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15 | 2023

De Carthage à BALSA
Municipium romain de Lusitanie

João Pedro BERNARDES

Table des matieres

Résumé

Durant l’Antiquité, les relations entre les deux rives de la Méditerranée étaient fertiles et très étroites, notamment entre les territoires actuels du nord de la Tunisie et ceux du sud du Portugal. Les régions de Tunis et de l’Algarve étant maritimes, la navigation permettait un contact facile et direct entre Carthage et les villes romaines de l’Algarve, Ossonoba et Balsa, selon une vieille tradition qui remonte à l’occupation carthaginoise de l’Algarve aux IVe et IIIe siècles avant J.-C., laquelle, à son tour, fonde ses occupations sur la colonisation phénicienne de la Méditerranée 500 ans auparavant. L’analyse des archives archéologiques connues, à savoir l’épigraphie et le matériel d’importation de l’époque romaine, permet de démontrer les différents liens à distance entre ces deux régions durant l’Antiquité. Nous abordons non seulement les relations économiques, mais aussi culturelles et sociales entre Carthage et Balsa, petite ville portuaire située à l’extrême ouest de l’Empire romain, mais qui, se trouvant sur la route entre la Méditerranée et l’Atlantique, était parfaitement intégrée aux flux commerciaux maritimes de l’Empire romain, entretenant une relation étroite avec la province d’Africa Proconsvlaris et d’autres régions du monde romain.

Mots clés

Villes maritimes romaines, relations interprovinciales, contacts distants, province de Lusitanie, province d’Africa Proconsvlaris.

Abstract

During Antiquity, the relations between the two shores of the Mediterranean were fertile and very close, namely between the current territories of Northern Tunisia and Southern Portugal. Since the regions of Tunis and the Algarve were maritime, navigation allowed easy and direct contact between Carthage and the Algarve Roman cities of Ossonoba and Balsa, according to an old tradition dating back to the Carthaginian occupation of the Algarve during the 4th and 3rd centuries BC, which, in turn, bases its occupation on the Phoenician colonisation of the Mediterranean 500 years earlier. From the analysis of the known archaeological record, namely epigraphy and import materials from Roman times, the different connections at a distance between those two regions in Antiquity are demonstrated. Not only the economic, but also the cultural and social relations between Carthage and Balsa are addressed. Balsa was a small port city on the western edge of the Roman Empire, which, being on the route between the Mediterranean and the Atlantic, was perfectly integrated into the maritime trade flows of the Roman Empire, maintaining a close relationship with the province of Africa Proconsularis and other regions of the Roman world.

Keywords

Roman maritime cities, interprovincial relations, distant contacts, Lusitania province, Africa proconsularis province.

الملخّص

كانت العلاقات بين ضفتي البحر المتوسط، خلال العصور القديمة، متينة ووثيقة للغاية، خصوصا بين المناطق الواقعة في شمال البلاد التونسية ونظيرتها في جنوب البرتغال. ويعود ذلك لعراقة التقاليد البحرية التي أتاحت التواصل بين قرطاج ومدن غرب الجزيرة الايبيرية على غرار أوسونوبا وبالسا التي ارتبطت بالقرطاجيين خلال القرنين الرابع والثالث قبل الميلاد أثناء تأسيسهم لمستعمرات على ضفاف البحر المتوسط قبل هذا التاريخ بـ 500 عام. إن تحليل المحفوظات الأثرية المعروفة، كالنقائش واللقى التي تعود للفترة الرومانية، يجعل من الممكن إظهار العلاقات التجارية بين هاتين المنطقتين خلال العصور القديمة. كما يخوّل لنا أيضا تتبع العلاقات الثقافية والاجتماعية بين قرطاج وبالسا، وهي مدينة ساحلية صغيرة تقع في أقصى غرب الإمبراطورية الرومانية على الطريق الرابطة بين البحر المتوسط والمحيط الأطلسي وهو ما أتاح لها أن تشرف على التجارة البحرية للإمبراطورية الرومانية، وتربط علاقات وثيقة مع مقاطعة أفريقيا البروقنصلية ومناطق أخرى من الإمبراطورية الرومانية.

