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02 | 2016

Entre vocabulaire et catégorie juridique. Usages du terme waqf au Caire à la fin du XIXe siècle

Jean-Luc Arnaud

Résumé

Un plan détaillé de la ville du Caire, dressé au début des années 1890, indique les noms du propriétaire de chaque parcelle de terrain. Il comporte plusieurs centaines d'occurrences du terme waqf. Ce terme est employé dans des locutions très diverses, elles renvoient à des établissements d'origine et de confessions multiples. Ainsi, ce plan témoigne d'un important décalage entre l'acception juridique du waqf et les usages vernaculaires. Cet article examine les multiples réalités auxquelles ces usages renvoient.


A detailed map of the city of Cairo, drawn up in the early 1890s, shows the names of the owner of each plot of land. It contains several hundred occurrences of the term waqf. This term is used in very diverse expressions, they refer to establishments of multiple origins and confessions. Thus, this plan demonstrates a significant gap between the legal meaning of waqf and vernacular uses. This article examines the multiple realities to which these uses refer.

خريطة تفصيلية لمدينة القاهرة، تم رسمها في أوائل تسعينيات القرن التاسع عشر، توضح أسماء مالك كل قطعة أرض. أنه يحتوي على عدة مئات من تكرارات مصطلح الوقف. يُستخدم هذا المصطلح في تعابير متنوعة جدًا، فهو يشير إلى مؤسسات ذات أصول وطوائف متعددة. وبالتالي، توضح هذه الخطة فجوة كبيرة بين المعنى القانوني للوقف والاستخدامات العامية. تتناول هذه المقالة الحقائق المتعددة التي تشير إليها هذه الاستخدامات.

Mots clés

waqf, Caire.

Pour citer cet article

Jean-Luc Arnaud, « Entre vocabulaire et catégorie juridique. Usages du terme waqf au Caire à la fin du XIXe siècle », Al-Sabîl : Revue d'Histoire, d'Archéologie et d'Architecture Maghrébines [En ligne], n°2, Année 2016. URL : http://www.al-sabil.tn/?p=2385

