La femme au hammam dans l'œuvre du peintre Jellal Ben Abdallah
Ilyes Zaafouri
Résumé
Jellal Ben Abdallah (né en 1921) et sans doute l'un des peintres tunisiens qui a le plus
contribué à forger l'image de la Tunisie et à ce qu'on appelle « la tunisianité » dans la peinture avec
entre autres Zoubeir Turki (1924-2009).
Le répertoire artisanal et décoratif reste l'univers essentiel de son œuvre, ainsi les hommes et
surtout les femmes qu'il peint à l'intérieur des demeures, sont toujours entourés de motifs
ornementaux, de faïences murales, d'arabesques, d'éléments de mobilier, d'objets d'usage
domestique et de vêtements. Cette approche avait pour but de fixer les multiples aspects de la vie
traditionnelle, entre autres la vie de la femme.
Cette étude vise à élucider la prépondérance en Tunisie après l'indépendance, de l'un des
thèmes majeurs de la peinture orientaliste à savoir la femme au hammam.
Comment ce thème est-il traiter par Ben Abdallah ?
Jellal Ben Abdallah (born in 1921) and undoubtedly one of the Tunisian painters who contributed the most to forging the image of Tunisia and to what we call “Tunisianness” in painting with, among others, Zoubeir Turki ( 1924-2009). The artisanal and decorative repertoire remains the essential universe of his work, thus the men and especially the women that he paints inside the homes, are always surrounded by ornamental motifs, wall tiles, arabesques, elements furniture, household items and clothing. This approach aimed to fix the multiple aspects of traditional life, including the life of women. This study aims to elucidate the preponderance in Tunisia after independence of one of the
major themes of orientalist painting, namely the woman in the hammam. How is this theme treated by Ben Abdallah?
جلال بن عبد الله (مواليد 1921) وهو بلا شك أحد الرسامين التونسيين الذين ساهموا أكثر في صياغة صورة تونس وما نسميه "التونسية" في الرسم مع زبير تركي (1924-2009). تظل الذخيرة الحرفية والزخرفية هي الكون الأساسي لعمله، وبالتالي فإن الرجال وخاصة النساء الذين يرسمهم داخل المنازل، محاطون دائمًا بزخارف الزينة وبلاط الجدران والأرابيسك وعناصر الأثاث والأدوات المنزلية والملابس. ويهدف هذا النهج إلى إصلاح الجوانب المتعددة للحياة التقليدية، بما في ذلك حياة المرأة. تهدف هذه الدراسة إلى توضيح الغلبة التي شهدتها تونس بعد استقلال إحدى الدول المواضيع الرئيسية في الرسم المستشرق، وهي المرأة في الحمام. كيف يعالج بن عبد الله هذا الموضوع؟
Mots clés
Tunisianité, femme, hammam, nu, sexualité, Jellal Ben Abdallah, peinture.
Pour citer cet article
Ilyes Zaafouri, «La femme au hammam dans l'oeuvre du peintre Jellal Ben Abdallah », Al-Sabîl :
Revue d'Histoire, d'Archéologie et d'Architecture Maghrébines [En ligne], n°2, Année 2016.
URL : http://www.al-sabil.tn/?p=2293
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Texte integral
Depuis l'époque coloniale, le hammam occupe un rôle essentiel, dans la création picturale
en Tunisie. Hérité de la peinture orientaliste, le thème est essentiellement associé à la femme. Elle
est souvent représentée nue, seule ou avec plusieurs femmes. Certes, le thème de la femme au
hammam ou la femme au bain, en peinture est de tradition occidentale mais il y a ce qui le justifie,
dans la culture arabo-islamique. En effet, le hammam est une institution forte répandue, dans le
monde arabo-musulman. C'est l'institution islamique, la plus typique, après la mosquée. Il
symbolise la propreté rituelle du musulman, il est la synthèse de toutes les prescriptions
coraniques, vécues au quotidien. Carrefour de la vie sociale, le hammam est considéré par la
tradition populaire, comme un médecin muet.
