Information
A propos Al-Sabil
Numéros en texte
intégral
Numéro 17

Le paysage, le peuplement et l’architecture de Magdaz et de la vallée de la Tassaout dans le contexte montagneux du Haut Atlas au Maroc
Miguel Reimão Costa
et Desidério Batista
Les madrasas de Tripoli d’Occident à l’époque médiévale
Aurélien Montel
La mosquée Gurgi à Tripoli
et son waqf. Un monument emblématique de la fin du règne des Qaramanlis
Ahmed saadaoui
et Ali Cheib Ben Sassi
Etude physicochimique de quelques échantillons de faïences émaillées datant de l’époque Hafside
Enyssa Mehrzi et Mohamed Maaouia
17 | 2024
Étude ethno-architecturale des espaces de stockage et de réserve de la maison traditionnelle du gouvernorat de Sousse : entre minimalisme et ingéniosité des usages
Racha Ben Abdeljelil et Imène Slama
Table des matieres
Résumé
Les maisons traditionnelles du gouvernorat de Sousse sont caractérisées par leurs aspects fonctionnel et minimaliste qui reflètent le mode de vie économique de leurs usagers. Nous allons étudier dans cet article les différents espaces de stockage et de réserve rencontrés lors de notre travail de terrain. Notre étude a porté essentiellement sur M’Saken et ses environs (al-Knaies, Borjine et Moureddine), Kalaa Kébira, Kalaa Sghira et Hergla. Il s’agit d’une étude ethno-architecturale des espaces de stockage à travers laquelle nous avons pu dégager une riche typologie de ces derniers.
De ce fait, notre article sera composé de trois parties. Nous allons étudier en premier lieu les espaces de stockage collectif à l’échelle de l’habitation rurale et urbaine. Deuxièmement, nous allons détailler les espaces de stockage qui meublent les unités d’habitation. Troisièmement, nous allons nous focaliser sur les objets servant au rangement et au stockage.
Il se dégage de notre étude l’ingéniosité de l’habitant qui à travers des espaces aussi bien fonctionnels que minimalistes, a su trouver des solutions non-consommatrices d’énergie pour garder et préserver ses denrées et assurer sa propre autonomie alimentaire.
Mots clés
dār, Sousse, espaces de stockage, confort thermique, autonomie alimentaire.
Abstract
The traditional houses in Sousse governorate are characterised by their functional and minimalist aspects which reflect the economic lifestyle of their users. In this article, we will study the various storage and reserve spaces that we encountered during our fieldwork. Our study focusses especially on M’Saken and its surroundings (Knaies, Borjine and Moureddine), Kalaa Kébira, Kalaa Sghira and Hergla. It is an ethno-architectural study of storage and reserve spaces through which we have identified a rich typology of them.
Our article is therefore divided into three parts. Firstly, we will study collective storage spaces of the rural and urban dwellings. Secondly, we will detail the storage spaces that furnish the housing units. Thirdly, we will focus on the objects used for storage.
we will highlight through our study the ingenuity the ingenuity of the dwellers, who through spaces that are both functional and minimalist, has managed to keep and preserve their foodstuffs and ensure their own food autonomy.
Keywords
dār, Sousse, architectural heritage, thermal comfort, food autonomy.
الملخّص
تتميّز البيوت التّقليديّة بمدن ولاية سوسة وقراها بخاصيّاتها الوظيفيّة وطابعها الّذي يعكس النّمط الاقتصاديّ للجهة. سنتناول بالدّرس في هذا المقال مختلف فضاءات الخزن التي رفعناها خلال عملنا الميدانيّ والّتي تؤثّث البيوت التّقليديّة في مدينة مساكن والقرى المجاورة )الكنائس والبرجين والموردين( ومدينة القلعة الكبرى والقلعة الصّغرى وهرقلة. وقد قمنا من خلال هذه الدّراسة التي تتّسم بطابعها الإثنولوجي والمعماري بتحديد مختلف هذه الفضاءات وتصنيفها.
ويتمحور هذا البحث حول ثلاثة عناصر. سنقوم أوّلا بدراسة فضاءات الخزن المشتركة بين سكّان الدّار. ثانيا سندرس مختلف العناصر والفضاءات المخصّصة للخزن وحفظ ممتلكات الأسرة النّواتيّة في مختلف الوحدات السّكنيّة. ثالثا سنهتمّ بالأشياء المستغَلّة للخزن.
سنبرز من خلال دراستنا هذه براعة السّكان المحلّيين لهذه الدّيار في خلق فضاءات وإيجاد طرق وحلول بسيطة وغير مستهلكة للطّاقة، تمكّنهم من حفظ موادّهم الأوليّة ومنتوجاتهم الفلاحية وخزنها، وبالتّالي ضمان اكتفائهم الغذائي.
الكلمات المفاتيح
البيت التقليديّ، سوسة، فضاءات الخزن، الرفاهية الحراريّة، الاكتفاء الغذائي.
Pour citer cet article
BEN ABDELJELIL Racha et SLAMA Imène, « Étude ethno-architecturale des espaces de stockage et de réserve de la maison traditionnelle du gouvernorat de Sousse : entre minimalisme et ingéniosité des usages », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°17, Année 2024.
URL : https://al-sabil.tn/?p=9992
Texte integral
