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Numéro 07
Dégradation du patrimoine ksourien du sud algérien
Cas du tissu résidentiel des Ziban (Biskra)
Sami Zerari, Leila Sriti et Khaled Mansouri
Joseph Hiriart et Jean-Marcel Seignouret, Maîtres français de l'Art déco
Esquisse de dix années d'activités à Tunis (1927-1936)
Lauren Etxepare
et Esmahen Ben Moussa
Genèse du village colonial à Tébourba
Faiza Matri
07 | 2019
Le plan de Tunis de 1882.
Quand la qualité graphique compense la faiblesse des sources
Jean-Luc Arnaud
Table des matieres
Résumé
Au début des années 1880, les ingénieurs du service cartographique de l’armée française sont très actifs en Tunisie ; ils préparent en même temps des cartes topographiques générales et une représentation détaillée des environs de Tunis.Les archives relatives à la production de ce plan témoignent des méthodes mises en œuvre et de la qualité du résultat obtenu. Les opérateurs travaillent dans un contexte d’urgence qui ne permet pas de développer les méthodes exploitées pour les relevés réguliers. Le résultat obtenu donne l’apparence de travaux effectués suivant les règles de l’art. Il trouve cependant son origine dans l’habileté du rédacteur plutôt que dans la qualité des relevés de terrain.
Mots clés
Cartographie, topographie, géodésie, nivellement, dessin, épistémologie, Tunis, Perrier, Latour, Olivié, Blasius, Tocanne, Service géographique de l’armée, Dépôt de la guerre.
Abstract
At the beginning of the 1880s, cartographic engineers of the French army were very active in Tunisia. At the same time, they prepare general topographic maps of the country and a detailed representation of Tunis suroundings. The archives relating to the production of this plan testify to the methods implemented. Operators work in an emergency context that does not allow to develop the methods used for regular surveys. The result obtained gives the appearance of work done according to the rule book. However, it stems from the cartographer’s skill rather than from the quality of field surveys
Keywords
Cartography, mapping, topography, geodesy, leveling, epistemology, Tunis, Perrier, Latour, Olivié, Blasius, Tocanne, Service géographique de l’armée, Dépôt de la guerre.
الملخّص
في بداية ثمانينيات القرن التاسع عشر ، انجز مهندسو رسم الخرائط التابعين للجيش الفرنسي في تونس عملا دؤوبا. فقد أعدوا إلى جانب الخرائط الطبوغرافية العامة رسومات تفصيليًة لأحواز مدينة تونس. وتدلنا الأرشيفاتالمتعلقة بالخرائط والأمثلة المنجزة على الطرق المتبعة. وتبرهن هذه الرسومات والأمثلة على مهارة المهندسين وحرفيتهم التي مكنتهم من التغطية على بعض النقائص الناتجة عن عملهم في ظروف صعبة.
الكلمات المفاتيح
رسم الخرائط، الطوبوغرافيا، الرسم، تونس.
Pour citer cet article
Arnaud Jean-Luc, « Le plan de Tunis de 1882.
Quand la qualité graphique compense la faiblesse des sources », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture
Maghrébines [En ligne], n°07, Année 2019.
URL : https://al-sabil.tn/?p=17155
Texte integral
Le protectorat de la France sur la Régence de Tunis – alors province de l’empire ottoman – est établit par le traité du Bardo ratifié au mois de mai 1881. Cet accord politique est suivi par une occupation militaire, l’armée se dote alors des outils de connaissance du territoire nécessaire à ses opérations. Cependant,le prolongement vers l’est de la carte topographique de l’Algérie, opération de longue durée s’il en est, n’est pas encore à l’ordre du jour. Dans un premier temps, le Dépôt de la guerre concentre ses forces sur les lieux et les informations stratégiques. Ainsi, dès le mois de mai 1882, il publie une carte à petite échelle des itinéraires de la Régence qui, le cas échéant, faciliterait le déplacement d’un corps d’armée depuis l’Algérie et son déploiement dans le nord de la Tunisie1.