D'héritage gréco-latin, le hammam est adopté par le monde arabo-musulman afin de vivre,
au quotidien, les prescriptions religieuses, concernant la propreté du corps. Il n'est point de petite
bourgade ou de village qui n'ait son hammam. Depuis le Moyen-Age, il a pris une place, très
importante, dans la vie sociale. Abdelwahab Bouhdiba note qu' « à Bagdad au Xème siècle on peut
estimer qu'il y avait un hammam pour 50 habitants et que le Kairouan aghlabide en contenait
1 pour 80 habitants »
1
.
L'imagerie abondante, sur le hammam, n'est pas due seulement à son importance dans la vie
sociale ou dans l'hygiène de vie mais à son caractère fortement érotisé. « Tellement d'ailleurs que
le nom finit, à force de sous-entendus et d'évocations grivoises, par signifier aux yeux des masses
l'acte sexuel lui-même. « aller au hammam » dans beaucoup de pays arabes signifie purement et
simplement "faire l'amour". Puisqu' aller au hammam relève du souci d'ôter la souillure,
consécutive à l'acte sexuel et puisque le hammam ; de par les soins qu'il comporte, est aussi une
préparation à l'acte sexuel, on peut dire que le hammam est, à la fois, conclusion et propédeutique
de l'œuvre de chair. Le hammam est l'épilogue de la chair et le prologue de la prière. La conduite
du hammam est une conduite pré et post-sexuelle. Purification et sexualité se relaient. Le hammam
apparait comme la médiation nécessaire, entre la jouissance sexuelle où le musulman devient
impur et perd sa tahara et le moment où il fait sa prière »
2
.
Comme le décrit Abdelwahab Bouhdiba, le hammam est un lieu surévalué, sexuellement.
Pas étonnant, alors, qu'il éveille autant de fantasme ; chez les peintres orientalistes, depuis le
XIXème siècle. Ainsi, Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867) réalise Le Bain turc, 1862, la
peinture la plus érotique de son œuvre. Il s'inspira des lettres de Lady Mary Wortley Montagu
(1690-1760), femme de l'Ambassadeur d'Angleterre, à Constantinople, qui raconte une visite d'un
bain, pour femmes, à Istanbul, au début du XVIIIème siècle. L'œuvre représente des dizaines de
femmes turques, nues, assises dans des attitudes variées, sur des sofas, dans un intérieur oriental,
autour d'un bassin. Beaucoup de ces baigneuses, juste sorties de l'eau, s'étirent ou s'assoupissent.
D'autres papotent, prennent du café. Au fond, une femme danse, au premier plan, une autre, vue
de dos, joue de la musique, avec une sorte de luth, un tchégour.
Lady Mary Wortley Montagu décrit un spectacle, auquel elle a assisté. Mais, le peintre, sans
quitter l'Europe, imagine un univers fantasmatique où tout est érotique, la chaleur qui invite à se
détendre, la nudité et le cadre rond, qui fait, du spectateur, un voyeur à qui est offert un moyen de
jeter un regard, sur l'Orient interdit. Cette vision érotique, de la femme au bain devint un thème
récurrent, chez tous les peintres orientalistes, offrant une authenticité, très relative, de la femme
orientale.
Il ne s'agit pas que d'un fantasme ; la découverte voyeuriste du corps féminin, dans le
hammam, corps dénudés et sans pudeur, des vieilles femmes ou corps, entourés de pagnes
humides, pour les plus jeunes filles, correspond à une expérience, vécue par de nombreux préadolescents, dans les pays où les bains publics sont demeurés une institution vivante. Aussi
bien, pour le monde occidental que pour le monde arabe, le hammam reste un lieu fortement
érotisé, sur lequel vient se greffer un imaginaire presque libidinal.
Sujet de prédilection, pour les peintres orientalistes du XIXème siècle, la femme au bain
demeure, jusqu'à après l'Indépendance, un thème récurrent, dans la peinture tunisienne. Cela est
dû, comme nous l'avons déjà mentionné, à l'importance de cette institution, dans la vie quotidienne,
jusqu'à nos jours.