الكلمات المفاتيح

المدن البحرية الرومانية، العلاقات بين المقاطعات، علاقات بعيدة، مقاطعة لوسيتانيا، مقاطعة أفريقيا البروقنصلية.

Pour citer cet article

BERNARDES João Pedro, «De Carthage à BALSA.Municipium romain de Lusitanie», Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°15, Année 2023.

URL : https://al-sabil.tn/?p=6095

Texte integral

Introduction

L’Empire romain, en tant qu’Empire méditerranéen, a développé la plupart de ses dynamiques autour de ce bassin. Les caractéristiques du mare internum, avec son climat doux et rapprochant les terres de ses rivages, grâce à un système diversifié de péninsules et d’îles, favorisaient la navigation et stimulaient le commerce sur de longues distances. Ainsi, les terres éloignées se rapprochent par la mer, constituant la base de l’économie romaine et un facteur de connexion des peuples et d’intégration dans un même giron civilisationnel. Carthage, au milieu de la Méditerranée, a joué un rôle central dans ces contacts maritimes, facilitant les connexions entre ses deux extrémités, poursuivant une vieille tradition qui remonte, au moins, à la colonisation phénicienne. Ces communications avec l’extrémité occidentale de la Méditerranée, c’est-à-dire avec Cadix et les villes de sa zone d’influence, se faisaient principalement par des voies de cabotage, relativement bien identifiées par les archives archéologiques, notamment sou-aquatiques1. Certaines de ces routes partant de Carthage, favorisées par le régime des courants et des vents, longeaient l’Afrique du Nord, mettant le cap sur le détroit de Gibraltar puis sur Cadix, centre de redistribution des produits méditerranéens pour toute l’extrémité occidentale (fig. 1). Les épaves, notamment celles datant du milieu du IIIe siècle, permettent d’identifier des cargaisons communes de produits lusitaniens et proconsulaires, apparemment rassemblés dans des ports hispaniques comme Cadix ou de grands ports nord-africains comme Carthage. D’ailleurs, la présence conjointe d’amphores provenant de ces régions dans des cargaisons d’épaves sur les côtes gauloises pose quelques problèmes qui peuvent dépasser la connaissance des ports où elles se seraient rassemblées ou l’identification des routes de redistribution qu’elles auraient empruntées jusqu’alors2.

Fig. 1. Routes maritimes en Méditerranée à l’époque romaine.

À cet égard, il faut tenir compte, surtout à partir du IIIe siècle, de l’importation de récipients africains vides par les centres de production lusitaniens qui ont une importante production de produits halieutiques à cette époque, mais sans production d’amphores équivalente. Cette situation, alliée au fait qu’une partie importante des récipients qui ont servi à transporter les préparations de poisson se trouvent non seulement dans les centres de consommation mais aussi dans les centres de production de Lusitanie, suppose que certains bateaux, surtout à partir du IVe siècle, qui allaient charger des préparations de poisson sur les côtes du sud de l’Espagne, emportaient avec eux les récipients vides qu’ils y avaient remplis, ainsi que d’autres produits céramiques comme cargaison supplémentaire. Ce fait justifie, d’autre part, l’énorme quantité de céramiques africaines de cuisine et de table dont la fréquence dans les villes portuaires s’explique par leur faible coût.

C’est dans ce contexte de problèmes de nature commerciale, mais englobant les habitants des deux villes, que la plupart des relations entre Carthage et Balsa sont prises en compte. Balsa était l’une des principales villes portuaires de la province méridionale de Lusitanie mais on en sait peu de choses, puisque la plupart des informations résultent de découvertes isolées ou de deux fouilles archéologiques réalisées aux XIXe et XXe siècles et, plus récemment, des travaux que nous développons sur place3. Néanmoins, les éléments résultant de ces découvertes et interventions démontrent une ville cosmopolite ayant des liens étroits avec les régions méridionales et orientales de l’Empire, où la région de Carthage joue un rôle central, et pas seulement pour le commerce et les importations de céramique. Les relations étaient effectivement étroites, d’autant plus que le profil d’importation de Balsa, qui se trouvait sur la route entre la Méditerranée et l’Atlantique, était plus proche de celui des autres villes côtières de la province voisine de Bétique ou même de la région de Carthage, surtout à partir du IIIe siècle, que de celui des autres villes lusitaniennes de l’actuel territoire portugais.