Dans les environs de Tunis, siège du pouvoir et lieu de concentration d’une importante population, un plan préparé en 1878 permet d’organiser les premières installations militaires2. Dressé sous la direction d’un polytechnicien spécialiste des questions de cartographie, ce plan présente toutes les garanties de qualité3. Cependant, quelques années plus tard, le Dépôt de la guerre publie un nouveau plan des environs de Tunis4. Ce plan figure un territoire de trente par trente-quatre kilomètres, il est partagé en neuf feuilles à l’échelle 1:20 000 dont l’assemblage ne mesure pas moins de 150 par 170 cm (fig. 1). A ce titre, il présente plus de détails que celui de 1878 dont l’échelle est de moitié inférieure. Ce plan, imprimé en noir, comporte peu de renseignements quant à sa production : ni date de publication, ni mention d’édition5. Par contre, le cartouche indique qu’il résulte de relevés effectués par les sous-lieutenants Latour, Dollé, Olivié et Blasius, sous la direction du sous-lieutenant Tocanne, entre les mois de juillet et d’octobre 1882 (fig. 2). Leurs travaux ne semblent pas avoir laissé de traces dans les archives militaires mais la cartothèque de l’institut national de l’information géographique et forestière conserve de nombreux dessins manuscrits dont les signatures et les dates les rattachent sans ambiguïté à la préparation de ce plan6.
Cet ensemble de manuscrits présente l’opportunité de saisir la manière dont l’armée française procédait pour dresser une carte détaillée en dehors d’un programme régulier. On en examinera successivement trois aspects. Cet article montre tout d’abord que, malgré l’éloignement de la région représentée par rapport au siège du Dépôt de la guerre (Paris), ce plan constitue un maillon des recherches graphiques qui sont alors en cours pour améliorer la figuration du modelé du terrain. L’examen s’attache ensuite à la mise en forme du plan. Il permet de documenter la qualité des relevés initiaux et surtout de saisir l’ampleur de la tâche accomplie par le rédacteur pour mettre en cohérence des relevés qui ne le sont pas vraiment. La dernière partie questionne les pratiques du Dépôt de la guerre en ce qui concerne la qualité, pas toujours si effective que la facture des documents le laisse penser, de sa production cartographique.

Source : Ce plan est imprimé en noir, à l’échelle 1:20 000 et partagé en neuf feuilles dont l’assemblage ne mesure pas moins de 150 par 170 cm. Environs de Tunis et de Carthage [document cartographique], Paris, Dépôt de la guerre, s.d., 1:20 000. Document IGN.

Source : Extrait de la feuille Nord-Est de : Environs de Tunis et de Carthage [document cartographique], Paris, Dépôt de la guerre, s.d., 1:20 000. Document IGN.
Les sources
Les 60 pièces manuscrites conservées à l’IGN se répartissent entre deux catégories. Tout d’abord, trois dossiers de planchettes, c’est-à-dire des manuscrits qui résultent directement des travaux de terrain, regroupent 45 pièces. Ce sont les sources primaires du plan, pour leur plus grande part, elles sont datées et signées.Les signatures correspondent bien à celles indiquées dans le cartouche de la version imprimée, elles sont de Latour, Dollé et Olivié. Chaque dossier correspond à la production d’un auteur; les travaux de Blasius ne semblent pas avoir été conservés. Un quatrième dossier conserve la minute manuscrite en couleurs du plan. Partagée entre 15 pièces, elle semble avoir constitué la matrice des planches d’impression, en noir, de la version publiée en neuf feuilles.
Un plan expérimental
La version publiée du plan des environs de Tunis est tout d’abord un document topographique. Il figure l’occupation du sol, les voies de circulation, les cours d’eau et le relief du terrain. La cartographie proprement dite est complétée par une toponymie qui indique les noms des principaux sommets (djébel), des installations industrielles (briqueterie, four à chaux, plâtrière, magnanerie…), des établissements militaires (fort, redoute, caserne), des grandes propriétés (henchir, bordj), des nombreux bâtiments religieux (zaouia, mosquée), des habitations (dar, maison et villa), des plus petits groupes de maisons (gourbis), des points d’approvisionnement en eau (bir, cebala), des cimetières et d’autres lieux plus difficiles à classer tels que les gares, les phares ou encore l’aqueduc de Carthage.