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Texte integral

En 1892, le bureau de dessin du service de la voirie du Caire, alors dirigé par un ingénieur français, prépare un plan manuscrit détaillé de l’ensemble de la ville 1 . Ce document manuscrit, dressé dans le cadre de l’élaboration d’un projet de drainage, ne résulte pas d’un nouveau relevé, il est composé dans l’urgence par les dessinateurs à partir de la documentation disponible : plusieurs centaines de plans d’alignement qui représentent chacun une rue ou une portion de rue 2 . Ces plans n’indiquent pas seulement le tracé des voies mais aussi les amorces des limites des parcelles de terrain et, dans chaque unité, le nom de son "propriétaire". A ce titre, le terme waqf (ou sa forme plurielle awqâf) apparaît plusieurs centaines de fois dans ces noms et dans des locutions de diverses formes. Le terme est employé de manière générique, il rend compte de situations très différentes en ce qui concerne le mode de possession des biens fonciers et immobiliers. Cet article se propose d'examiner les multiples réalités auxquelles ces usages renvoient. Les mentions de waqf portées sur le plan du 1892 se partagent entre deux groupes assez différents. Les plus nombreuses prennent la forme suivante : waqf untel. Le nom propre indiqué semble être celui du fondateur du waqf ; il peut être composé de son seul nom propre (waqf Bachtak), d’un nom et d’un prénom (waqf Ahmad al-Gabbas) ; quelquefois, il comporte aussi un titre religieux (waqf al-chaykh untel) ou bien civil (waqf al-ustaz al-Bayumi, waqf al-sultan Qalawûn). Enfin, la désignation du waqf indique parfois le nom de l’édifice et/ou celui donné à l’ensemble de la fondation. On trouve ainsi trois parcelles qualifiées : waqf khân Abû Tâqiyya et correspondant effectivement aux deux khân-s construits par ce prévôt des négociants du Caire vers 1614 et à un immeuble situé à proximité 3 . Plus rarement, le nom propre est précédé de la mention nizâra. Dans ce cas, il correspond à celui du gestionnaire (le nazir) de la fondation (waqf nizâra ‘Abd al-Fatah). Dans tous les cas, les patronymes indiqués dans ces désignations semblent correspondre à des personnes de religion musulmane. La seconde forme de désignation des biens waqf-s est générique, elle ne renvoie pas à un fondateur ou encore à un gérant particulier mais, le plus souvent, à l’instance chargée de la gestion du bien. Par ordre de fréquence décroissante, on trouve tout d’abord six appellations qui se regroupent en trois séries : 1. waqf et awqâf, 2. mulk al-awqâf et taba' al-awqâf, 3. nizara alawqâf et taba' diwân al-awqaf. Si les deux dernières expressions renvoient de manière explicite au ministère (nizâra) ou bien au siège de l’administration (diwân) des fondations religieuses, c’est moins évident pour les deux premières qui sont susceptibles de désigner des fondations, connues et reconnues comme telles, mais dont le nom du fondateur, du gestionnaire ou encore du bénéficiaire aurait été oublié. Pour leur part, les expressions de la seconde série semblent, comme les suivantes, renvoyer au ministère, sans que l’on puisse en être certain. Plusieurs unités de propriété, situées à cheval entre plusieurs feuilles du plan, portent parfois des désignations différentes (waqf et mulk al-awqâf ou encore awqâf et nizâra al-awqâf). Ces différences autorisent à penser que les six expressions renvoient à une même réalité, celle du ministère des waqf-s, fondé tout d’abord pour gérer les revenus destinés aux lieux saints de Médine et La Mecque mais dont la sphère de compétence est progressivement élargie à plusieurs autres établissements bénéficiaires au cours des trente dernières années du XIXe siècle 4 . Ces exemples ne présentent aucune particularité, ils ne sont spécifiques ni au Caire de la fin du XIXe siècle, ni au plan en question. Mais, celui-ci comporte aussi d’autres désignations de la seconde catégorie : celles qui indiquent le nom de l’instance chargée de la gestion du bien. Elles montrent que le mot waqf, loin d’être réservé aux fondations de confession musulmane, est aussi employé pour désigner les biens des autres communautés. Le phénomène est massif ; le plan du Caire de 1892 porte plusieurs centaines de mentions de waqf-s, aussi bien pour les chrétiens que pour les juifs. La liste est longue, et la plupart des instances bénéficiaires mentionnées correspondent à des groupes communautaires caractérisés par leur religion : alaqbât : les coptes, al- armân : les arméniens, al-yahûd : les juifs ; leur origine géographique : alafrang : les Francs, al-chawâm : du Bilâd al-Châm (province de Damas) ... ou nationale : batrikkhana al-inglizi : patriarcat des Anglais. Cependant, les instances désignées à la suite du terme waqf, ne sont pas toujours collectives, on trouve plusieurs mentions d’édifices religieux clairement identifiés : des églises ou des couvents en particulier waqf dayr al-afrang ou encore waqf kinisa al-qabat. Dans la liste de ces désignations, plusieurs sont ambiguës, par exemple, pour les biens de la communauté copte, elles ne précisent pas toujours s’il s’agit de la communauté orthodoxe ou bien des catholiques ; d’autres semblent être synonymes, en particulier celles qui désignent les biens gérés par le ministère. Ainsi, cette liste ne résulte pas d’un thésaurus qui aurait été élaboré en amont de la production cartographique. Au contraire, la diversité des désignations témoigne plutôt de celle des usages et indique que la liste résulte d’enquêtes de terrains auprès de locuteurs pour lesquels la question d’éventuelles ambiguïtés ne se pose pas. Par exemple, la désignation waqf al-batrikkhana, correspond probablement à une instance bien identifiée pour l’informateur, de la même manière que lorsque les parisiens du faubourg Saint-Antoine évoquent le « faubourg », c’est sans ambiguïté celui qu’ils habitent. De toute évidence, les rédacteurs à l’origine du plan étaient nombreux (plusieurs agents étaient chargés de chaque qism, on en compte alors 12). De manière générale, les édifices religieux repérés sur le plan sont désignés, non pas par un nom propre, mais par un nom commun correspondant à son type ou bien à son usage. On trouve des masjid-s (mosquées), des zawiya-s (lieux de retraite), des kinisa-s, terme employé à la fois pour église et pour synagogue, avec, par exemple, plusieurs : kinisa al-yahud, des madrasa-s (écoles), des darih-s (tombeaux)... Ainsi, suivant ce plan, les communautés religieuses disposeraient de deux types de bien seulement : des lieux de culte et d’enseignement d’une part et des waqf-s d’autre part dont elles tireraient des revenus. Le cadre juridique du waqf n’est effectivement pas réservé à la communauté musulmane, ni dans la vallée du Nil, ni dans les autres régions de l'empire ottoman 5 . La législation en vigueur en Egypte permet à un non musulman – chrétien, juif ou païen –, étranger ou non, de constituer ses biens en waqf au profit de ses descendants, de ses voisins ou d’un établissement religieux déterminé 6 . Au-delà de ce cadre général, un règlement de 1883, applicable aux biens waqf-s de la communauté copte orthodoxe, témoigne de l’usage effectif de cette forme juridique chez les chrétiens d’Egypte 7 . Enfin, R. Ilbert rapporte qu’en 1903, le baron F. de Menasce (notable israélite d’Alexandrie) fait construire une mosquée à Aboukir et qu’il en fait don au village après l'avoir fondée en waqf 8 . Cependant, malgré la législation, malgré cet exemple, il est peu probable que Le Caire ne comporte pas un seul immeuble géré par une communauté religieuse en dehors du cadre du waqf, comme le plan de 1892 le laisse penser. Il est remarquable qu’aucun bien ne soit enregistré comme propriété éminente d’une communauté ou encore comme bien de mainmorte, statut que les juristes distinguent sans ambiguïté du waqf 9 . Dans ce contexte, on peut se demander si, d’un point de vue juridique, l’usage du terme waqf par les rédacteurs du plan n’est pas abusif. De manière générale, les études relatives aux waqf-s ont pour source principale des actes de fondation rédigés par des clercs. Lettrés et spécialistes de droit musulman, ils connaissent bien les catégories juridiques et les usages du waqf. Le plan du Caire a été préparé par des techniciens, topographes sans doute, qui ne se sont pas embarrassés avec les distinctions des juristes pour démêler les imbrications entre les multiples ayants droits de chaque unité de terrain. Les informations qu’ils ont portées sur les plans des rues n’ont pas été déterminées sur la base d’actes de propriété ou de documents d’archives 10, elles résultent plutôt d’enquêtes conduites auprès des habitants et des chaykh-s de quartiers. Ainsi, ce plan témoigne de l’usage qui est alors fait du terme waqf par la plus grande part des Cairotes de la fin du XIXe siècle plutôt que de la large diffusion de cette catégorie juridique auprès des multiples instances communautaires. Il n’en reste pas moins qu'il constitue une source jusqu’alors inexploitée pour saisir la répartition géographique des biens – quel que soit leur statut juridique – gérés par les multiples communautés religieuses considérées.