1. Les relations économiques entre Balsa et Carthage

Balsa était située dans le sud de la province romaine de Lusitanie, près de l’actuelle ville de Tavira. Elle est mentionnée dans les sources littéraires classiques à partir du siècle Ier, et son nom est bien attesté dans l’épigraphie et dans la frappe locale de pièces de monnaie4. Bien que nous sachions peu de choses sur ce municipium romain, le matériel collecté atteste d’un flux commercial varié et intense pendant la période impériale. Les vestiges de sa nécropole et les trouvailles en surface, en plus des éléments résultant des quelques fouilles qui ont été réalisées dans la zone urbaine, témoignent d’une ville cosmopolite, interconnectée avec les différentes régions de l’Empire, d’où arrivaient des personnes et des marchandises. Le fait que Balsa se trouve sur la route entre la Méditerranée et l’Atlantique a fini par déterminer une grande partie des contacts et du profil d’importation de la ville, comme en témoigne la richesse et la variété des objets qui sont arrivés ici en provenance des régions les plus diverses5. La plupart des épigraphies funéraires et honorifiques révèlent également des personnes d’origines géographiques différentes6. En effet, l’épigraphie de la ville romaine de Balsa (Luz de Tavira) révèle une société cosmopolite, essentiellement marquée par une élite mercantile. Cette élite, liée au commerce maritime méditerranéen, a maintenu des relations étroites et privilégiées entre la ville, les grands centres commerciaux, comme Olisipo, Gades ou l’actuelle région de Tunis. De même, le profil d’importation de la céramique domestique, à partir de la fin du siècle Ier et surtout du IIIe siècle, avec une forte présence de céramique de cuisine et de table, ainsi que d’amphores, atteste d’un lien important avec l’Africa Proconsvlaris, plus précisément avec la région de Carthage et avec ce qui correspond à la côte actuelle de la Tunisie.

Outre le trafic maritime et les activités commerciales auxquelles se livraient les élites balsanes, l’exploitation des ressources locales, à savoir le traitement et l’exportation de préparations à base de poisson, était importante, surtout pendant la phase du Bas-Empire Bien que cette composante, que nous avons observée dans le cadre du projet en cours intitulé "Balsa, searching the Origins of Algarve (Balsa, à la recherche des origines de l’Algarve)"7, n’ait pas été suffisamment mise en évidence dans la bibliographie, elle justifierait une bonne partie des revenus de la ville, surtout à partir du IIIe siècle. Les recherches archéologiques actuellement en cours ont fourni des données qui nous aident à mieux comprendre l’évolution de la ville ainsi que son économie liée aux préparations de poisson8. Lors des fouilles de 1977, Manuel et Maria Maia ont fouillé une partie d’une usine de préparations de poisson située à l’ouest de la colline où se trouvent les maisons de la Quinta de Torre d’Aires, au milieu du réseau urbain9. Au sommet de cette colline et sous ces maisons a été érigé, très probablement, le forum de la ville, compte tenu non seulement de la topographie du lieu, des structures qui s’y trouvent et de l’aplatissement artificiel de son sommet, qui s’adapterait à une telle localisation, mais aussi parce qu’une bonne partie de l’épigraphie commémorative et honorifique de la ville provient de là. L’usine trouvée, située à une centaine et demie de mètres à l’est et déjà sur les rives de la Ria Formosa, une lagune qui fait interface avec la mer, est du Bas-Empire, et les structures exposées montrent plusieurs blocs réutilisés provenant de grands bâtiments. Les fouilles de 2021 ont également permis de découvrir un autre complexe industriel, à un peu plus de cent mètres du précédent, également du Bas-Empire. Les résultats des relevés de géo-radar non invasifs indiquent l’existence d’autres structures du même type entre les deux points. Les résultats géophysiques et les fouilles de 2022 révèlent à nouveau un vaste complexe de structures sur les rives de la Ria Formosa, plus à l’est, entre 300 et 400 mètres du précédent (fig. 2).