Dans le gouvernorat de Sousse, al-dār représente le génie de ses usagers par rapport à la bonne répartition spatiale1. Elle reflète également le mode de vie socioéconomique de ses habitants. En effet, le stockage des denrées est l’une des fonctions qu’elle abrite. Les sociétés traditionnelles ont exploré plusieurs méthodes pour stocker leurs réserves alimentaires et leurs biens précieux. La pratique du stockage des denrées est enracinée en Tunisie et elle est très diversifiée selon les usagers. Elle se différencie selon le mode de vie des sédentaires, nomades ou semi nomades2. Chaque région a également développé son savoir-faire relatif au stockage et à la conservation de ses denrées notamment les céréales et l’huile. Les ksour se trouvent dans le sud et les mṭāmir3 (pl. de maṭmūra) dans les différentes régions du pays.
L’importance de l’agriculture et des denrées alimentaires est attestée depuis l’antiquité dans les mosaïques romaines4 et dans les fragments laissés par Magon le carthaginois5. Nous citons à titre d’exemple les deux mosaïques de Monseigneur Julius ou encore celle du triomphe de Neptune et les quatre Saisons de la Chebba exposées actuellement au musée de Bardo6.
La répartition spatiale d’une dār urbaine et rurale est essentiellement organisée autour d’un espace à ciel ouvert autour duquel sont disposées les byūt et les lieux de service. La sqīfa représente l’espace tampon entre le public (la ruelle ou l’impasse) et le privé. Néanmoins, il existe certaines différences entre la maison traditionnelle urbaine et l’habitation rurale. En effet, dans la dār urbaine, l’espace à ciel ouvert est un patio autour duquel s’organisent les différentes composantes architecturales. Dans les grandes habitations fortunées (à l’exemple de dār al-Chattî à M’Saken et dār Slâma à Kalaa Kébira), la maison est subdivisée en deux espaces : al-dār et al-duwīriyya7. La première (al-dār) comporte les byūt des usagers. Alors que la deuxième (al-duwīriyya) compte tous les espaces de service notamment les espaces de stockage et de réserve. La dār rurale quant à elle, peut être privée de la sqīfa car la construction fait partie d’une propriété agricole. Les différentes composantes architecturales sont organisées autour d’une cour et les byūt sont caractérisées par leur polyvalence : les fonctions de stockage des denrées et de repos des habitants sont généralement situées au sein de ces sous-espaces.
Cet article présente les résultats d’une étude ethno-architecturale menée sur l’habitat traditionnel de la région de Sousse. Il illustre la richesse typologique des espaces de stockage au sein de ces diyār. La réserve était une nécessité pour la vie de tous les jours et une source d’autonomie alimentaire en cas de guerre ou de famine8. Nous avons pu distinguer des espaces de réserve à l’échelle de la famille communautaire et d’autres destinés à la famille mononucléaire meublant les sous-espaces d’al-bīt.
1. Les espaces de stockage et de réserve collectifs
Al-dār de la région de Sousse renferme plusieurs espaces de stockage et de réserve à usage collectif. Ces espaces sont divers. Nous énumérons les silos souterrains dits maṭmūra, l’espace d’entrepôt du foin et des différents outils servant au travail agricole dit maḫzan, et l’espace de stockage des denrées, bīt-al-ḫzīn ou encore bīt al-mūna. Le dernier espace renferme généralement un sous-espace dit al-hrī réservé au stockage des céréales.
De point de vue architectural et ornemental, ces espaces de stockage sont de forme rectangulaire. Ils sont couverts soit par une toiture en troncs d’arbre, soit par une voûte en berceau ou par des voûtes croisées. Les différents espaces de stockage ne sont pas pavés par des carreaux de ciment perçus généralement dans les byūt. De ce fait, certains d’entre eux sont souvent désignés par bīt stāk ou bīt trāb9. Ils ne disposent pas également de fenêtres pour leur éclairage étant donné que les denrées notamment l’huile d’olive et les céréales nécessitent des espaces obscurs et frais pour une bonne conservation. Les espaces de stockage sont ainsi caractérisés par leur sobriété et leur minimalisme ornemental10.
La diversité des espaces de stockage des denrées est très appréciée dans la société traditionnelle. En effet, c’est à l’échelle de ces espaces qu’est mesurée la richesse d’une famille ou d’une autre11. Nous citons l’exemple de la maison tour de Sanaa, dite bayt, où tous les sous-espaces du rez de chaussée et de l’entresol étaient réservés essentiellement au stockage des denrées et du bois. En outre, dans chaque étage, des chambres étaient équipées de niches et de mobilier destinés au rangement des affaires de la famille. Les habitants stockent même les rameaux de qāt pour allumer le feu et se réchauffer12. Les niveaux inférieurs d’al-bayt sont aérés de meurtrières et quasiment aveugles (Fig. 1). À ce propos, Bonnenfant P. avait réparti les différentes composantes de l’habitation tour de Sanaa, hiérarchisées selon l’axe vertical, en « domaine de l’ombre » et « espaces de lumière »13. Il s’agit d’une hiérarchie spatiale doublée d’une hiérarchie sociale (Fig. 2). Plusieurs proverbes attestent de l’importance des denrées. Citons à titre d’exemple : « emplis la maison de galettes et non pas de femmes »14.