Pour mieux cerner l'importance du hammam, dans l'imaginaire des artistes tunisiens, il faut
revenir sur l'expérience, vécue par les pré-adolescents, dans le pays, admis à partager l'intimité des
femmes, jusqu'à leur première puberté, première vraie souffrance car elle signifie une deuxième
naissance, deuxième expulsion de l'utérus, arrachement et ségrégation. Bouhdiba l'explique :
« Comme le veut l'usage, quand le hammam est ouvert aux hommes, aucune femme, aucune fillette
n'y est admise. Il en va tout autrement lorsque le hammam est ouvert aux femmes. Certes aucun
homme adulte n'y est admis. Mais les garçons le sont, ils vont en compagnie des femmes et ce,
jusqu'à leur puberté. Comme par ailleurs l'âge de la puberté n'est pas le même pour tous, que le
seuil à partir duquel on est « devenu grand » est fort élastique ; comme une mère a toujours
tendance à voir dans son fils un éternel enfant ; comme les autre femmes ne sont nullement
dérangées par la présence d'un garçon jeune ou pas, comme au surplus mener au hammam est une
corvée dont le père préfère se décharger, aussi longtemps que possible, sur la mère, le spectacle de
grands enfants, de pré-adolescents, côtoyant dans leur nudité celle de femmes de tous âges n'est
pas rare. Il faudrait que le jeune homme se laisse aller à un geste inconsidéré ou à un propos déplacé
pour que la tenancière vienne dire doucement à la maman : « ton fils a grandi, ne l'amène plus avec
toi. » Quel arabo- musulman n'a été ainsi exclu du monde des femmes nues ? Quel arabomusulman ne garde le souvenir de tant de chair nue et de tant de sensations ambigües ? Qui ne
garde le souvenir de l'incident à partir duquel ce monde du nu a sombré dans l'interdit ? »
3
.
Ainsi, dès le premier vrai regard sur la nudité, le garçon est chassé du hammam des femmes
et renvoyé vers le monde des hommes ; ce moment est décrit comme métaphore du paradis perdu.
D’où cette nostalgie exprimée par les peintres tunisiens, sur le thème du hammam et si bien décrite,
par Bouhdiba : « Le hammam est autre chose qu'un simple cabinet de toilette. Monde inattendu,
souvenirs mêlés, pudeur et impudeur, lassitude et détente, tout se confond et se fond dans cette
atmosphère humide et vaporeuse des chambres chaudes mais aussi dans celle de nos esprits. Nous
naissons, enfants, au hammam. Et devenus adultes, nous le peuplons de nos souvenirs d'enfance,
de nos phantasmes, de nos rêves et c'est là, pour tout musulman, une manière précise de revivre
son enfance et ce, à partir de son expérience du hammam. Oui, on peut parler de « complexe du
hammam ». Tout un pan de la vie sexuelle s'organise en effet autour du hammam, le réel et le refus
du réel, l'enfance et la puberté, le passage et l'initiation s'intègrent dans une espèce de constellation
de sens que cristallise le hammam »
4
.
Jellal Ben Abdallah est, sans doute, l'artiste tunisien qui a, le plus, travaillé sur la femme au
hammam. Essentiellement miniaturiste, il renoue avec l'expérience de son prédécesseur Aly Ben
Salem, premier miniaturiste tunisien. D'inspiration orientale, l'œuvre de Ben Abdallah s'inscrit
dans la tradition picturale arabe et persane, du Moyen-Age, renouvelée depuis le début du XXème
siècle, avec des peintres, comme Mohammed Racim (1896-1975).
Reprenant les codes esthétiques traditionnels de la miniature persane qui sont l'absence du
modelé, du volume et de tout naturalisme ainsi que les codes esthétiques, des bas-reliefs mésopotamiens et de la peinture égyptienne antique, l'artiste réalise plusieurs tableaux, sur le
thème de la femme au hammam.
Bain turc, de 1979 est une œuvre très représentative, de cette approche (Fig.1). Elle
représente trois femmes nues, dans un hammam: au premier plan et au centre du tableau, une
femme à genou, devant une assiette, avec trois grenades (ce fruit est, depuis des temps
immémoriaux, symbole de vie et de fertilité, chez beaucoup de peuples) ; derrière la femme, deux
seaux remplis d'eau ; au deuxième plan, une femme nue portant un collier, assise sur une large
banquette, couverte de carrelage; au troisième plan, une femme nue, à genou, se coiffant les
cheveux ; au fond, une architecture orientale, avec deux colonnes et un arc.
