع أذرع، في ذراعين فينصبان على أساس، وقد بوعد ما بينهما على ما يراه صاحب البناء في عرض الأساس، ويوصل بينهما بأذرع من الخشب يربط عليها بالحبال والجدل. ويسد الجهتان الباقيتان من ذلك الخلاء بينهما بلوحين آخرين صغيرين، ثم يوضع فيه التراب مختلطاً بالكلس، ويركز بالمراكز المعدة لذلك، حتى ينعم ركزه ويختلط أجزاؤه بالكلس، ثم يزاد التراب ثانياً وثالثاً إلى أن يمتلىء ذلك الخلاء بين اللوحين، وقد تداخلت أجزاء الكلس والتراب وصارت جسماً واحداً. ثم يعاد نصب الللوحين على الصورة الأولى، ويركز كذلك إلى أن يتم وتنتظم الألواح كلها سطراً فوق سطر، إلى أن ينتظم الحائط كله ملتحماً، كأنه قطعة واحدة، ويسمّى الطّابية وصانعه الطّوّاب. ومن صنائع البناء أيضاً أن تجلّل الحيطان بالكلس، بعد أن يحلّ بالماء ويخمّر أسبوعاً أو أسبوعين، على قدر ما يعتدل مزاجه عن إفراط النارية المفسدة للإلحام. فإذا تم له ما يرضاه من ذلك عالاه من فوق الحائط، وذلك إلى أن يلتحم.
Ibn Ḫaldûn.2004. al-Muqaddimah. I. p.388.
20 Une banche est « un coffrage ou panneau de coffrage utilisé pour la réalisation des murs en pisé ou en béton armé. » https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/banche/7793#:
21 Ibn al-Ḥawqal, 1992, Kitâb Ṣûrat al-Arḍ, I, Beirout. pp.70 et78.
22 Al-Idrîsî, 2002, Nozhat al-Muštâq, tome I, p. 233.
23 Ibn Ḥammâd, Aḫbâr mulûk banî ‘Ubayd wa sîratihim. p.34.
24 Ibn ‘Iḏârî. 1950. al-Bayân. I. Beirût. p.87.
25 Van Staëvel, J.P, 1999. Op. cit. p.105.
26 Le terme ṭâbiya signifie dans d’autres dialectes tunisiens une haie de cactus délimitant les vergers.
27 ARESO et Alii, 2018, p.19.
28 Ibid.p. 21
29 http://craterre.org/. CRAterre est un laboratoire de recherche de l’école nationale supérieure d’architecture de Grenoble spécialisé dans l’architecture de terre.
30 Qualificatif que Salima Naji a attribué à son architecture lors de sa conférence intitulée « Des territoires, des hommes, des procédés constructifs : Des espaces publics à l’habitat privé, un legs résolument tourné vers l’avenir. », et présentée dans le cadre de la COP 22 à Marrakech en Novembre 2016.
31 Deux architectes et enseignants qui ont au cœur de leur démarche dans l’approche du projet, l’apprentissage du métier par l’expérience et le travail avec les ressources locales. Ils ont créé leur agence OnSite architecture et Design/buildLAB
32 Timur Ersen est un architecte et artisan spécialisé dans la construction en pisé. Il a fondé en 2017 l’atelier Kara qui est une entreprise ayant pour objectif de concevoir et de construire des architectures contemporaines en terre crue.
33 Cette technique innovante de préfabrication du pisé a été inspirée du projet Ricola. Elle a été apprise par Timur Ersen dans le cadre d’un stage chez Martin Rach au sein du chantier du projet cité.
34 http://craterre.org/
35 http://craterre.org/
36 https://sidiamor.org/
37
Ebniecolo.tn
38 Le pisé est également appelé béton de terre.
39 Ce bungalow a été construit dans le cadre de la formation pratique effectuée par Karim Ladjili à CRATerre.
40 Laajili, K. 2016, p. 104.
41 Ibid., pp. 114-116.
42 En effectuant le relevé de plusieurs maisons en pisé et en interviewant leurs anciens habitants, nous avons constaté qu’ils sont nostalgiques envers ces espaces construits en pisé au vu de leurs caractéristiques thermiques. Nous avons remarqué également que certains habitants de ces maisons traditionnelles, malgré les travaux de restauration effectués, ont veillé à sauvegarder une unité d’habitation en pisé utilisée généralement pour stocker les réserves agricoles ou occupée pendant l’été pour sa fraicheur.