Source : Markaz al-Ṭāhir lil-Istiṣārāt al-Handasiyya : 2005, p. 452.

Source : photo de Racha Ben Abdeljelil prise le 10/10/2010
En Tunisie, une multitude de proverbes valorisent les différentes denrées (essentiellement l’huile et les céréales) et attestent des bonnes conduites des hommes vis-à-vis de celles-ci. D’autres proverbes présentent même des instructions relatives au travail agricole15.
Dans ce qui suit, nous allons détailler les différents espaces de stockage collectifs ainsi que leur usage et leur rôle dans la société traditionnelle.
1.1. Al-maḫzan
Al-maḫzan est généralement accessible de la rue par une porte indépendante et mitoyenne à la porte d’entrée de l’habitation (Fig. 3 et 5). En effet, la façade sur rue compte souvent deux entrées: la première est la porte d’entrée à double battants et abrite dans l’un d’eux un portillon, et la deuxième est celle du maḫzan (Fig. 4). Al-maḫzan est généralement couvert par un plancher en troncs d’arbre au-dessus duquel sont déposés dans un ordre allant de l’intérieur à l’extérieur, une natte de roseau, une couche de pierre, une couche de terre pisée et une couche de chaux. Dans cet espace, sorte de fourre-tout, sont rangés par exemple tous les outils et ustensiles traditionnels du travail agricole, le foin, les troncs d’arbre, le charbon, etc.



Source : Photos des auteures .

