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intégral

Numéro 14

14 | 2023

Deux stèles funéraires kairouanaises au Toronto-Agha Khan muséum

Lotfi Abdeljaouad

Table des matieres

Résumé

Nombreuses sont les inscriptions arabes de Kairouan qui ont disparu et qui apparaissent de temps en temps dans des collections privées ou publiques en dehors de la Tunisie, malheureusement avec des attributions géographiques souvent erronées. Cette étude examine deux stèles funéraires kairouanaises portées perdues mais qui ont été récemment repérées dans la collection du Toronto-Aga Khan Muséum (Canada). Les deux épitaphes datent respectivement des années 377 / 987 et 402 / 1012. Notre recherche présente un plaidoyer focalisant, pour chacune des deux inscriptions, sur les arguments qui confirment son appartenance à la collection kairouanaise. Un ensemble d’arguments dont la tangibilité repose sur des recherches archivistiques, toponymiques, onomastiques, historiques, physionomiques et artistiques. La révision approfondie des lectures précédentes de leurs textes a également permis de rectifier bon nombre d’erreurs et de proposer de nouvelles hypothèses sur certains aspects de la vie socioculturelle dans la capitale d’Ifriqiya pendant la période fatimido-ziride.

Mots clés

Stèles funéraires – Kairouan - Toronto-Aga Khan Muséum (Canada) - 377 / 987 - 402 / 1012 – Madinat al-Masila – Badès / Badis – Madinat Misr – Madinat al-Qayrawân – Musée des arts islamiques de Kairouan- Tunisie – Ifriqiya.

Abstract

A large number of Arabic inscriptions from Kairouan have disappeared, but from time to time they appear in private or public collections outside Tunisia, unfortunately often with incorrect geographical attributions. This study examines two Kairouanese funerary stelae that were lost but have recently been found in the collection of the Toronto-Aga Khan Museum (Canada). The two epitaphs date from the years 377 / 987 and 402 / 1012. Our research presents a plea focusing for each of the two inscriptions on the arguments that confirm its belonging to the Kairouanese collection. These arguments are based on archival, toponymic, onomastic, historical, physiognomic and artistic research. In-depth revision of previous readings of their texts has also made it possible to rectify a number of errors and propose new hypotheses on certain aspects of socio-cultural life in the capital of Ifriqiya during the Fatimid-Zirid period.

Keywords

Funerary stelae - Kairouan - Toronto-Aga Khan Museum (Canada) - 377 / 987 - 402 / 1012 - Madinat al-Masila - Badès / Badis - Madinat Misr - Madinat al-Qayrawân - Museum of Islamic Art in Kairouan - Tunisia - Ifriqiya.

الملخّص

عديدة هي النقوش الكتابية العربية التي اندثرت من مجموعة القيروان والتي تظهر من حين لآخر خارج البلاد التونسية منسوبة خطأ في الغالب إلى مناطق جغرافية شرقية أو غربية من العالم الإسلامي. وتقّدم هذه الدراسة مثالين لشاهدين قبريين مفقودين تم رصدهما مؤخرا ضمن مجموعة متحف الآغا خان بمدينة تورنتو الكندية. ويرجع تاريخ الشاهد الأول إلى سنة 377/987 بينما يعود الثاني إلى سنة 402/1012. ويقدّم بحثنا مرافعة علمية قائمة على مجموعة من الأدلة القطعية المستوحاة من محتوى النصين والمدعّمة بالوثائق الأرشيفية وبنتائج الأعمال الميدانية، هذا فضلا عن المقارنات الأسلوبية والشكلية والزخرفية والباليوغرافية. وقد أفضت المراجعة المعمّقة للقراءات السابقة للنصّين إلى عديد التعديلات والإصلاحات التي سمحت بدورها بتقديم أطروحات جديدة تخص بعض النواحي من الحياة الاجتماعية والثقافية بعاصمة افريقية خلال الفترة الفاطمية الزيرية.