Ce plan ne comporte pas de légende, c’est assez fréquent pour la période considérée. On estime alors que les utilisateurs des documents cartographiques sont avant tout des officiers et qu’ils sont formés à leur lecture et leur interprétation. En l’occurrence, l’absence de légende est d’autant moins gênante que les catégories figurées ne sont pas nombreuses et que le rédacteur a choisi un code graphique qui permet, de manière intuitive, de distinguer les principaux types d’objets représentés. Ainsi, on identifie aisément trois niveaux de voies de circulation, les lignes de chemin de fer et les cours d’eau. Les zones plantées se partagent entre deux catégories figurées par des poncifs de densité différente. Pour leur part, les jardins sont repérables par le tracé des allées qui en séparent les massifs. Mais, sauf pour les jardins et les multiples détails de leurs aménagements, ces indications occupent assez peu la carte par rapport à celles qui figurent le relief du terrain. La plus grande part du travail de dessin est en effet consacrée à cette représentation ; elle est partagée entre des courbes de niveau, équidistantes de cinq mètres, et de multiples cotes d’altitude indiquées au décimètre près. Compte tenu du relief des environs de Tunis et de l’échelle de réduction (1:20 000), cette précision apporte une forte surcharge et nuit de manière substantielle à la lisibilité des autres informations.
Pour mémoire, l’équidistance des courbes de niveau sur la carte de France la plus récente à l’échelle 1:25 000 est de dix mètres. Malgré les progrès technologiques accomplis en plus d’un siècle, il semble difficile de faire mieux à cette échelle. Dans ce contexte, on peut se demander comment les topographes du début des années 1880 ont procédé pour tracer des courbes tous les cinq mètres sur des relevés dont on examinera plus loin qu’ils présentent d’importantes approximations. En fait, la répartition régulière des pentes et la rondeur systématique des courbes témoignent de la manière dont elles ont été déterminées. Elles ne résultent pas de relevés stricto-sensu, ce qui aurait imposé la mesure de plusieurs milliers de points, mais d’interpolations entre des points extrêmes. Leur tracé résulte ainsi d’un patient travail en atelier plutôt que sur le terrain. Sur certaines planchettes, on distingue clairement des lignes plus légères que les autres et qui correspondent aux tracés provisoires qui ont servi de base à la détermination des courbes intermédiaires. Cette pseudo-précision interpelle quant à son objectif.
Le plan en question a été dressé au moment où le Dépôt de la guerre, qui deviendra le Service géographique de l’armée quelques années plus tard, est en proie à un débat interne quant aux méthodes à adopter pour figurer le relief7. La carte d’état-major, dont la charte graphique a été déterminée au début des années 1820, ne donne plus satisfaction. Dans les zones de montagne, la représentation du relief par un jeu d’ombres et de gris, réglé en fonction de l’inclinaison et de l’orientation des pentes,réduit la lisibilité des autres informations sans pour autant donner assez de précision quant au relief. Les courbes de niveau constituent une alternative intéressante. Cependant, au mois d’août 1882 (alors que la carte de Tunis est en cours de relèvement), sur la base des premiers essais d’une carte de France au 1:50 000, la commission des travaux géographiques estime que la figuration du relief par des courbes de niveau n’exprime pas bien le modelé du terrain et elle préconise l’ajout d’un estompage pour mieux le figurer8. Les essais se multiplient jusqu’au milieu des années 1880. Dans ce contexte, le plan des environs de Tunis constitue l’opportunité de tester une méthode de représentation du relief à grande échelle. Au milieu des années 1820, le général Desprez, qui participait alors à une commission chargée de déterminer le mode de représentation du relief pour la carte d’état-major, avait suggéré de multiplier les courbes de niveau de manière à couvrir toute la surface des régions en pente et à produire visuellement un dégradé de teintes correspondant à la déclivité du terrain9. Cette proposition n’a pas été retenue pour la carte de France mais l’idée n’avait sans doute pas été abandonnée. Il semble ainsi probable qu’elle soit à l’origine de la multiplication des courbes intermédiaires sur le plan des environs de Tunis. Le résultat est assez probant dans la version manuscrite en couleurs. Dans le djébel Ammar en particulier, où le plus haut sommet culmine à plus de 320 mètres au-dessus d’un massif mouvementé (fig. 3).