Source : Relevé des auteures.
1.2. Bīt al-ḫzīn
Cet espace de stockage est nommé également bīt al-mūna ou encore bīt al-‘ūla16. Il est géré par le propriétaire de la dār ainsi que sa femme. Ces deux derniers disposent des clés de cette pièce et assurent la distribution des denrées à leur progéniture. Le contenu de bīt al-ḫzīn constitue un bien précieux de la famille et est souvent implanté au fond d’al-dār.
Bīt al-ḫzīn dispose très rarement d’ouvertures autres que la porte qui la dessert. Toutefois, nous avons pu relever lors de nos investigations sur terrain que byūt al-ḫzīn de certaines diyār du gouvernorat de Sousse comportent des ouvertures hautes ou également des ouvertures zénithales qui permettent de l’éclairer. Il s’agit de cas très rares observés dans deux diyār : dār Ben Rjab à Knaies et dār Hafsa à Msaken (Fig. 7). Le type de toiture de bīt al-ḫzīn dépend de la catégorie sociale des habitants (modestes ou bourgeois) et de la localisation de la dār (rurale ou urbaine). Dans les diyār rurales et modestes, bīt al-Mūna est souvent couverte par une toiture en troncs d’arbres. Alors que dans les grandes diyār, cet espace de stockage est couvert par des voûtes croisées. Il s’agit d’un espace spacieux et généralement composé de deux ou plusieurs travées séparées par des arcades17. Le recours à ce type de toitures offre un confort thermique et une fraicheur aux espaces de stockage, favorable à la bonne conservation des denrées. Les produits agricoles stockés étaient surtout l’huile en jarres, des olives, des céréales (orge, blé et maïs), de la viande sèche (qaddīd), des fruits confits comme les figues (šrīḥa), le piment rouge sec ou en poudre, etc. chacun de ces produits était conservé dans un contenant spécifique.
Dans certaines configurations de diyār, les fonctions de bīt al-ḫzīn et al-maḫzan ont été regroupées dans un seul espace qui est al-maḫzan. Dans ce cas de figure, cet espace est spacieux et aménagé en deux parties : une réservée pour les denrées et l’autre pour l’entrepôt des objets divers.

et dār Ben Rjab (al-Knaies). Source : Photos des auteures
Nous avons pu constater lors de notre travail de terrain que certaines diyār de notables dans la ville de M’Saken, étaient construites en pierre avec des espaces de service bâtis en pisé (ṭābiya)18. De ce fait, la technique de construction commune dans cette ville et ses environs était le pisé vu l’abondance du tuf, turba bīḍā. Le recours à la pierre dans la construction des espaces domestiques était considéré comme un signe de notabilité. Il est à noter par ailleurs que le coût de construction du pisé était beaucoup moins cher que la pierre. Ce matériau présente plusieurs qualités énergétiques et thermiques. En effet, al-ṭābiya par sa forte inertie thermique, est un bon régulateur hygroscopique « permettant un confort thermique dans les espaces construits »19.
1.3. Al-hrī
L’origine du terme hrī est arabe20. Il est défini comme étant l’espace de stockage des réserves agricoles21. En Tunisie, cette composante architecturale existe dans les byūt du premier étage des habitations traditionnelles de Kairouan à l’exemple de dār al-Bey. Il s’agit d’un sous-espace réservé pour le stockage des denrées, notamment les céréales, et au rangement de la vaisselle en cuivre et des poteries22.
Al-hrī aperçu dans la zone de M’Saken et ses environs (al-Knaies, al-Moureddine, al-Borjine, etc.) est bien différent de celui de Kairouan. En effet, il s’agit souvent d’un ouvrage en bois qui pourrait être assimilé à une mezzanine meublant l’un des côtés de bīt-ḫzīn (Fig. 9). Dans les zones rurales où la fonction de stockage des denrées et de repos sont unies dans un même espace, al-hrī est aménagé généralement dans l’un des côtés des byūt (Fig. 8 )23.
La paroi du hrī donnant sur l’intérieur d’al-bīt ou d’al-maḫzan est composée de planches en bois rouge. Elle comporte en sa façade une ouverture haute de forme rectangulaire permettant le passage d’une personne. Cette ouverture est de dimensions réduites24 permettant l’accès d’un enfant ou d’une personne ayant une silhouette mince (Fig. 10). Les habitants y montaient au moyen d’une échelle amovible ou encastrée au mur. C’est là que les habitants stockaient les céréales. Déposer ces denrées notamment le blé et l’orge dans ce sous-espace sombre, frais et aéré permettait leur conservation pour une longue période.
D’après nos investigations sur terrain, al-hrī peut également prendre des formes autres que la mezzanine en bois. En effet, certains habitants de la ville de M’Saken appelaient par hrī les enfoncements qui se ferment par une menuiserie en bois, et qui se trouvent dans la partie supérieure des parois des sous-espaces de service tels que les maqṣūras, la cuisine, al-maḫzan et bīt al-ḫzīn (Fig. 11). La profondeur de ces hrīs peut atteindre les 2m. Ces espaces sont utilisés pour le rangement des objets à usage temporaire tels que les tamis.
Le dessous du hrī est souvent aménagé de jarres servant au stockage de l’huile d’olive. Dans ce cas de figure, ce sous-espace est désigné dans le dialecte local de la région de Sousse par rkun al-jrār. Quand le hrī est placé dans le maḫzan, nous trouvons souvent accroché devant un tronc d’arbre, nommé ‘ūd. Les habitants de la maison ont eu l’ingéniosité de stocker les filets (ḫiyāš) utilisés dans la cueillette des olives en hauteur en les accrochant à ce‘ūd afin de les protéger des rongeurs et de bien les aérer afin de mieux les conserver pour les saisons de cueillettes prochaines, les habitants de la maison ont eu l’ingéniosité de les stocker en hauteur en les accrochant à ce ‘ūd.