الكلمات المفاتيح

شواهد القبور – القيروان – متحف الآغا خان بمدينة تورنتو – سنة 377/987 - سنة 402/1012 – مدينة المسيلة – البادسي – مدينة مصر – مدينة القيروان - متحف الفنون الإسلامية بالقيروان – تونس.

Pour citer cet article

Nom de l'auteur, « Deux stèles funéraires kairouanaises au Toronto-Agha Khan muséum », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°14, Année 2023.

URL : https://al-sabil.tn/?p=8219

Texte integral

Introduction

Les travaux d’inventaire effectués dans le cadre du projet du Corpus des inscriptions arabes de Tunisie, lancé depuis 2005 sous le haut patronage de l’Institut National du Patrimoine, ont révélé l’absence de 147 stèles funéraires publiées et appartenant à la collection de Kairouan. Certaines de ces stèles étaient encore in situ dans les différents cimetières et mausolées de cette ville, jusqu’aux années quatre-vingt du siècle dernier. Nos investigations préliminaires ont permis de repérer une vingtaine de stèles parmi lesquelles des pièces saisies par la police, d’autres sont exposées dans des musées nationaux ou étrangers. Dans cette étude il est question d’examiner deux stèles portées perdues mais qui ont été récemment repérées dans la collection du Toronto-Aga Khan Muséum. La première stèle épouse une forme parallélépipédique et date de l’année 377 / 987, tandis que la seconde offre une forme prismatique et remonte à l’année 402 / 1012. Cette étude traitera séparément les deux inscriptions en donnant pour chacune les arguments qui confirment son appartenance à la collection kairouanaise La révision approfondie des lectures précédentes de leurs textes a également permis de rectifier bon nombre d’erreurs et de proposer de nouvelles hypothèses sur certains aspects de la vie sociale et de la culture dans la capitale d’Ifriqiya quelques années après le départ des fatimides.

1. La stèle parallélépipédique (377 / 989)

1.1. Témoignage toponymique

Actuellement, cette stèle est exposée au Toronto-Aga Khan Muséum et porte le numéro d’accession AKM 00662 (fig. 1). Elle présente une amputation au niveau de la seizième ligne avec une hauteur totale de 59,7cm. Elle figure dans plusieurs catalogues d’exposition depuis 20071. Aucune des notices ne donne son lieu de provenance précis bien que le toponyme ait été mentionné dans le texte de la stèle elle-même : il s’agit d’al-Qayrawān (Kairouan) ville dans laquelle fut renterré définitivement le corps du défunt. Bien plus encore, ce toponyme se répète deux fois dans ce texte avec un ductus clairement dessiné : Une première fois en mot coupé, réparti sur les lignes 11 et 12, précédé par le mot « madīnat » (ville de) et une deuxième fois avec un ductus continu au début de la quatorzième ligne. L’ensemble des lettres de chaque ductus ne peut composer aucun mot autre que celui d’al-Qayrawān. Malgré cette information si facile à déduire, la notice de l’exposition indique un territoire immense qui peut inclure l’Afrique du Nord ou l’Egypte2. Par ailleurs, les catalogues évoquent un « exemple digne de la production nord-africaine, typiquement tunisienne ».

Fig. 1. La stèle exposée dans le Toronto-Aga Khan Muséum (n° AKM 00662).
Source : Thésaurus d’épigraphie islamique, fiche n° 3793

1.2. Une inscription publiée

A cet indice déduit du texte, s’ajoute la publication de cette stèle dans un journal et deux études à une date bien antérieures à l’acquisition de la stèle par le musée de Toronto. En effet, dans la quatrième page du journal quotidien La Presse de Tunisie du 4 mars 19494, Ali Kemicha5 rédigea un article intitulé « Les pierres tombales du vieux cimetière du Djenah Lakhdar trouvent enfin refuge à la grande mosquée Sidi-Okba » (fig. 2).