Fig. 2. Site où se trouvait le centre de la ville romaine de Balsa.

Au regard des données actuelles, un grand nombre de bâtiments dédiés à la fabrication de pâtes et de sauces de poisson commencent à apparaître. Ils sont situés le long d’une vaste bande maritime de la Ria Formosa et constitueraient un important pilier économique de la société de Balsa surtout pendant la période du Bas-Empire10. C’est au cours de cette phase que l’on constate une importation importante d’amphores, surtout de type africain II et III produites dans les poteries tunisiennes, mais aussi de céramique africaine de cuisine. Si celles-ci représentent 31% du nombre total d’amphores de la ville voisine d’Ossonoba (aujourd’hui Faro) et 18% de Balsa, la céramique africaine de cuisine constitue 27% du nombre total de céramiques communes identifiées dans cette dernière ville. Ces importations de produits d’origine tunisienne, bien documentées dès la fin du Siècle Ier, se poursuivent au moins jusqu’au Ve siècle11. Il est évident que ce flux d’importations de céramique devait correspondre à une contrepartie d’exportations lusitaniennes, à savoir de produits de la pêche destinés à divers marchés de consommation. Cela signifie, comme nous l’avons déjà dit plus haut, qu’il semble y avoir ici une certaine complémentarité entre les deux régions, la province proconsulaire jouant un rôle important dans la fourniture de récipients pour le conditionnement des productions piscicoles lusitaniennes, dès le milieu du IIIe siècle. Cette complémentarité dans la distribution des préparations de poisson dans toute la Méditerranée, serait similaire à ce qui s’est passé entre la Bétique et la Lusitanie pendant le Haut Empire. Cela ne signifie pas que la région tunisienne a remplacé la Bétique dans cette complémentarité mais plutôt que la Bétique, qui a presque monopolisé l’approvisionnement en céramique du sud de la Lusitanie pendant le Haut Empire, partage maintenant avec la région nord-africaine ce rôle dans le processus productif et redistributif des productions lusitaniennes. En effet, bien que la présence d’amphores lusitaniennes dans les provinces nord-africaines d’Africa Proconsvlaris/Byzacena soit encore peu connue, des études récentes basées sur des données archéologiques indiquent que le port de Carthage aurait été l’un des centres de redistribution de produits lusitaniens12. On trouve des amphores lusitaniennes à Carthage dans des contextes allant du Ier au Ve siècle, comme par exemple dans les thermes de Bir El Jebbana13. Autrement dit, les produits des deux régions circulaient dans les deux sens comme il est naturel dans les frets maritimes, Carthage, comme Cadix, ayant un rôle de centre de redistribution à travers la Méditerranée centrale pour les produits de l’extrémité occidentale de l’Empire. Bien entendu, cette activité de redistribution était entre les mains de mercatores, organisés en societates ou non, qui se déplaçaient principalement entre les grands ports.

Outre la province d’Africa Proconsvlaris, il existait des relations étroites avec les autres régions de l’Empire, également attestées par les données archéologiques et épigraphiques disponibles, comme il est normal dans une ville portuaire aux portes de la Méditerranée. Ainsi, la proximité avec la Bétique voisine est très évidente, au point que la plupart des céramiques présentes à Balsa, notamment dans le Haut-Empire, en proviennent14 ; l’épigraphie révèle également plusieurs nomima fortement liés à la région gaditanienne, voire des relations étroites avec Olisipo (l’actuelle Lisbonne) et la voisine Ossonoba, où l’on retrouve les mêmes familles de marchands. Mais, dans le contexte de la province de Lusitanie, l’influence de la zone de l’actuelle Tunisie sur Balsa et sa région est en quelque sorte unique, comme le montrent les données déduites, qui découlent d’une longue tradition qui poursuit une réalité déjà fréquente à l’époque punico-tourettane, lorsque le sud du Portugal était dominé par Carthage, avant la deuxième guerre punique.