(à gauche : le hrī de dãr Romdhane à M’Saken, à droite : les hrī-s de dãr Ben Salah à al-Knaies).
Source : Photos des auteures .

Source : Relevé des auteures.


Source : Photos des auteures.


Source : Photos des auteures.
Le heri 25 existe également dans le Rif occidental marocain. Il s’agit d’un édicule construit dans la cour de l’habitation traditionnelle, et surélevé du sol par des pilotis. Il est couvert d’une toiture en chaume en double pan26. Le point commun de cet espace de stockage avec le hrī de M’Saken est l’existence d’une ouverture de dimensions réduites en hauteur accessible par une échelle en bois.

Source : https://cinumed.mmsh.univ-aix.fr/collection/item/104145-grenier-individuel-sur-pilotis-heri-restaure-dans-l-aqrar-d-el-qalaa?offset=1
1.4. Al-maṭmūra
Al-maṭmūra est une sorte d’entrepôt souterrain employé pour le stockage des céréales. Il s’agit d’une pratique de stockage traditionnelle qui a été largement utilisée dans certaines zones rurales de la Tunisie27. Le creusement de ces mṭāmir (pl. de maṭmūra) était facilité par l’existence d’une couche « pédologique près de la surface qui meuble les sédiments »28. Al-maṭmūra, épousait la forme d’un entonnoir renversé ou celle d’une poire, et pouvait avoir une section circulaire ou polygonale (Fig. 13 et 14). Sa profondeur pouvait atteindre 3m. La céréale encaissée était généralement couverte d’une généreuse couche de foin garantissant le caractère hermétique de l’entrepôt souterrain. La réduction du niveau d’oxygène dans al-maṭmūra évitait la prolifération des insectes. Stocker les céréales dans les mṭāmir assurait aux habitants leur conservation pour une longue période. En effet, « Dans un conteneur scellé, le grain continue son cycle de respiration en utilisant l’oxygène de l’atmosphère intergranulaire pour restituer du gaz carbonique. Une fois que l’atmosphère est suffisamment anaérobique, le grain atteint un état de dormance. Tant que l’atmosphère anaérobique est maintenue, le taux d’humidité ne bouge pas et une température assez basse inhibe l’activité de la microflore ; ainsi le grain sera conservé avec succès pendant une longue période »29. Nos informateurs nous ont précisé que certains de ces silos souterrains servaient au stockage d’al-fītūra (les grignons d’olives) utilisée comme aliment nutritif destiné aux animaux. Ces maṭmūras sont creusées dans les cours et patios des diyār ou encore dans les champs agricoles (Fig. 14). Leur nombre diffère d’une famille à une autre et représente un signe de richesse et une source de fierté. Nous pouvons citer à titre d’exemple dār Slama à Kalaa Kébira qui comptait 35 mṭāmir creusées dans le patio d’al-dār30.
Vu la bonne qualité du stockage dans les mṭāmir, les denrées pouvaient être conservées plusieurs années ce qui permettait d’avoir une autosuffisance alimentaire surtout au cours des années de sécheresse31.

Source : Photo des auteures.

Source : https://fac.umc.edu.dz

Source : Relevé effectué par Racha Ben Abdeljelil, Imène Slama et Kamel Labben.