43 Saïd, M. 2009. « L’habitat traditionnel dans la région de Msaken. » In la revue d’histoire Arabe des études ottomane. N° 39, p.66.
44 Cet artisan est une personne âgée de 75 ans. Il réside à Knâyis et n’exerce plus le métier d’artisan de pisé vu son âge.
45 Nous avons effectué un entretien avec M. Ḥabîb Ben Sa’d au cours duquel il nous a expliqué oralement les différentes étapes à suivre pour la construction du mur en pisé. Il nous a également guidées et assurées le jour de la construction de ce mur.
46 Cette donnée nous a été fournie par notre collègue géologue sédimentologue et stratigraphe Najla Skatni après l’examen d’un échantillon.
47 La granulométrie a été effectuée en laboratoire par une série de tamis superposés ayant des mailles de différentes tailles. La calcimétrie a identifié la teneur en calcaire du sol.
48 Nous remercions le chercheur M. Béchir Moussi du centre de recherche et de technologies des eaux à Borj Cédria CERTE qui nous a amicalement réalisé les deux analyses. Nous tenons à remercier également notre collègue M. Wissem Gallala pour ses explications et ses remarques avisées à propos des analyses à faire.
49 La terre est serrée entre les mains, elle ne doit être ni collante ni brisée. Une bonne cohésion entre les particules granulométriques doit être assurée. Si la terre est trop arrosée, le mur risque de s’effondrer : c’est l’effet du « coup de sabre ».
50 La technique de construction en pierre nous a été présentée par M. ‘Azaiez Ṣoualḥî, artisan de pierre. Ce dernier a aussi contribué à des constructions en pisé à Thâla. Selon son témoignage, la terre dans cette région était mélangée à de la paille.
51 Banî Rabî’a, al-Knâyis, al-Burgîn et al-Mûrredîn.
52 Les tiges en fer ont un diamètre de 6mm et les clous ont une longueur de 10cm.
53Al-ḫûḫa est la partie constituant la largeur du coffrage, voire l’épaisseur du mur. Elle désigne également la petite ouverture de la porte traditionnelle à travers laquelle accèdent les membres de la famille. Les deux composantes portent la même appellation probablement pour leurs dimensions réduites.
54 Terme emprunté à M. Habib Ben Sa’d, le dernier artisan de pisé de la région.
55 Le compactage peut se faire également mécaniquement à l’aide d’un fouloir pneumatique. Nous avons fait le choix, pour notre chantier participatif et expérimental, d’effectuer un compactage manuel afin d’apprendre et de reprendre à l’identique les gestes savants des maitres artisans de pisé de l’époque sous l’œil vigilant de M. Habib Ben Sa’d et en suivant ses consignes. Autrefois, la construction d’un mur en pisé nécessitait huit personnes : quatre à l’intérieur du coffrage pour damer et les quatre autres leur apportaient la terre dans des couffins tissés (qfâf).
56 Ce spectacle est la production de Karîm La’ḏârî. (Aout 22 au Festival international de Sousse). Al-Ṭabbâyâ pluriel de ṭabbây : celui qui construit en pisé. L’artiste a présenté des scènes musicales et des chorégraphies illustrant le travail de construction en pisé.
57 Bonati, N, 1999, « Architecture de terre en Italie : Expérience didactique au DiTec », in Hammam, M, L’architecture de terre en méditerranée, pp. 349-353.
58 Le calcul des frais de construction prend en compte le prix des matériaux et leur transport ainsi que le coût de la main d’œuvre et celui de la location du coffrage.
59 Ceci explique fort probablement le recours à ce mode constructif (la brique creuse) dans l’auto-construction.