Fig. 2. Article de A. Kemicha sur les stèles funéraires de Kairouan, La Presse de Tunisie, du 4 mars 1949,
avec la photo de la stèle datée de l’année 377 / 986. Source : Archives Nationales de Tunisie.

L’auteur choisit parmi les centaines d’inscriptions la photo de la stèle actuellement exposée à Toronto. Cette photo fut accompagnée d’un essai de déchiffrement très lacunaire (traduction) (fig. 3):

« Au nom de Dieu le Clément, Miséricordieux. C’est la Tombe de Jabroune Ibn Khaled … habitant de la cité de … décédé … la nuit de 377, le lundi à la mi-Chaâbane en la ville de … et il a été emporté par son frère Aboud de la ville de pour celle de Kairouan en l’an 377 ; il a été inhumé à Kairouan à mi- ... Djoumad le dernier jour… »
Pierre tombale du 4me siècle de l’Hégire (10me siècle J.C.)

Fig. 3. Essai de déchiffrement (traduction) du texte de la stèle datée de l’année 377 / 986,
La Presse de Tunisie, (4 -03- 1949). Source : Archives Nationales de Tunisie.

L’auteur rappela le cri d’alarme qu’il adressa au gouvernement et à la direction des antiquités depuis 1948 afin de sauver les trésors épigraphiques menacés de Kairouan. Il évoqua aussi la réaction positive de ces autorités suite à cet appel (fig. 4 A et B):
« Toutes les pierres tombales, qui vont du 3e et 5e siècle de l’Hégire, c'est-à-dire des époques Aghlabide, Fatimide et Ziride et qui étaient déjà déracinées, sont réunies et transportées à la Grande mosquée de Sidi Okba. Là, elles sont nettoyées, reçoivent un numéro d’ordre et sont même photographiées, avant d’être placées dans une grande salle mise gracieusement à la disposition de Mr l’Inspecteur des Antiquités par l’administration des Habous ».

(A)
(B)
Fig. 4. (A) transfert des stèles funéraires vers la Grande Mosquée de Kairouan, La Presse de Tunisie (4 -3- 1949). (Photo : Archives Nationales de Tunisie). (B) photo de Ali Kemicha auteur de l’article de presse.
Source : archives familiales M. Kemicha6

En 1950 B. Roy et P. Poinssot publièrent cette épitaphe dans le corpus consacré aux inscriptions arabes de Kairouan7. Entre 1971 et 1975, elle fut ensuite reprise dans les recherches élaborées par M. el-Habib8. Selon ces auteurs la stèle était, pendant la première moitié du XXe siècle, in situ dans le cimetière al-Ǧanāḥ al-Aḫḍar, et plus précisément dans l’enclos du célèbre juriste kairouanais Chuqrân b. Ali al-Hamdhânî (m. 186 / 802), jouxtant la mosquée dite al-Tawfīq. M. El-Habib décrit une stèle plate brisée en deux fragments juxtaposés mesurant 105cm de hauteur.

Une photo trouvée dans les archives de l’Institut National du Patrimoine à Tunis, inventoriée sous le numéro 3.345/1A (janvier 1952), montre l’inscription amputée avec uniquement sa moitié supérieure. Sur la fiche de cette photo, se distingue une note écrite à l’aide d’un crayon et portant l’expression suivante : « à compléter ». Il s’agirait d’un aide-mémoire sur l’existence de l’autre moitié de la stèle (fig. 5 A).

Nos investigations dans les réserves du Musée des Arts Islamiques de Kairouan, nous ont aussi permis de trouver cette deuxième moitié de la stèle. Elle porte Aujourd’hui le numéro d’inventaire «921» et colle parfaitement avec le fragment exposée au Toronto-Agha Khan Muséum (fig. 5 B et C). L’addition de sa hauteur mesurant 59cm à celle du fragment supérieur exposé, donne une hauteur totale de 118,7cm. Cette hauteur est nettement supérieure à celles fournies par Roy et Poinssot (75cm) puis par M. El-Habib (105cm)9.