Source : Photo des auteures.
2. Les espaces de stockage et de réserve privés
La configuration architecturale la plus basique des byūt est inscrite dans une forme rectangulaire et oblongue ayant abrité plusieurs fonctions. En effet, al-bīt comportait un sous-espace de séjour qui était généralement en face de la porte d’entrée et délimité par un arc aveugle. Le dortoir au niveau d’al-bīt qui occupait dans la plupart des cas étudiés, le côté droit et le côté gauche était dédié au rangement et au stockage. En outre, les formes basiques et oblongues caractéristiques des habitations rurales et modestes, nous avons relevé des configurations architecturales de byūt épousant la forme d’un T et comportant deux mqāṣir. Cette typologie du bīt se trouve dans les diyār des familles aisées de la région de Sousse tel que dār Ben Saleh à al Knaies ou encore l’exemple de dār al-Magroun à M’Saken35.
Dans ce qui suit, nous allons examiner les différentes formes ainsi que les zones de rangement et de stockage à l’intérieur d’al-bīt.
2.1. Al-maqṣūra
Al-maqṣūra est un sous-espace d’al-bīt. En littérature arabe, al-maqṣūra est une chambre de dimensions réduites indépendante des autres pièces de la maison36. Elle peut désigner dans la région de Sousse, une chambre qui se ferme par une porte ou séparée des autres sous-espaces par un rideau. Al-maqṣūra servait de dortoir pour les membres de la famille ou d’espace de rangement37. L’espace d’al-maqṣūra meuble l’unité d’habitation en forme de T qui compte généralement deux maqṣūras implantées de part et d’autre de la partie centrale dite al-Majlis (Fig. 16). Ce dernier représente l’espace de séjour de la famille. Les mqāṣir flanquant la partie de séjour se distinguaient de la chambre en T par leur minimalisme décoratif et leurs fenêtres hautes de dimensions réduites servant à l’aération38.

Source : Relevé et photo des auteures.
Outres ces maqṣūras d’al-bīt en T, nous avons relevé lors de notre travail de terrain une autre typologie d’espaces appelés par les habitants de certaines régions du gouvernorat de Sousse al-maqṣūra. En effet, l’espace situé sous la sidda ou dokkāna40 est communément nommé à Hergla et à Borjine al-maqṣūra41. Il s’agit d’un sous-espace obscur qui peut ête au même niveau que le plancher inférieur d’al-bīt 42 ou en contrebas. Dans cette configuration, les habitants y accédaient moyennant un tabouret ou deux à trois marches. Ce type de maqṣūra peut être couvert par une voûte en berceau comme celle de dār Bessa‘d à Hergla ou par des voûtins à l’exemple de dār Souayyah à Kalaa Sghira. Ces maqṣūras servaient de débarras à la famille mononucléaire, ou parfois étaient utilisées pour stocker les provisions d’huile d’olive dans les jarres agencées à cet effet43.
Dans certains cas, al-maqṣūra se trouvant en contrebas est nommée dihlīz dans le dialecte des habitants de la région de Sousse. Elle est aérée par une ouverture de dimensions réduites située au niveau du soubassement de la façade de l’unité d’al-bīt. Cette même configuration spatiale a été relevée dans les habitations traditionnelles en Constantine. Le dessous de la dokkāna de l’unité d’habitation, dit qalb al-dokkāna, était utilisé pour le stockage et le rangement. Il est ventilé également par une fenêtre basse44.
À dār Chouchène à Kalaa Sghira, nous avons trouvé une autre typologie de maqṣūra qui meuble le côté gauche d’al-bīt al-qibliyya. En effet, cette bīt compte une dokkāna pleine et une sidda. Al-dokkāna qui occupe le côté droit de l’unité d’habitation, a une hauteur égale à 53cm du sol et faisait office de dortoir. Al-sidda quant à elle est surélevée à 2.95 m au-dessus du sol et servait d’espace de rangement pour la famille. Les habitants y accédaient au moyen d’une échelle encastrée entre deux murs. Le dessous de cette sidda maçonnée faisait office d’une maqṣūra accessible par une porte en bois inscrite dans un encadrement cintré. Cette maqṣūra, couverte d’une voûte croisée, était un espace consacré au stockage des denrées (Fig. 18).