2. Liens socioculturels

Les données de l’épigraphie, qui se reflètent soit dans l’onomastique, soit dans le style et le contenu des textes, soit encore dans l’esthétique des monuments supports, constituent les témoignages les plus éloquents des liens entre les régions de Balsa et de Carthage. Ce n’est pas par hasard si l’une des familles les plus influentes de la cité lusitanienne, les Manlii, a un nomen très fréquent dans l’Africa Proconsvlaris, et il existe également d’autres exemples d’anthroponymes parmi les élites de Balsa attestant des affinités et des contacts étroits entre les deux régions.

Si le commerce justifie la plupart de ces contacts, puisque Balsa était une ville essentiellement mercantile, il existe un autre type de mobilité, encore une fois attesté par l’épigraphie, qui fait référence à des migrations allant et venant de la région de Carthage à celle de Balsa. Le cas de Lucivs Messivs Frvctvs, un soldat originaire de Myrtilis, une ville voisine de Balsa, est bien connu. Au IIe siècle, il a servi dans la première cohorte urbaine de cette province africaine. Fructvs n’est pas retourné dans sa patrie et est mort à Cafsa15. Ou, en prenant le chemin inverse, le cas de G. Bossivs Satvrninvs qui, venant de Neapolis, devint incola balsensis, avant de s’installer dans la capitale conventuelle de Pax Ivlia où il acquit la citoyenneté romaine16. Caecilia Mvstia et son mari, L. Firmidivs Peregrinvs, originaires d’Utica et qui se sont installés dans les territoires de Mértola (Myrtilis) et de cette capitale conventuelle17.

Lorsqu’on analyse le statut socio-économique des individus présents dans l’épigraphie de Balsa, l’un des sujets les plus frappants est le profil mercantile de la société, où la moitié des trente individus au statut identifié sont des affranchis et où 30% des noms ont une composante grecque. Le spectre social connu est complété par un ensemble de citoyens influents auxquels sont liés certains de ces affranchis et personnes de statut servile. Ce sont ces élites, au pouvoir d’achat élevé, qui ont fait venir de partout des produits dont le caractère exceptionnel dans le contexte de l’archéologie romaine portugaise a marqué l’image de la ville de Balsa depuis la fin du XIXe siècle, lorsque, pour la première fois, la collection rassemblée par Estácio da Veiga a été connue. Un des meilleurs cas pour le démontrer est le piédestal de statue que Annivs Primitivvs consacre à la déesse Fortuna18. L’épigraphe simultanément votive et honorifique de cet affranchi est souvent mentionnée dans la bibliographie, ayant fait l’objet de plusieurs études spécifiques étant donné son intérêt linguistique et culturel19. Une fois la Fortuna Augusta consacrée, le dédicataire, dans un geste de bienveillance suite à son élection au sexvirat, mentionne qu’il a payé à ses frais un spectacle de barques et un autre de pugilat en plus de distribuer des cadeaux aux citoyens (barcarvm certamine et pugilvm sportvlis etiam civibvs datis) (fig. 3).

Fig. 3. Epigraphe de Annius Primitivus (CIL II, 13; IRCP 73): Fortunae · Aug(ustae) · / sacr(um) · / Annius · Primitivus / ob· honorem / IIIIIIvir(atus) · sui / edito · barcarum / certamine et · / pugilum sportulis / etiam · civibus / datis · / d(e) · s(ua) · p(ecunia) · d(ono) · d(edit).