Annexe

Expressions qui comportent le terme waqf dans le plan du Caire de 1892

Musulmans familiaux
Waqf untel
Taba’ waqf untel
Waqf sayidna untel
Waqf al-imâm untel
Waqf al-chaykh untel
Waqf ahlî nizâra untel

Musulmans du ministère
Awqâf
Al-awqâf
Mulk al-awqâf
Taba’ al-awqâf
Nizâra al-awqâf
‘Umûm al-awqâf
Taba’ diwân al-awqâf
Waqf al-haramayn wa al-'imamayn

Arméniens
Waqf al-armân
Waqf kinisa al-armân
Waqf al-arman al-'aslî
Waqf al-arman al-katûlik

Coptes
Waqf al-qabat
Waqf al-aqbât
Waqf kinisa al-qabat
Waqf al-qabat al-'aslî
Waqf al-qabat al-katûlik

Juifs
Waqf al-yahûd al-rabani
Waqf al-yahûd al-qarâyun

Catholiques latins
Waqf al-katûlik
Waqf al-afrang
Waqf dayr al-afrang
Waqf kinisa al-afrang
Waqf al-rahbân al-fransâwî

Autres catégories
Waqf al-rûm
Waqf al-tûrk
Waqf al-chawâm
Waqf al al-arwam
Waqf al-batrikkhana
Waqf kinisa al-chawâm
Waqf al-batrikkhana al-inglisi.