Source : Photo et relevé des auteures.
2.2. Al-‘ūd/ al-ḫīṭ
Au-dessus de la sidda ou dokkāna, est souvent accrochée en hauteur (à 1.90 m environ) une branche d’arbre appelée al-‘ūd ou al-ḫīṭ dans les villes et régions du gouvernorat de Sousse45. Cette branche est parfois remplacée par une solive en bois taillée. Elle peut également être consolidée par une tige métallique comme dans al-bīt du propriétaire de dār Bessa’d. Le ‘ūd ou ḥîṭ est présent aussi bien dans les siddas des habitations urbaines que rurales46.
Autour de ce ‘ūd sont enroulées les couvertures en laine que les habitants utilisaient en hiver47. L’ensemble est recouvert d’un drap en coton. Les couvertures forment ainsi un cylindre horizontal placé au-dessus du dortoir parental.
Cette pratique présente le savoir-faire des habitants et leur parfaite connaissance de la texture de leurs draps qui nécessitant une aération permanente et peu d’éclairage pour éviter leur détérioration par les insectes. Ce type de rangement en hauteur permet ainsi de préserver les couvertures en laine des moisissures et des acariens. Cette pratique existe encore dans les villes et villages de Sousse tels qu’al-Moureddine, al-Borjine et Kalaa Kébira (Fig.19).

Source : Photo des auteures.
2.3. Al-mārū48 /al-ḫzāna/ al-škāl
Ce sont les niches qui meublent les parois latérales d’al-bīt. Elles percent généralement la paroi parallèle à celle de la façade d’al-bīt. En effet, deux niches flanquent l’espace du séjour matérialisé par un arc aveugle. Rectangulaires et de dimensions variables, ces niches comportent deux battants en bois massif et constituent les espaces de rangement des affaires de la famille mononucléaire. Des niches peuvent également exister en bas des appuis des fenêtres et dans le sous-espace de la sidda/dokkāna. Elles sont dites ḫzāna ou mārū. À Hergla, on les nomme škāl. Ce terme peut désigner également la niche de la sqīfa dans laquelle les occupants déposent leurs clés par exemple. Bīt al-ḫzīn comporte dans certaines demeures des niches qui pourraient jouer le rôle de coffres forts dans lesquels le propriétaire déposait ses biens précieux (argent, contrats, etc.) à l’exemple de dār Boukaddida à Kalaa Sghira.
2.4. Al-maḫba’
Il s’agit d’un trou creusé en cul de sac de forme conique dans le mur du dortoir parental. Al-maḫba’ s’effectuait dans les parois construites en ṭābiya (pisé) probablement lorsque la terre était encore humide49. Le plus grand diamètre du cône ne dépasse pas 10cm permettant ainsi la pénétration d’une main (Fig. 20). Al-maḫba’, souvent dissimulé derrière un tissu ou un tapis mural couvrant les murs du dortoir parental était autrefois l’endroit où la femme cachait son argent et ses biens précieux.

Source : Photo des auteures.
Un autre sous-espace relevé à Hergla, et meublant al-bīt s’appelle le rkun. Il s’agit d’un des deux côtés d’al-bīt réservé au rangement des affaires de la famille ou au stockage des réserves alimentaires.
Il est intéressant enfin de noter que généralement la façade d’al-bīt est percée d’une porte centrale à deux battants, flanquée de deux fenêtres rectangulaires. Si cette bīt est préposée à la fonction de stockage des denrées, dans ce cas de figure, il n’y aura pas de fenêtre du côté de l’espace réservé à la conservation des produits alimentaires. Cette configuration est perçue surtout dans l’architecture domestique des villages de Sousse à l’exemple de dār Ben Rjab à al-Knaies
3. Les objets de rangement, de stockage et de réserve
3.1. Le mobilier
Rappelons que le mobilier en bois est un signe de notabilité dans les diyār traditionnelles50. On relève essentiellement la coiffeuse dite ḫzāna bil-miššišī51 et le coffre ou ṣandūq en bois. La coiffeuse est composée de deux parties superposées : la partie supérieure est un miroir rectangulaire inscrit dans un encadrement en bois. La partie inférieure compte quatre tiroirs dans lesquels la femme rangeait ses vêtements (Fig. 21). Le deuxième ouvrage en bois trouvé chez les familles aisées est le ṣandūq (le coffre). De dimensions variables, il est peint par des motifs floraux et animaliers notamment des oiseaux (Fig. 22). Dans ce coffre, la femme cachait ses attributs les plus précieux. Généralement, ces ouvrages en bois sont de style art nouveau avec leurs motifs floraux et leurs courbures. De nos jours, ces coffres représentent un ouvrage en bois authentique caractéristique d’un mode de vie ancestral. En effet, le ṣandūq servait à mettre une partie du trousseau de la mariée, une des pratiques courantes dans tout le Maghreb52. Les byūt des maisons aisées sont également meublées d’étagères, mrāfi‘ ou raššāqāt sur lesquelles la femme déposait les bouteilles d’eau de fleur distillée ou encore la lampe à huile.