Tout comme l'œuvre d'Ingres, le Bain turc de Ben Abdallah est une ode à la délicatesse de la
peau et aux courbes sensuelles de la femme. Le tableau, avec ses modèles, dégage une réelle
puissance érotique, accentuée par le choix des couleurs chaudes, qui évoquent la chaleur, le
bien-être et le plaisir.
N'ayant recours à aucun modèle particulier, pour la réalisation de son œuvre et s'inspirant,
uniquement, de son imagination et de ses fantasmes, Ben Abdallah peint des jeunes femmes, avec
des traits orientaux, des cheveux bruns et frisés, des yeux en amande, rappelant la peinture
égyptienne antique. Ainsi, plusieurs formes esthétiques cohabitent, comme nous le montre la tête
de la deuxième femme, au centre du tableau, peinte de profil, alors que le corps est dessiné de
trois-quarts. A la manière d'une peinture égyptienne, chaque partie du corps est représentée, sous
son angle le plus caractéristique. La tête se voit mieux de profil, et elle est dessinée de côté. Ce
signe particulier de la peinture de Ben Abdallah accentue le sentiment que chaque personnage du
tableau est indépendant des autres, qu'il a une vie propre. Les personnages n'interagissent pas entre
eux, chacun porte son regard, dans une direction différente.
Dans une autre œuvre, intitulée Le bain (Fig.2), Ben Abdallah met en scène trois femmes
nues, dans un hammam. Au premier plan, se trouve une femme allongée, sous son coude gauche,
un chapiteau, au deuxième plan, une autre femme, en train de se laver les cheveux, au troisième
plan, une femme allongée, tenant dans sa main gauche, une sorte de branche qui rappelle le rameau de myrte 5
, l'un des attributs des trois grâces.
La technique reste la même, négligence des apparences sensibles, des illusions d'optique, la
perspective, les ombres et les lumières mais on remarque une mise en valeur, plus importante, des
trois personnages. Ces derniers occupent tout l'espace du tableau, ils sont peints d'une manière
subtile, sans aucun modelé ni volume. Afin de séparer les corps, les uns des autres et, peut-être,
pour créer un effet de profondeur, l'artiste peint la première femme, d'une couleur blanchâtre, la
deuxième, avec un jaune orangé et la dernière, avec un marron. Cette sorte de dégradation de
couleurs, au-dessus d'un fond sombre, met en valeur les corps des jeunes femmes nues.
A l'inverse du premier tableau, on remarque, ici, une absence, presque totale, de toute
architecture. Ainsi, le regard du spectateur est axé, exclusivement, sur les trois corps nus. Et,
puisque nous évoquons la relation, entre le spectateur et l'image, il faut s'interroger sur un geste,
très particulier, le regard des femmes. Ces dernières dirigent leurs regards, selon l'espace
bidimensionnel de leurs gestes. Se présentant de profil ou tournant la tête de trois-quarts, elles
ignorent, totalement, le spectateur qui, de ce fait, ne peut participer à la scène, qui se déroule sous
ses yeux.
Malgré leur nudité, leurs yeux « de séductrices » et ses objets fétiches, ces femmes
n'inspirent guère la sensualité. Dépourvues de véritable volume, elles semblent statiques et rigides.
Frontalité et raideur priment, ici, sur toute tentative de rendu réaliste. L'accent est mis, comme
dans toutes les œuvres de Ben Abdallah, sur l'aspect décoratif, de figures éternellement jeunes. Le
peintre fait tout son possible, pour accentuer les traits, chantés par les poètes, tels que la rondeur
"de lune" du visage, la ligne admirable du nez, la langueur du regard, la petitesse de la bouche,
l'arc des sourcils, la discrétion de la poitrine et le teint de jais, de la longue chevelure, le tout peint
avec une telle fougue, que les figures en perdent toute proportion réaliste, pour devenir de simples
stéréotypes.