La multiplication des courbes de niveau, suivant une équidistance de cinq mètres, donne un résultat assez probant dans la version manuscrite en couleurs.
Source : Extrait de la minute manuscrite, document IGN, 501L.

Dans la version imprimée en noir, la proximité des lignes dans les régions de fortes pentes et l’empâtement des tracés provoqués par le processus d’impression, donnent lieu à des confusions difficiles à déchiffrer.
Source : Extrait de la feuille Nord-Ouest, de Environs de Tunis et de Carthage [document cartographique], Paris, Dépôt de la guerre, s.d., 1:20 000. Document IGN.
Par contre, pour la version imprimée en noir, la proximité des lignes dans les régions de fortes pentes et l’empâtement des tracés provoqués par le processus d’impression (zincographie, alors mal maîtrisée), donnent lieu à des confusions difficiles à déchiffrer (fig. 4). Ce n’est pas un hasard si cette méthode de figuration du relief n’a pas été exploitée ensuite ; on a préféré utiliser l’estompage qui ne présente pas de risque d’empâtement.
Un assemblage de sources disparates
Suivant les indications portées sur la version imprimée du plan, il aurait été dressé à partir des relevés effectués par quatre opérateurs (Latour, Dollé, Olivié et Blasius)entre l’été et le début de l’automne 1882. Cependant, la préparation d’un nouveau document cartographique débute toujours par l’examen de la documentation disponible. Or, à ce moment-là, la topographie des environs de Tunis n’est pas étrangère au service cartographique de l’armée française. Il dispose d’un matériel assez hétérogène, témoignage des multiples contextes dans lesquels il a été établi, mais qui constitue une importante base de connaissance (fig. 5).

Source : Dessin de l’auteur.
Pour la ville de Tunis proprement dite, un plan détaillé publié au début des années 1860, dans le cadre de la préparation d’un projet d’adduction d’eau, présente toutes les qualités requises pour être exploité une vingtaine d’années plus tard10. Imprimé à grande échelle, il figure les moindres détails du réseau de la voirie. Ce plan a été l’objet de plusieurs dérivés qui présentent l’intérêt d’avoir été mis à jour pour le tracé des nouvelles voies de chemin de fer et les progrès de l’urbanisation, entre la ville et le lac en particulier11. Ce plan couvre seulement les environs immédiats de la ville intra-muros. Pour les régions plus éloignés, le littoral a bénéficié de plusieurs relevés. Le plan de Christian Falbe, publié au début des années 1830 constitue une référence, depuis La Goulette jusqu’au cap Gamarth, il couvre non seulement les établissements côtiers mais aussi l’intérieur des terres jusqu’à la sebkha de l’Ariana12. Son échelle – 1:16 000 – lui permet aussi de figurer dans la documentation envisageable pour le nouveau plan des environs de la ville. Pour sa part, la carte dressée par le Dépôt de la guerre en 1878 est au 1:40 000, à ce titre, elle manque de détail pour dessiner la planimétrie à une échelle de valeur double. Elle présente cependant l’intérêt d’avoir été dressé sous la direction de François Perrier, ancien élève de l’école polytechnique qui, comme en témoignent ses activités et ses publications, est un excellent géodésien13. A ce titre, pendant son séjour en Tunisie, il a fait construire un observatoire à Carthage, sur la colline de Byrsa. Sur sa carte, il mentionne non seulement la position de cet observatoire, celui d’une mire méridienne située à proximité et aussi les cinq stations topographiques qui en ont constitué la triangulation de premier ordre.Le périmètre de cette carte est sensiblement différent de celle relevée en 1882 mais leur recouvrement est assez important pour que la première ait pu servir de base à l’organisation des relevés de la seconde, voire à l’établissement d’une partie de son canevas.Cependant, comme en témoigne la piètre répartition géographique des relevés de terrain qu’il organise (on l’examinera), il semble peu probable que le sous-lieutenant Tocanne ait disposé d’un exemplaire de cette carte pour diriger les travaux de 1882.