Source : Photo des auteures.
3.2. Les amphores et les jarres
Bīt al-ḫzīn est l’espace de stockage des denrées, principalement l’huile, les céréales, le couscous, les légumes et les viandes séchées. Cet espace renferme entre autres des amphores de dimensions variées destinées à la conservation des réserves alimentaires citées.
Plusieurs recherches scientifiques attestent de la présence de la céramique commune modelée dès la période préromaine. En effet, la fabrication des jarres en argile existait depuis le IVe millénaire dans le vallée du Jourdain53. Cette production trouve ses origines en Afrique du Nord entre 4400 et 3800 av. JC54. De nombreuses études archéologiques sur la céramique et particulièrement sur les vases de stockage confirment la présence de ces produits en argile au cours des périodes romaine et médiévale55. Les ateliers de céramique se trouvaient à proximité des zones où l’argile était abondante. À titre d’exemple, les ateliers de Moknine, qui approvisionnent l’essentiel de la céramique de la région du Sahel, se procuraient l’argile de la carrière de Menzel Fersi56
.
Dans les sociétés agraires, la poterie a été utilisée pour de nombreuses activités dont le stockage et le transport de différents produits alimentaires. Les habitants conservaient l’huile dans des jarres et les olives confites dans des jarlets57 (Fig.23). Certains produits en poterie sont vernissés et ont des appellations diverses. Parmi les poteries que renferment bīt al-ḫzīn, nous pouvons distinguer :
- Les jarres, jarra pl. jrār, sont des récipients à grande contenance. C’est une « vaisselle domestique » fréquemment utilisée dans les différentes habitations du gouvernorat de Sousse. Ces jarres sont de forme ovoïdale à fond étroit. Elles sont employées principalement pour stocker l’huile d’olive. De nos jours, la jarre continue à avoir sa place dans les habitations traditionnelles spacieuses. Pour remplir l’huile de la jarre, les habitants utilisaient une kabbūša, récipient en céramique de petites dimensions attaché à l’une des deux anses par une corde.
- Les amphores : Les habitants du gouvernorat de Sousse employaient de nombreux types de jarlets distincts par leurs cavités, formes et usages. Nous énumérons à titre d’exemples : al-ḫābiya qui servait au stockage du couscous, al-moḫfiya et al-zīr pour le stockage de l’huile, des céréales et des légumes salés. Al-maḍrab quant à lui, était une poterie à ouverture plus large que celle de la jarra, servant uniquement au stockage des céréales58. La céramique traditionnelle est généralement vernissée en jaune et vert, couleurs de l’huile et des olives (Fig.24).


Source : Photo des auteures.
3.3. Autres ustensiles et objets de stockage
Outre que les jarres et les amphores qui meublaient les espaces dédiés au stockage, d’autres objets étaient employés à la conservation des denrées ou à leur séchage à l’ombre. Les habitants utilisaient des contenants tressés en fibres de palmier, de roseaux et d’alfa pour stocker les réserves d’ail et de piment séché. Dans certaines habitations rurales, des filets étaient accrochées au plancher d’al-maḫzan pour conserver les légumes tels que le potiron et l’oignon (Fig.25). Cette méthode permettait l’aération permanente des légumes et garantissait leur conservation pour une plus longue période.

Source : Photo des auteures