Dans un autre tableau, intitulé Femmes se lavant les cheveux (Fig.3), Ben Abdallah met en
scène, encore une fois, trois femmes nues, dans un hammam. Au premier plan, une femme nue, de
profil, sur une large banquette, couverte de carrelage, accroupie et se coiffant les cheveux, avec un
peigne. Au fond du tableau, deux femmes, assises, face à face, l'une, sur un chapiteau et l'autre,
sur une serviette.
A l'inverse du tableau précédent, où il n'y a pas de profondeur, dans cette œuvre, l'espace est
construit avec une perspective, à point de fuite. Cette volonté d'approcher la réalité sensible est
appuyée par la présence de plusieurs objets, comme les seaux, les chaussures en bois et les
différents récipients. L'absence d'architecture, la touche impressionniste, qui enveloppe d’une
brume épaisse et lumineuse, le fond et les différents éléments du tableau ne laissent, au spectateur,
après la contemplation de l’œuvre, qu’une « impression » vaporeuse. Ainsi, le tableau fait la part
belle, à l'atmosphère qui règne dans un hammam.
Le groupe de trois femmes dénudées est un thème récurrent, dans la peinture. Symbole de la
beauté, des arts et de la fertilité, il a inspiré de grands peintres et sculpteurs, comme Rubens,
Fragonnard, Raphaël, Botticelli, etc.
Ces femmes, appelées les Trois Grâces sont des divinités mineures, considérées comme les
compagnes d'Aphrodite. Elles seraient les filles de Zeus et d'Eurynomé, la fille d'Océan et de
Téthys. Le plus souvent, au nombre de trois, les Grâces (en grec : charités - en latin : gratiae)
personnifiaient la joie, l'abondance et la beauté. Vraisemblablement, Ben Abdallah s'est inspiré de
ce thème, afin de réaliser les deux œuvres que nous venons d'analyser, d'autant plus qu'il y a
quelques références significatives, comme le rameau de myrte ou les trois grenades, remplaçant
les trois pommes.
Ben Abdallah s'attaque à un autre thème majeur de la peinture, quand il peint Hammam, en
1980 (Fig. 4), le thème des deux amies. Il remonte à la plus haute antiquité mais, c'est au début
du XXème siècle, qu'il devient un sujet, à part entière, traité par bon nombre de peintre et non des
moindres, il s'agit de Marie Laurencin, André Lhote, Mariette Lydis, Louise Janin, Louise Hervieu,
Pablo Picasso, Paul Delvaux et même, le tunisien Aly Ben Salem, dans plusieurs tableaux, parmi
lesquels Les deux amies, de 1943 (Fig.5).
Les deux femmes occupent une position centrale, dans le tableau, la première, assise au bord
d'une large banquette tandis que la deuxième, portant une serviette de bain, autour des hanches,
est allongée à l'autre bord. Au fond du tableau, à gauche, une colonne avec un chapiteau corinthien.
Comme dans la plupart des œuvres de Ben Abdallah, on remarque une absence de perspective. Le
tableau est construit par étagement, un premier niveau, où se trouvent les deux seaux, le deuxième,
la première femme, le troisième, où est allongé le deuxième personnage ; le quatrième et dernier
niveau est déterminé par la colonne. Ainsi, les deux femmes sont aussi grandes, l'une que l'autre
et aussi nettes, sans aucun flou. On peut observer, également, une absence de lumière, sur les objets
et sur les deux corps, malgré le faisceau lumineux, qui pénètre par la lucarne. A l'inverse de la
plupart des œuvres de Ben Abdallah, où dominent les couleurs vives, dans ce tableau, plutôt
sombre, se dégage une atmosphère mélancolique, triste, et un peu inquiétant. Le hammam n'est
plus ce lieu paradisiaque, où s'offrent les corps idéalisés des jeunes femmes. Un certain glissement
réaliste s'opère dans l'art de Ben Abdallah, les femmes semblent plus réelles, on voit même
apparaître certains attributs sexuels, comme la pilosité pubienne. En effet, le triangle pubien fut,
le plus souvent, caché, soit par un geste de la main, soit par un autre personnage, situé devant. Ici,
la femme ne semble pas dérangée, par le pagne qui tombe, faisant apparaître les parties intimes de
son corps. Ainsi, les gestes des femmes sont beaucoup plus naturels. Les femmes réapparaissent
sous un autre jour, sous une autre forme, subversive, d’un ordre de la représentation, où elles ne
sont pas seulement montrées, comme objet de désir mais comme sujet, à part entière.