Plusieurs zones des environs de Tunis ne sont pas représentées par les planchettes et même si on admet que Blasius a été plus productif que ses collègues, sa contribution ne peut pas avoir comblé tous les vides laissés par les manuscrits conservés. Par ailleurs, compte-tenu de la faiblesse des transformations du réseau de voirie de la ville intra-muros au cours des dernières décennies, il aurait été dispendieux et inutile d’en dresser un nouveau relevé alors que le plan des années 1860 convenait parfaitement.
Ainsi, le rédacteur de la minute a nécessairement mis à contribution d’autres sources que les planchettes relevées en 1882. Pour déterminer la part de cette documentation dans le résultat final, j’ai reporté le périmètre couvert par chaque planchette sur le plan (fig. 6).Ce tableau d’assemblage indique que Tocanne a concentré les relevés de terrain dans deux régions : le long du littoral et surtout à l’Est de la ville. L’Est c’est bien entendu la direction de l’Algérie, d’où on peut imaginer l’arrivée d’un corps d’armée. De manière plus locale, c’est le massif montagneux du djébel Ammar qui sépare la ville de la plaine de la Medjerda ; c’est aussi le passage de la route qui, depuis La Manouba, en passant au sud du djébel Ammar, rejoint Tebourba et les voies d’accès à la frontière algérienne. Ainsi, les relevés topographiques organisés en 1882 représentent tout d’abord des régions stratégiques. Pour sa part, le cordon littoral est couvert par six planchettes seulement, elles figurent l’ensemble de la côte depuis Hammam Lif jusqu’à l’actuel centre de La Marsa. Par contre, ces relevés ne se développent pas du tout vers le centre de la ville. On ignore tout du périmètre couvert par les travaux de Blasius et s’il a été chargé des zones qui apparaissent comme des « trous » dans le tableau d’assemblage ou bien de la région Sud qui semble avoir été oubliée.
Les relevés dirigés par Tocanne portent sur les environs de la ville plutôt que sur son centre. Ainsi, même s’il ne dispose pas de toute la documentation disponible, il ne semble pas ignorer que cette zone a déjà été l’objet d’une cartographie détaillée. Pour sa part, le rédacteur a eu un rôle particulièrement ingrat dans la mesure où, à la fois pour le canevas et pour la topographie, il a dû intégrer des sources disparates, produites par de multiples opérateurs, dans des contextes différents, suivant des échelles et des codes graphiques différents. Le résultat est remarquable. Pour les zones situées à proximité de la ville intra-muros et qui connaissent alors un développement important, de fortes similitudes montrent que le rédacteur a exploité la version actualisée du plan de Colin publié à Paris en 1880 ou 188114 mais qu’il disposait aussi d’informations complémentaires sur les bâtiments construits après la publication de ce plan (marché central, cathédrale, immeubles d’habitation…).

Les travaux de terrain conduits en 1882 sont concentrés là où l’information fait défaut.
Source : Dessin de l’auteur.