Bien qu’il ne soit pas tout à fait certain que le certamen de barques mentionné dans l’inscription corresponde à une navmachia - étymologiquement bataille navale - il s’agissait probablement d’une régate, à laquelle le mot certamen est également lié, organisée dans les eaux calmes de la Ria Formosa. Indépendamment de la nature belliqueuse ou sportive du spectacle organisé avec les bateaux, le bienfaiteur devait être quelqu’un ayant une influence et un pouvoir économique considérables pour proposer l’organisation d’un tel événement. Annius primitivus, en tant que marchand lié à la mer, était confronté de manière récurrente au phénomène de la piraterie, qui pour le moins le préoccupait. Compte tenu son mvnvs, il serait certainement motivé et bien préparé pour organiser un tel événement qui simule ou connote la nature dangereuse de la mer et la résistance ou l’évasion des attaques de pirates. D’autre part, sa richesse et son influence lui permettaient de mener à bien une telle tâche qui, en raison de sa complexité et de son coût, était rare, seuls trois témoignages épigraphiques de son existence étant connus. Ils étaient organisés dans les centres urbains concernés ou, plus fréquemment, par la maison impériale20. Il est certain que l’existence de la Ria Formosa, aux eaux calmes et ondulantes, faciliterait la tâche de cette dispute avec des barques, puisqu’il n’était pas nécessaire de recourir à des procédés plus complexes comme l’inondation d’une enceinte de spectacle ou d’un fossé creusé à cet effet, comme le fit César lors des jeux triomphaux de 46 av. J.-C. au champ de Mars21. D’autre part, on peut imaginer qu’il n’aurait pas eu non plus de grandes difficultés à fournir les bateaux pour un tel événement, puisqu’il aurait certainement eu recours à des bateaux de type cavdicaria, à fond plat qui naviguaient sur la ria. De toute manière, il s’agit d’une œuvre admirable pour un notable d’une ville située à l’autre bout de l’Empire.

La richesse de cet homme de Balsa était immense, comme le prouvent les autres actions de bienfaisance qu’il réalisait parallèlement au spectacle des barques, comme le don d’argent aux citoyens de Balsa ou le parrainage d’autres certamen de boxe, un spectacle apparemment peu habituel en Lusitanie. Il est donc important de savoir d’où viendraient l’inspiration, les moyens et la richesse pour offrir aux habitants de Balsa des événements peu fréquents, voire quelque peu exotiques pour une ville lusitanienne.

L’épigraphie de la période impériale nous dévoile plus d’une dizaine d’événements liés à des combats de boxe, outre la référence aux cognomina issus de la pratique du pugilat22. D’emblée, sa fréquence en Afrique est notoire, notamment dans la province d’Africa Proconsvlaris, d’où proviennent sept des onze témoignages épigraphiques faisant allusion à ce sport23. Les combats de boxe devaient être très appréciés dans cette province, au point de devenir le thème choisi pour illustrer des mosaïques, dont un bel exemple est conservé au musée du Bardo, provenant des thermes du labyrinthe de Thuburbo Maius (Henchir el-Kasbat) (fig. 4).

Fig. 4. Boxeurs en lutte sur un panneau de mosaïque à Thuburbo Maius (Henchir el-Kasbat).

Outre le fait que la pratique de la boxe à Balsa se réfère sans équivoque à la région de Carthage, toute l’atmosphère qui se dégage de l’épigraphe d’Annius Primitivvs, à commencer par la formulation même du texte épigraphique, a une forte connotation avec cette région d’Afrique et avec sa tradition punique. L’expression barcarvm, comme nous l’avons déjà souligné, est d’ailleurs symptomatique24. Mais cette atmosphère d’Africa proconsvlaris dans le style formel et l’esthétique s’étend à d’autres monuments de Balsa et de sa région. Beaucoup d’épigraphes présentent une décoration typique de l’Afrique du Nord et bien présente dans le sud de la province de Lusitanie et dans le territoire de Balsa, comme les rosaces, les spirales ou l’inscription entre les colonnes25. La formule funéraire elle-même, qui précise non pas les années de décès dans l’épigraphie funéraire, mais les années, mois et jours de vie, renvoie, comme la présence de nombreux cvpae, à des contextes nord-africains (fig. 5). A titre d’exemple, on peut citer le cas de la décoration d’un des monuments funéraires d’inspiration punique de la ville de Dougga (Thugga), dont les spirales se comparent bien à la décoration du chapiteau d’une crypte funéraire d’Ossonoba, une ville située à seulement 16 milles de Balsa, comme le mentionne l’itinéraire d’Antonin au IIIe siècle (fig. 6).

Fig. 5. Motifs décoratifs de monuments funéraires de Quinta de Marim (Olhão, Faro) à connotation nord-africaine ( (MNA – Matriznet ). Source : Photos José Pessoa.
Fig. 6. Le même motif décoratif sur les monuments funéraires de Dougga et Faro.