Notes

1 Ce plan manuscrit, qui se développe sur environ 490 mètres carrés à travers 352 feuilles, est conservé aux archives du service de la cartographie d'Egypte – Maslahat al-Misaha, à Giza, sans cote.
2 Plans dressés au cours des 10 années précédentes dans le cadre de la procédure de déclaration d’utilité publique des voies de circulation de la ville. J.-L. Arnaud, 1998, Le Caire, mise en place d’une ville moderne 1867-1907, Arles, Actes sud, p. 232-233.
3 S. Denoix, J.-C. Depaule et M. Tuchscherer, 1999, Le Khan al-Khalili. Un centre commercial et artisanal au Caire du XIIIe au XXe siècle, Le Caire, IFAO, vol. 2, p. 61-62.
4 L’administration des waqf-s a été créée en Egypte en 1835, elle devient un ministère en 1879. Rapport administratif pour l'année 1910 présenté à S.A. le khédive par le directeur général des Waqfs, Le Caire, administration générale des Waqfs, 1911, p. 4-7. Il est remarquable que le plan repère les fondations affectées aux deux lieux saints (Médine et La Mecque) par une désignation particulière : waqf al haramayn ou bien waqf al ‘imamayn wa al-haramayn.
5 R. Deguilhem, 1997, « La gestion des biens communautaires chrétiens en Syrie au XIXe siècle », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 79-80, p. 215-224.
6 P. Gelat Bey., 1906, Répertoire général annoté de la législation et de l'administration égyptienne, Alexandrie, Lagoudakis, vol. 4, p. 771-781.
7 G. Baer, 1969, Studies in the Social History of Modern Egypt, Chicago, London, The University of Chicago Press, p. 219.
8 R. Ilbert, 1996, Alexandrie 1830-1930. Histoire d’une communauté citadine, Le Caire, IFAO, p. 441.
9 Selon eux, la mainmorte est contradictoire avec l’idée même de waqf qui sépare l’usufruit du bien-fonds. F. Laloe, 1910, « Un européen peut-il constituer un waqf en Egypte ? », Egypte contemporaine, 1, p. 603.
10 Les mentions portées sur le plan sont très laconiques ; elles ne sont pas à même de rendre compte des multiples imbrications qui organisent la propriété foncière dans les quartiers anciens du Caire et ne résultent en aucun cas d’enquêtes approfondies.

Bibliographie

Afifi, M., 1994, "Les waqfs coptes au XIXe siècle", in F. Bilici, éd., Le waqf dans le monde musulman contemporain (XIXe -XXe siècles), Istanbul, IFEA, p. 119-122.
Deguilhem, R., 2005, « Comprendre le waqf dans le monde musulman et chez les Chrétiens d’Orient », Moscow State University Historical Journal (Oriental Series), vol. 4, pp. 69-91.
Deguilhem, R., 2008, "The waqf in the City", in S. Jeyyusi, R. Holod, A. Petruccioli et A. Raymond (dir.), The City in the Islamic World, Leyde, Brill, p. 923-950.
Saliba, S., 2004, "Waqf et gérance familiale au Mont-Liban à travers l'histoire du couvent maronite de Mar Challita Mouqbès (XVIIe -XIXe siècles), In R. Deguilhem et A. Henia, (dir.) Fondations pieuses (waqf) en Méditerranée : enjeux de société, enjeux de pouvoir, Koweït, Fondation des Awqaf du Koweït, p. 99-129.
Shaham, R., 1991, "Christian and Jewish waqf in Palestine during the Late Ottoman Period", Bulletin of Oriental and Asian Studies, 45-3, p. 460-472.
Toukabri, Hmida, 2011, Satisfaire le ciel et la terre : les fondations pieuses dans le judaïsme et dans l'Islam au Moyen-Age, Paris Honoré Champion.

Auteur

Jean-Luc Arnaud

Aix Marseille Univ CNRS TELEMME, Aix-en-Provence, France.

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