Question des auteurs
Le cartouche du plan laisse penser que les quatre sous-lieutenants cités sont les auteurs des levés et que son rédacteur n’a pas exploité d’autres documents. Or, le tableau d’assemblage des planchettes montre que ce n’est pas tout à fait le cas. Même si on affecte à Blasius – dont les manuscrits n’ont pas été conservés – une surface de relevé équivalente à celle couverte par ses collègues, on reste loin du compte. La représentation d’au moins 200 kilomètres carrés a été tirée d’autres sources. A ces informations sur la planimétrie, il faut ajouter les données géodésiques et la triangulation dont les sources ne sont pas mentionnées. Le cartouche valorise le travail de terrain réalisé en 1882 et omet les autres contributions, certes plus anciennes mais tout autant constitutives de la version finale du plan. La valorisation des auteurs des relevés semble d’autant plus abusive que les résultats de leurs travaux sont pour le moins médiocres (on l’examinera). A cet égard, le plan de Tunis ne constitue pas une exception, il semble que ce soit plutôt une règle implicite du Dépôt de la guerre. Ainsi par exemple, chaque feuille de la carte d’état-major, publiée à partir de 1832, porte les noms des auteurs de relevés de terrain avec leurs dates et ceux des graveurs mais aucune indication sur le rédacteur, dont le travail n’est ni moins important ni moins décisif que les autres contributions.
Des relevés de terrain à la rédaction de la carte
Alors que je disposais de tous les documents nécessaires pour dresser le tableau d’assemblage des planchettes, alors que chaque relevé porte à la fois l’indication du nord et son échelle, j’ai rencontré beaucoup de difficultés tant les différences entre les relevés de terrain et la minute sont importantes. Ces différences sont parfois si fortes que je me suis demandé pour certaines planchettes si elles figurent effectivement les environs de Tunis et/ou si leur désignation ne comporte pas d’erreur. Leur confrontation terme à terme avec la minute, montre, par des toponymes ou des détails topographiques, que ce n’est pas le cas. Le tableau d’assemblage présente cependant d’importantes approximations pour certaines zones dans la mesure où plusieurs hypothèses de calage des planchettes sont envisageables sans qu’il soit possible de les hiérarchiser.
Ainsi par exemple, pour la planchette 501K_4, qui figure le massif du djébel Ammar(fig.7 et 8),ses différences avec la minute ne sont pas seulement des décalages mais surtout d’importantes divergences de planimétrie. On est en droit de se demander si la minute trouve effectivement sa source dans la planchette. Il semble bien que ce soit le cas mais, entre les deux, le travail d’ajustement opéré par le rédacteur a été considérable. Or, si le rédacteur a dû apporter autant de transformations aux données des planchettes c’est parce qu’elles présentent d’importantes incohérences, entre elles et avec le canevas géodésique.
Les planchettes ont de toute évidence été dressées dans l’urgence mais ce contexte ne peut pas à lui seul expliquer toutes leurs incohérences. Il semble que les auteurs ne disposaient pas du canevas géodésique le plus élémentaire. Par ailleurs leur équipement n’était sans doute pas le plus performant. On note par exemple un décalage de plus de 10° entre les indications de nord magnétique portées sur deux planchettes contiguës. Enfin, il apparaît aussi que les auteurs des relevés ne disposaient ni des compétences, ni de l’expérience requises pour dresser une topographie aussi détaillée dans un terrain aussi mouvementé que les environs de Tunis. On note cependant de fortes différences entre les trois auteurs. Ainsi, les planchettes de Dolé sont dessinées en couleurs à la plume, les emprises des constructions sont finement hachurées en rouge, les lignes de rivage sont bordées d’encyclies tracées en bleu… enfin, l’auteur a pris le soin d’indiquer de nombreux renseignements quant aux noms des lieux, à leur statut ou bien à leur affectation, directement sur le plan ou parfois à travers des renvois.



Fig. 7. De la planchette à la minute – 1.
Quel que soit le point de calage retenu, le dessin de la planchette se superpose mal à la minute.
Source : Document IGN 501K-4 et dessin de l’auteur.
A.Planchette / B. Calage sur le carrefour / C. Calage sur le four.


Fig. 8. De la planchette à la minute.