Les données disponibles permettent de déduire que la fortune provenant des transactions commerciales qui ont rendu possible l’acquisition de certaines pièces remarquables n’a pas seulement profité à Annivs Primitivvs. Symbolisant, dans le style hellénistique, les vertus divinisées de l’espoir et de la fortune, fréquentes parmi cette élite méditerranéenne vouée au commerce, on trouve parmi les découvertes de Balsa une statuette de Fortuna Spes ou « Tyche», une pièce importée, probablement au IIe siècle, où la figure de la déesse est représentée en posant son pied gauche sur la proue d’un navire26. Cette pièce (fig. 7), est bien représentative de la manière dont Annivs Primitivvs et d’autres de ses compatriotes obtenaient leur richesse, tout en faisant allusion à la barque du destin conduite par Fortuna.

Fig. 7. Statuette de Fortuna (42,4 x 16,7 x 14,8 cm) avec le pied gauche sur la proue d’un navire, symbole du commerce et de la bonne fortune de ceux qui naviguent sur les eaux méditerranéennes, trouvée à Balsa (MNA : 12036 – Matriznet). Source: Photo José Pessoa.

3. Remarques finales

Comme indiqué précédemment, on sait très peu de choses sur Balsa. Les préparations de poisson seraient le principal produit exporté de la région sud de la Lusitanie et certainement aussi de Balsa, même si les frets en provenance ou passant par Balsa et auxquels les élites de Balsa étaient liées impliquaient d’autres types de produits selon les sources de l’époque. L’édit de Dioclétien qui, au début du IVe siècle, prétend réglementer les prix des principales marchandises commercialisées, et qui mentionne les frais de transport de l’Orient vers la Lusitanie, confirme la diversité des produits échangés ainsi que la régularité des contacts entre les deux extrémités de l’Empire romain impliquant ces élites27. D’autre part, les recherches récentes de Sónia Bombico sur les itinéraires des produits lusitaniens en Méditerranée, mettent en évidence différentes routes de navigation, que ce soit par cabotage ou en pleine mer, où Ostie apparaît naturellement comme l’une des principales destinations.

Le nombre d’épaves qui présentent des preuves de cargaisons conjointes de produits lusitaniens et de produits bétiques, gaulois ou nord-africains est très important, en particulier pendant la période du Bas-Empire, ce qui montre la vitalité exportatrice des villes maritimes lusitaniennes, Cadix fonctionnant comme un port d’escale ou de jonction des produits provenant de la côte lusitanienne28. La situation privilégiée de Balsa et le dynamisme de ses élites mercantiles ont fait de son port une référence au moins jusqu’au IIIe siècle dans la dynamique commerciale installée. Cette élite mercantile, responsable des importations de luxe de la ville, surtout entre le Ier et le IIIe siècle, finira par avoir une action évergétique importante, dont les deux inscriptions, témoignant du paiement de 30 pieds du circus de la ville par L. Cassivs Celer et G. Licinivs Badivs, sont un bon témoignage29. Ce sont, en revanche, les membres de cette bourgeoisie mercantile qui installeront leurs villae autour de l’agglomération, ce qui a conduit certains auteurs à surestimer l’étendue de la ville, trompés par l’énorme étendue des vestiges de surface, où les restes de la partie urbaine s’étendent dans toutes les directions à travers les témoignages de ces villae suburbaines.

Plusieurs causes ont été avancées pour expliquer le déclin progressif de la ville à partir de cette époque. Elle a fini par adopter un profil de plus en plus industriel, perdant son rôle cosmopolite et commercial au profit de la ville voisine d’Ossonoba. Ces causes ne sont certainement pas très différentes de celles qui ont conduit au déclin de nombreuses autres villes côtières, notamment la voisine Bétique, à laquelle Balsa n’a jamais cessé de s’identifier.