(A)
(B)
(C)
Fig. 5. A) photo n° 3.345/1A, Source : Photothèque de l’institut national du Patrimoine10, janvier 1952. B) photo de deuxième fragment de la stèle, Musée des Arts Islamiques à Kairouan, numéro 921.
Source : auteur. C) recollement de deux fragments.

1. 3. Un atelier lapidaire kairouanais

La graphie de cette stèle présente des similitudes notoires avec celle des autres inscriptions contemporaines de la collection de Kairouan. Ceci est percevable aussi bien dans la forme des caractères que dans les terminaisons végétales. Notre stèle semble être exécutée par l’atelier lapidaire conventionnellement baptisé « Atelier 2 » et dont la production remonte à la première période fatimide et s’arrête au début du règne ziride11. La comparaison avec la stèle inventoriée sous le numéro 797 dans les réserves du musée des arts islamiques à Kairouan, ne laisse aucun doute sur leur appartenance à la même officine voire la même main12(fig. 6).

Fig. 6. Un atelier commun, la stèle n° 797, réserves épigraphiques du musée des arts islamiques
à Kairouan (377 / 978). Source : auteur.

1.4. Réédition du texte : nouvelles réflexions

Nous proposons la réédition du texte avec deux modifications importantes touchant le prénom (ism) et l’origine tribale (nisba) du défunt.

     a- Commentaire sur la nisba « al-Bâdisî »

Il s'agit d'une nisba renvoyant à une célèbre localité située à une distance de 4 miles de la ville de Msila (al-Masīla) mentionnée dans le texte de l’épitaphe. Cette nisba n'a rien à voir avec le nom berbère de Badîs qui littéralement signifie « père des braves hommes » (« Abū-l-riǧāl »). P. Trousset consacra une note pertinente sur ce toponyme renvoyant à une ancienne localité appelée « Badias » fort connue dans les sources littéraires et épigraphiques. Il s’agit d’une « ville située sur la frontière de Numidie correspondant à la bourgade actuelle de Badès, oasis du Zab oriental, au débouché de l’oued el Abiod-Arab sur le piémont saharien de l’Aurès ». Selon l’auteur « Badias aurait été un des points d’appui de la frontière et elle aurait conservé longtemps son importance militaire, constituant avec Thouda une des grandes villes du Maghrib au moment de la conquête arabe et surtout aux temps de l’émirat aghlabide et du califat fatimide. Au milieu du 5e / 11e siècle, elle sera réduite à l’état de village d’oasis dans une région dominée par les tribus nomades. Auparavant, Badīs et sa région s’étaient maintenues dans une grande prospérité. Al-Idrīsī parle d’une place forte (ḥiṣn) peuplée… Selon le témoignage de Bekrī la ville se compose de deux forteresses qui possèdent une grande mosquée et quelques bazars. Aux alentours, s’étendent de vastes plaines et des champs magnifiques».22

     b- Rapatriement du cadavre du défunt à Kairouan

Le lieu où fut enterré le défunt immédiatement après sa mort en l’année 376 / 987 est « Madīnat Miṣr ». Ce nom composé renvoie à un toponyme situé au sud de la ville du Caire23.Certaines sources le rattachent à Fusṭāṭ24. Cette appellation s’étend aussi souvent sur toute la ville.

Que fait un personnage venant du Zāb dans la nouvelle capitale fatimide ?

Trouver un personnage venant du Maghreb central dans la ville du Caire avant 376 / 986 était un évènement ordinaire. En effet, les sources évoquent un grand transfert de populations nord africaines organisé par le califat avant et après la conquête de l’Egypte. Ce transfert comporta un grand nombre de fonctionnaires de l’état, d’esclaves, d’affranchis, de soldats et d’artisans. L’essentiel de ce mouvement aurait compris des personnages originaires des tribus Kutāma venant du Maghreb central.

Al-Nuwayrī, rapporte que lorsque al-Muʿizz arriva au Caire (Miṣr), il avait ramené avec lui entre autres choses, … 100000 soldats Kutāmī, 40000 berbères et d´autres encore appartenant aux tributs arabes et maghrébines. »25.