L’hydrographie de la minute n’a pratiquement rien à voir avec celle de la planchette.
Source : Document IGN 501K-4 et dessin de l’auteur.
A.Planchette / B. Superposition des tracés de la planchette sur la minute.
Les planches de Latour sont moins soignées, le tracé n’est ni aussi ferme ni aussi précis que celui de Dolé. Enfin, les relevés dressés par Olivié sont plus sommaires, pour leur plus grande part, ils sont dessinés au crayon, les lignes sont larges, peu assurées et pas toujours aisées à interpréter, pour les courbes de niveau en particulier. Suivant ce classement des trois auteurs, les différences entre les planchettes et la minute sont croissantes. Pour sa part, Tocanne, dont le nom apparaît seulement sur la version finale, aurait dirigé les opérations. Il semble que lui non plus ne disposait pas de toutes les compétences requises pour une telle mission. Les lacunes laissées entre les relevés dans certaines zones, leurs superpositions dans d’autres et la multiplication des planchettes dites « de raccord » témoignent d’une répartition très approximative du travail entre les opérateurs. Par ailleurs, ni les opérateurs, ni leur responsable ne semblent s’être souciés d’assurer un minimum de cohérence entre les planchettes et d’en vérifier l’assemblage.
La question du relief
Des mentions portées sur plusieurs planchettes indiquent que les auteurs des relevés ne disposaient pas de points d’altitude cotés. Ainsi par exemple, Olivié note à plusieurs reprises qu’il a affecté une altitude arbitraire à un point donné de sa planchette, considéré comme origine, pour évaluer les hauteurs des autres lieux.Suivant ce mode opératoire, sauf pour celles qui figurent le rivage, les indications des planchettes sont des valeurs relatives que le rédacteur a été chargé d’homogénéiser à partir de l’altitude – relevée, estimée ou bien tirée d’un document antérieur – des quelques points remarquables. Cette méthode donne des résultats d’autant plus approximatifs que les auteurs semblent avoir travaillé chacun sur leur terrain sans tenir compte des relevés contigus dressés antérieurement et des altitudes déjà déterminées. Or, sur la version finale, plusieurs points cotés indiquent des valeurs au décimètre près comme si elles résultaient de relevés effectués avec la plus grande minutie Cette précision est tout à fait illusoire ; sa confrontation avec la carte régulière publiée à la fin du XIXe siècle15 en témoigne, elle indique des différences qui atteignent parfois une dizaine de mètres.
Une prouesse du rédacteur
Sur la base des importantes approximations des relevés, aussi bien pour la planimétrie, pour la topographie que pour les altitudes, le rédacteur de la version finale du plan a effectué une véritable prouesse. L’objectif était cependant de produire un document qui, en cas de conflit, devait permettre d’installer l’armée française aux portes de l’agglomération de Tunis, d’occuper les points stratégiques et de contrôler les voies de communication. Si toutefois il avait été nécessaire de mettre en place un tel dispositif, la carte de Tocanne aurait sans aucun doute réservé d’importantes surprises à l’état-major.
Pourtant, la version imprimée du document ; mis à part les empâtements des courbes de niveau provoqués par la mauvaise maîtrise de la technique d’impression, se présente comme un plan topographique détaillé – un millimètre représente vingt mètres et l’équidistance des courbes de niveau est de cinq mètres.