Mais si les relations privilégiées avec la Bétique voisine ne sont pas surprenantes et sont normales, d’autant plus que les deux provinces, à l’époque républicaine, étaient unies dans la province d’Hispania Ulterior, il est quelque peu surprenant que, compte tenu de la distance qui sépare les deux régions, une grande partie de l’atmosphère et de la tradition que l’on peut observer à Balsa soit si proche et similaire aux réalités que l’on peut observer à Carthage, même si les deux régions appartiennent au même espace civilisationnel. L’image de la mosaïque du dieu Océan au musée municipal de Faro le démontre très bien (fig. 8). Si, d’une part, elle incarne l’attitude et l’atmosphère mercantiles qui animaient les villes de Balsa et d’Ossonoba dans l’actuelle région portugaise de l’Algarve, elle est aussi un témoignage fidèle de la proximité culturelle existant entre les régions des deux rives durant l’Antiquité, non seulement en raison du thème traité, mais surtout en raison de son style artistique, si proche d’autres panneaux produits par les écoles de mosaïque de l’actuelle région tunisienne de Carthage.

Fig. 8. Mosaïque du Dieu Océan - Musée municipal de Faro.

Notes

1 Sur les routes de navigation de la Méditerranée antique, voir Pascal Arnaut, 2005 ; sur les routes et l’économie de la Lusitanie romaine avec les autres régions de l’Empire, voir la thèse de doctorat présentée à l’université d’Évora, disponible en ligne, par Sónia Bombico, 2017a.
2 Bombico, 2017b, p. 195-198.
3 Un bref résumé des résultats de ces travaux peut être consulté dans Bernardes, Viegas et Candeias, 2022.
4 Les sources classiques les plus pertinentes où il est fait référence au balsa sont les suivantes : Pline, N.H., 4, 116-118. Mela,3,7 ; Ptl. Géog. 2, 5,2. Marc. 2,13 ; It. Ant. 426, 1. Raven. 306, 10.
5 Sur la généralité des artefacts trouvés à Balsa, voir les travaux de Jeannette S. Nolen, 1994 ; spécifiquement sur le matériel provenant des environnements funéraires de la ville, voir Carlos Pereira, 2018, p. 96-264.
6 José d’Encarnação, 2013 (= IRCP).
7 Projet financé par le programme opérationnel CRESC Algarve 2020, de Portugal2020 (SAICT/2018 nº 39581). Plus d’informations sur https://balsa.cvtavira.pt/.
8 Sur ces travaux, voir, par exemple, l’article Bernardes et al, 2022.
9 Viegas, 2011, p. 280-287.
10 Bernardes, Viegas et Candeias, 2022.
11 Viegas, 2011, p. 564-566, et Fig. 78.
12 Bombico, 2017a, p. 280-281.
13 Reynolds, 2010, p. 44.
14 Viegas, 2011, passim
15 Khanoussi, 1994, p. 1346-1349. AE, 1996, 1701.
16 CIL II, 105 = IRCP 294.
17 CIL II, 17 = IRCP 99.
18 CIL II, 13 = IRCP 73.
19 Voir par exemple, J. da Encarnação, 2014 et 2018.
20 Encarnação, 2018, p. 63 et 64.
21 Suétone, Caesar, 39.
22 Comme on peut le constater rapidement dans la base de données en ligne Epigraphik-Datenbank Clauss / Slaby - EDCS.
23 Les 7 cas concernant Africa Proconsvlaris dans la base de données susmentionnée sont les suivants : EDCS : 08691000 ; 25001454 ; 25501660 ; 23400825 ; 17701195 ; 17700389 ; 25001457.
24 Mantas, 1998, p. 204 et Andreu Pintado, 2004, p. 223-224, ont déjà attiré l’attention sur ce fait.
25 Encarnação, 2006.
26 Gonçalves, 2007, p. 279.
27 Edict. Pretiis, III, 6-7.
28 Bombico, 2017a, p. 302-304, 316.
29 Voir IRCP, 76 et 77 respectivement.

Bibliographie

AE = l’Année Epigraphique. Revue des publications épigraphiques relatives à l’Antiquité romaine, Paris.

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Auteur

João Pedro BERNARDES

Universidade do Algarve- CEAACP – jbernar@ualg.pt.
Ce travail est financé par des fonds nationaux à travers la FCT - Fundação para a Ciência e a Tecnologia, I.P., (Fondation pour la Science et la Technologie, I.P.), dans le cadre du Projet UIDP/ARQ/0281/2020 - CEAACP.

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