Or, il est difficile d’admettre que le défunt ait fait partie de cette première vague car à cette date il n’avait encore pas dépassé sa première décade, sauf s’il était question d’un accompagnement familial. Les hypothèses d’un voyage tardif d’étude ou d’un passage pour le pèlerinage sont aussi plausibles.

Pourquoi a-t-on rapatrié si rapidement le corps du défunt vers la ville de Kairouan, après uniquement dix mois écoulés de son décès ? Et, pour qu’elle raison a-t-on choisi Kairouan et non sa ville natale Bâdis près de M’sila ?

Pour la première question, il est difficile de trouver une réponse tranchante et on ne peut avancer que l’hypothèse d’un personnage ayant une importance sociale et dont la famille était capable de financer un rapatriement digne respectant à la fois les conditions de l’intégrité et de la sécurité corporelle de leur fils. Dans le cas échéant, ceci ne peut se faire qu’en dépensant généreusement sur différentes opérations ; commençant par le déterrement passant par l’emballage hermétique et l’ajout de produits spécifiques empêchant la propagation des odeurs et finissant par le transport du cercueil et l’inhumation définitive du cadavre.

Quant au voyage, il ne pourrait qu’être spécifique et rapide suivant très probablement les voies maritimes en empruntant dans une première étape le Nile vers Alexandrie, puis dans une seconde étape la côte méditerranéenne entre Alexandrie et le port de Sousse qui donne sur la route terrestre la plus courte vers la dernière destination (le cimetière dit al-Ǧanāḥ al-Aḫḍar à Kairouan).

Rappelons à cet égard que le transfert des sépultures après une année écoulée du décès était une pratique courante au sein de la famille royale fatimide. En effet, les sources relatent que le calife al-Muʿizz ramena avec luis les sépultures de ses ancêtres vers le Caire. Ibn al-Aṯīr et Ibn Ḫallikān rapportent l’histoire de deux princes zirides qui furent enterrés dans leurs palais puis transférés dans leurs tourba à Monastir26.

Le choix de la ville de Kairouan comme destination finale d’enterrement pourrait trouver une explication dans la présence d’une communauté originaire de la ville de Masīla attestée à travers d’autres épitaphes kairouanaises situées entre 418 /1027 et 442 / 1051 dont une appartenant à un neveu du défunt de la stèle objet de cette étude.

Tableau 1. Epitaphes kairouanaises appartenant à des personnages originaires de Msila.

Les noms cités dans l’inscription du Toronto-Aga Khan Muséum et l’inscription datée de 442 / 1051, pourraient constituer point de départ pour dessiner certaines branches de l’arbre généalogique d’une famille bien ancrée à Kairouan :

Graph.1. Fragments de l’arbre généalogique de la famille du défunt (à partir de deux épitaphes).

Il est intéressant également de rappeler le cas du célèbre écrivain et poète Abū ʿAlī Ḥasan Ibn Rašīq al-Masīlī connu le plus par sa nisba al-Qayrawānī. Ce dernier est aussi originaire de la ville de Masīla où il naquit vers l'an 390 / 1000. Après son départ vers Kairouan en 1015, alors capitale des sciences et du savoir, il y fréquenta les grands savants de l'époque puis regagna la cour du souverain ziride Al-Muʿizz b. Bādīs et devint le poète officiel du palais et secrétaire de chancellerie.

II. La stèle prismatique (402 / 1012)

La stèle en question appartient également à la collection du Toronto-Agha Khan Muséum (numéro d’accession : AKM912) (fig. 8). Il s’agit d’une stèle prismatique mesurant 1,57m de longueur et de 0,22m de hauteur. Elle est taillée dans un marbre blanc dont le socle présente un double décrochement. L’examen de son historique, de sa forme, de sa graphie ainsi que la composition du nom de la défunte confirment une origine kairouanaise certaine.