De fait, la documentation rassemblée sous la direction de Tocanne ne permettait pas de dresser un plan des environs de la ville de Tunis à cette échelle suivant les règles de l’art. La précision affichée par la version imprimée résulte d’un effet de dessin qui ne manque pas d’interroger sur les pratiques du Dépôt de la guerre. Alors que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, de nombreux documents cartographiques font état des hésitations qui ont présidé à leurs rédaction, par l’intermédiaire de notes le plus souvent, cette pratique est abandonnée pour les productions militaires au siècle suivant. Toutes les annotations qui témoignaient auparavant des lacunes documentaires sont supprimées au profit d’un dessin expurgé des moindres ambiguïtés comme si la connaissance des lieux représentés était aussi complète que nécessaire. Cette forme de cartographie, qui impose aux rédacteurs de faire des choix entre des options de même valeur, a pour effet de produire des incohérences comme c’est le cas dans le plan de Tunis où, à plusieurs reprises, le tracé des voies de communication et celui du modelé du terrain semblent déconnectés16, voire d’importantes erreurs comme on l’a examiné avec les mentions d’altitude. Ainsi, il semble que le Dépôt de la guerre ait préféré opter pour la publication de quelques erreurs, qui, in fine, sont décelées par un faible nombre d’utilisateurs plutôt que de rendre compte de manière explicite de ses lacunes documentaires.
Par ailleurs, on est en droit de se demander pourquoi la production de ce document a été conduite à son terme alors que son périmètre ne présente pas de différences notoires avec le plan de Perrier publié cinq ans plus tôt seulement. Une partie de la réponse tient sans doute dans la différence d’échelle entre les deux documents et dans le fait que le second couvre une région supplémentaire d’environ 60 kilomètres carrés. Située à l’est de l’agglomération, autour du djébel Ammar, cette région est pour le moins stratégique (fig. 9). C’est pourtant au sous-lieutenant Olivié, les moins expérimenté du groupe que son relevé a été confié. Autrement dit, c’est dans cette région que la carte de 1882 est la plus approximative.
Même si la carte se présente comme un document sans ambiguïté et dépourvu de lacune, les responsable du Dépôt de la guerre ne sont sans doute pas dupes. Cette hypothèse est confirmée par le fait que la publication du plan de 1882 ne donne pas lieu à l’abandon du précédent comme c’est habituellement le cas. Le rédacteur du catalogue des publications du Dépôt de la guerre de 1884 ne s’y trompe pas ; les deux plans sont cités mais celui de Perrier (1878 au 1:40 000) est l’objet d’une référence bibliographique complète qui mentionne les co-auteurs et d’une dizaine de lignes de description alors que pour celui de 1882, la référence est réduite au strict minimum : « Tunis (Environs de), au 20,000e ; photozincographie, 1883, 9 feuilles ». Le premier en six couleurs mais une seule feuille est vendu au même prix que le second, en noir mais bien plus grand17.

Le plan de 1882 ajoute seulement 60 kilomètres carrés à celui de 1878 ; la région considérée est stratégique.
Source : Dessin de l’auteur.
On l’a examiné, la version imprimée de la carte de Tocanne résulte au moins autant du savoir-faire du rédacteur que des relevés de terrain. Cette carte n’est cependant pas une figure imaginaire. Si sa structure et la représentation du relief laissent fortement à désirer, ce document présente de multiples informations quant à l’organisation spatiale des environs de la ville et son occupation. Tout d’abord, même si la version imprimée en noir n’est pas aussi explicite que la minute en couleurs, elle figure les jardins suivant un code graphique particulier qui permet d’en restituer les emprises. Ainsi, elle témoigne de l’étendue des quartiers suburbains occupés par des grandes maisons, des villas ou encore des palais. Alors que les remparts de la ville ont été définitivement déclassés depuis moins de vingt ans, ces quartiers occupent une surface qui dépasse celle de la médina et de ses faubourgs. La plus forte concentration est située dans la plaine de La Manouba où les quartiers de villégiature se développent depuis le Bardo, sur plus de quatre cent hectares (fig.10). De manière plus dispersée, le plan indique aussi l’emprise et le nom des grands domaines ruraux – bordj, henchir–, de l’habitat dispersé – dar et gourbis, des activités économiques, etc. de manière bien plus détaillée et suivant un périmètre plus large que ses prédécesseurs.

La plus forte concentration de jardins d’agréments est située dans la plaine de La Manouba où les quartiers de villégiature se développent sur plus de quatre cent hectares.
Source : Extrait d’un manuscrit au 1:10 000, s.d., signé Latour, Document IGN 501J-3.