Si nous revenons à la tradition prophétique et à l'interprétation du texte coranique, on trouve
que la pilosité féminine est extrêmement régulée, les poils du corps doivent être éliminés, pour
dissocier les corps féminin et masculin, comme l'explique Frédéric Lagrange : « la distinction des
genres n'est pas un choix ou une esthétique, mais une recommandation de la foi, qui demande que
les corps se plient dans leur apparence à la bipartition »
6
. Dans La sexualité en islam, Abdelwahab
Bouhdiba souligne que, dans la culture islamique, le sexe de la femme est tout particulièrement
aimé, quand il est bien épilé. « Le fait est d'ailleurs que l'épilation est un élément important de la
conduite au hammam, de l'hygiène, de la toilette et de l'art de se rendre beau et disponible à l'œuvre
de chair. Une femme non rasée est réputée répugnante, sale, peu soignée de sa personne. Les poils
dits superflus passent pour donner un aspect répugnant, hommasse (murujla). L'hirsutisme est antiérotique et d'ailleurs seules les jeunes filles et les femmes en deuil doivent ne pas se raser le pubis
ni s'épiler le corps. Un sexe non épilé est aisément assimilé à un mauvais œil »
7
.
Cette œuvre constitue, donc, une réelle transgression des codes esthétiques et des valeurs
sociales, la femme est beaucoup moins idéalisée, que dans les autres œuvres de l'artiste. Même le
hammam est peint, ici, comme un lieu sombre, à l'inverse des deux premiers tableaux, où il est
décrit comme un lieu lumineux, peut-être s'agit-il de la salle de sudation, qui se trouve
généralement au fond du hammam et qui est la salle la plus obscure, dans laquelle les femmes se
préparent au gommage du corps.
Notes
1 Abdelwahab Bouhdiba, 1973, p. 121. 2 Abdelwahab Bouhdiba, 1998, p. 203.
3 Abdelwahab Bouhdiba, 1998, p. 206. 4 Abdelwahab Bouhdiba, 1998, p. 207.
5 Le Myrte est sacré depuis l'Antiquité où il était utilisé pour les fumigations et pour la préparation d'huiles et
d'onguents parfumés. Le Myrte était un symbole de pureté, de grâce et d'amour féminin, et il fut souvent associé à des
déesses : Janna, Astarté, Aphrodite, Vénus. En Orient le Myrte est considéré comme une plante apportant la
bénédiction, et en Occident son parfum est réputé pour être apprécié des anges.
6 Frédéric Lagrange, 2008, p. 57. 7 Abdelwahab Bouhdiba, 1998, p. 248.
Bibliographie
Bakalti Souad, 1996, La femme tunisienne au temps de la colonisation : 1881-1956, L'Harmattan,
Paris.
Ben Abdallah Jellal, 1992, Une mémoire tunisienne, Cérès, Tunis.
Bouhdiba Abdelwahab, 1978, Culture et société, Publications de l'Université de Tunis, Tunis.
Bouhdiba Abdelwahab, 1998, La sexualité en Islam, PUF, Paris.
Chebel Malek, 2004, Le corps en Islam, PUF, Paris.
Chebel Malek, 2002, L’imaginaire arabo-musulman, PUF, Paris.
Clevenot Dominique, 1994, Une esthétique du voile, essai sur l’art arabo-islamique, L’Harmattan,
Paris.
Lagrange Frédéric, 2008, Islam d'interdits Islam de jouissance, Cérès, Tunis.
Auteur
Ilyes Zaafouri
Assistant universitaire – Institut Supérieur d'Arts et Métiers de Kairouan - Université de Kairouan.
Laboratoire d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines-Université de la Manouba.