1. Une stèle publiée

Cette stèle prismatique appartient également à la collection de Kairouan. En effet elle fut publiée depuis 1950 dans le premier corpus d’inscriptions arabes consacré à cette ville27(fig. 7). Elle fut ensuite reprise par M. El-Habib dans le cadre de ses études élaborées entre 1971 et 197528. Tous ces auteurs sont unanimes sur le lieu d’origine de cette stèle : le cimetière dit « al-Ǧanāḥ al-Aḫḍar » à l’ouest des remparts de Kairouan, en face de « Bāb Salam ».

Fig. 7. Analyse paléographique de la stèle prismatique datée de l’année 402 /1012.
Source : ROY et POINSSOT, 1950, n° 187, pl. 29.

2. Une forme typiquement kairouanaise

Les stèles funéraires en forme prismatique est une invention kairouanaise. Le musée des arts islamiques de Kairouan abrite les plus anciens spécimens (fin du 4e / 10e siècle), la plus grande et la plus belle collection à l’échelle mondiale (presque 200 inscriptions)29. Par contre, en Egypte ce type n’est attesté qu’à partir du 8e siècle de l’Hégire avec une présence qui ne dépasse pas deux stèles fragmentaires30.

Fig. 8. Photo de la stèle.
Source : Toronto AKM.

3. Un atelier lapidaire kairouanais

La graphie de la stèle en question offre des similitudes avec celle des inscriptions de Kairouan datées de la même période. Ce constat ne laisse aucun doute sur une production commune dans l’un des ateliers zirides alors en exercice. Il s’agit très probablement de l’« Atelier 2 » dérivant de l’une des officines de la première période fatimide et qui a continué à produire jusqu’à la fin du premier quart du 5e siècle (11e s. J.C.)31.

(A)
(B)
Fig. 9. un atelier commun : (A) la stèle n° 919 (419 / 1028).
Source : auteur. (B) la stèle du Toronto AKM (402 / 1012). Photo : Toronto AKM.

4. Un nasab attesté à Kairouan

Le nom du père de la défunte mérite une réflexion particulière, car le ism « al- Aʿlâ » était toujours considéré comme un des noms exclusifs de Dieu (Asmā’ Allāh al-ḥusnā) qui sont strictement interdits à l’usage des hommes. Il n’est attesté dans aucune des sources de toute l’époque islamique. Par contre on le trouve souvent associé au préfixe « ʿAbd » (serviteur / esclave) donnant le prénom composé « ʿAbd al-Aʿlâ ». Ce dernier est largement attesté dans l’onomastique islamique. Dans le cas de notre inscription, il s’agit très probablement d’un oubli ou d’une omission volontaire résultant d’une contrainte d’espace, une pratique très courante en épigraphie islamique. Cette dernière hypothèse autorise d’établir des liens de parenté entre la défunte et deux autres personnages figurant dans deux autres épitaphes kairouanaises de la première moitié du 5e siècle de l’Hégire (11e s. J-C.): la première semble être celle de son père (ʿAbd al-Aʿla fils de ….)32(fig. 10) et la seconde serait celle de son frère ʿAbd al-ʿAzīz fils de ʿAbd al-Aʿlā al-Ruʿaynī (de la tribu arabe Ruʿayna)33(fig. 11). Il est également curieux de noter que dans cette dernière épitaphe le mot « al-Aʿlā » fut inscrit avec la même erreur utilisant l’alif courte (madd) au lieu de la longue (maqṣūra) (fig. 12 A et B).

Fig. 10. Epitaphe du supposé père de la défunte, INV 811(5e / 11e siècle).
Source : auteur.
".... قبر عبد الاعلى ابن (هكذا) ....."
Fig. 11. Epitaphe du supposé frère de la défunte, INV 818 habib 103 (431 / 1040)
(Source : auteur)
"هذا قبر عبد العزيز بن عبد الاعلا (هكذا) الرعيني"
(A)
(B)
Fig. 12. (A et B) ductus identiques du mot al-Aʿlâ.

Conclusion

Le retour sur ces deux stèles funéraires est une véritable occasion à la fois pour préciser leur appartenance à la collection épigraphique kairouanaise, ainsi que pour réviser les lectures précédentes de leurs textes. Certes, la première inscription est exceptionnelle par son formulaire, par le nombre de toponymes qu’elle mentionne, par les faits historiques qu’elle relate et par sa graphie étroitement liée aux ateliers de Kairouan. Or, malgré cette importance, elle se trouve aujourd’hui physiquement partagée entre deux musées extrêmement distants (Kairouan et Toronto). Rien que pour les enseignements détaillés plus haut, les deux fragments devraient logiquement être réunis dans leur berceau d’origine comme ce fut le retour du cadavre du propriétaire de la stèle au près de sa famille à Kairouan. De son côté, la révision de la deuxième inscription a permis de formuler une nouvelle réflexion sur un éventuel lien de parenté unissant la défunte avec deux autres personnages enterrés à Kairouan et qui seraient très probablement son père et son frère. Cette stèle mérite elle aussi d’être rapprochée de celles de ses parents.

Notes

1 Les catalogues sont les suivants:
Splendori , Milan 2007, n° 42, p. 72-73.
• Masterpieces of Islamic Art from the Aga Khan Museum, London 2007, n° 42, p. 68-69.
• Treasures of the Aga Khan Museum: Arts of the Book and Calligraphy, Sakip Sabanci Muzesi, Istanbul, 2010, p. 30, n° 7.
• Treasures of the Aga Khan Museum, Berlin 2010, n° 59, p. 107.
2 https://agakhanmuseum.org/collection/artifact/funerary-stele-akm662 : “Marble spolia from the remains of Pre-Islamic Classical buildings were widely reused throughout history, especially in places where marble was rare or quarries were no longer productive. Here, a Roman panel with a deeply carved acanthus scroll formed the back of a funerary stele dating to December 986. This cultural adaptation of architectural elements was common under Muslims in North Africa. Indeed, the Mosque of ‘Amr, first established in Fustat (present-day Cairo) in 642, has a plethora of repurposed marble columns”.
3 http://www.epigraphie-islamique.uliege.be/thesaurus/
4 Nos vifs remerciements s’adressent aux agents des Archives l’Institut National du Patrimoine et des Archives Nationales de Tunisie pour leur aide précieuse.
5 Kemicha est le nom d’une célèbre famille à Kairouan.
6 Nos vifs remerciements s’adressent à Mr. Mohamed Kemicha qui nous a bien informé sur le passé de son oncle Ali Kemicha auteur de cette publication.
7 ROY - POINSSOT, 1950, n° 157, p. 275-276 (la publication ne contient ni photos ni analyse paléographique).
8 EL-HABIB, 1971, p. 88-90, n° 23 ; EL-HABIB, 1975, p. 39-42, n° 13.
9 Les dimensions fournies par Roy et Poinssot sont en réalité celles de la surface écrite et non du support de l’inscription. En effet, dans une précédente étude nous avons averti les utilisateurs des trois volumes du Corpus des inscriptions arabes de Kairouan (1950-1983) sur le choix adopté par ces auteurs consistant à donner les dimensions de la surface écrite. Ce constat est le résultat d’une vérification effectuée sur les inscriptions actuellement conservées dans les réserves archéologiques du musée des arts islamiques de Kairouan. Cf. ABDELJAOUAD, 2022, p. 51-52.
10 Mes vifs remerciements s’adressent au personnel de la photothèque de l’INP pour le grand effort déployé pour la conservation et l’organisation des anciens clichés.
11 Voir notre étude sur les ateliers lapidaires de Kairouan :

عبد الجواد، 2022، ص. 26-28.

12 Cette inscription date de la même année.
13 Mot coupé : on devrait avoir الرحيم.
14 Mot coupé : on devrait avoir خيرون. Toutes les publications antérieures donnent le nom de ʿAbdûn. Le ʿayn est arc semi circulaire ample, le ra’ est dessiné en une courbe réduite.
15 Mot coupé : on devrait avoir البادسي. Toutes les publications antérieures donnent la nisba al-Naqâwusî (النقاوسي).
16 Orthographe : préposition séparée (wâw en fin de ligne) ; on devrait avoir وثلثمائة .
17 Orthographe archaïque ; on devrait avoir وثلاثمائة .
18 Mot coupé : on devrait avoir أخوه.
19 Mot coupé : on devrait avoir القيروان.
20 Orthographe archaïque ; on devrait avoir وثلاثمائة .
21 Mot coupé : on devrait avoir بالرحمة.
22 Trousset, 1991, p. 1299-1302.
23 Voir :

المروزي، سفر نامه، 1983، ص. 86 : " أول مدينة يصل إليها المسافر من الشام إلى مصر هي القاهرة وتقع مدينة مصر جنوبها وتسمى القاهرة المعزية ويقال للمعسكر الفسطاط"

24 Voir :

المقريزي، المواعظ، 1997، ج. 2، ص. 66: " اعلم: أن موضع الفسطاط الذي يقال له اليوم: مدينة مصر كان فضاء ومزارع فيما بين النيل، والجبل الشرقي الذي يعرف بالجبل المقطم".

25 Al-Nuwayrī, Nihāyat, 1992, tome 28, p. 143-144.

النويري، نهاية الأرب، 2004 ، ج. 28، ص. 89: "وقال بعض المؤرخين : لما قدم المعز إلى مصر أحضر معه توابيت آبائه وكان معه خمس عشر ألف رجل تحمل صناديق الأموال والسلاح وغير ذلك ، وكان معه مائة تحمل شبه طواحين من الذهب ، وثلاثة آلاف جمل على كل جمل صندوقان وألف وثمانمائة بختي محملة ، وثلاثمائة جمل تحمل الخركاهات وجملان يحملان الإكسير الذي يصنع به الكيمياء 44 وثلاثة آلاف شيني وغراب في البحر تحمل الموجود ، ومن الرجال المقاتلة من قبيلة كتامة مائة ألف ، ومن البربر أربعون ألفاً ، ومن الرموح ستون ألفاً ، وغير هؤلاء من قبائل العرب والمغاربة ".

26 Voir :

ابن الأثير، الكامل في التاريخ، 1997، ج. 8 ص. 609-610: خبر وفاة يحيى بن تميم بن المعز سنة 509/1115 الذي "دُفِنَ بِالْقَصْرِ، ثُمَّ نُقِلَ إِلَى التُّرْبَةِ بِمُنَسْتِير"، ابن خلكان، وفيات الأعيان، 1900، ج. 1، ص. 304-306 : خبر وفاة تميم بن المعز بن باديس سنة 501/1107 الذي "دفن في قصره، ثم نقل إلى قصر السيدة بالمنستير".

27 ROY - POINSSOT, 1950, p. 314-315, n° 187, pl. 29.
28 EL-HABIB, 1971, p. 124-127, n° 41, pl. 41 ; EL-HABIB, 1975, p. 84-87, n° 31, pl. 31.
29 Voir :عبد الجواد، 2023، ص. 61-66.
30 Voir : WIET, 1942, n° 3825 et 3834.
31 Voir : عبد الجواد، 2022، ص. 60.
32 Actuellement inventoriée sous le numéro 811 dans les réserves archéologique du musée des arts islamiques de Kairouan.
33 EL-HABIB : «Ibn ʿAli» (fils de ʿAlî). EL-HABIB, 1975, n° 103. Actuellement inventoriée sous le numéro 818 dans les réserves archéologique du musée des arts islamiques de Kairouan.

Bibliographie

Sources

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http://www.epigraphie-islamique.uliege.be/thesaurus/
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Auteur

Lotfi Abdeljaouad

Maître de recherche, Institut National du Patrimoine –Tunisie.

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