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05 | 2018

Du global au local :
Le processus d'hybridation chez Jacques Marmey

Alia Bel Haj Hamouda Cherif

Table des matieres

Résumé

En Tunisie, le paysage architectural reste très hétéroclite, il s’exprime souvent à travers une architecture qui a du mal à se définir, oscillant entre une globalisation grandissante et une référenciation locale donnant lieu à de nombreuses hybridations. Ces dernières sont très aléatoires car non conçues sur la base d’une réflexion savante.

« L’Arabisance », ordre esthétique qui s’est développé sous le protectorat français, se distingue par une première tendance (1900-1930) s’attachant à la valeur symbolique des éléments de l’architecture traditionnelle. Une autre tendance, l’ « arabisance abstraite », va paradoxalement rompre avec les préceptes de ce style en excluant tout motif arabisant. Cette seconde tendance, apparue dans les années quarante, va tenter de concilier les concepts véhiculés par l’architecture moderne à cette époque et l’essence des typologies et des principes constructifs de l’architecture mineure Tunisienne. C’est cette deuxième approche qui nous intéresse.

Parmi la production des années quarante, celle de Jacques Marmey est souvent citée et reconnue comme étant hybride. Si l’hybridation soulevée n’est pas exclusive à cet architecte, la cohérence qui lui est reconnue, l’est beaucoup plus.

A travers l’une de ses œuvres les plus marquantes, « le lycée de Carthage », nous nous proposons de définir l’hybridation mise en œuvre par Marmey dans le processus de conception engagé. Dévoiler cette démarche réflexive pourrait, dans une certaine mesure, constituer une « leçon » pour une conception contemporaine en faveur d’une architecture actuelle intégrée.

Mots clés

Processus de conception, hybridation, universel, cohérence, modernité, régionalisme.

Pour citer cet article

Alia Bel Haj Hamouda Cherif, « Du global au local Le processus d’hybridation chez Jacques Marmey », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°05, Année 2018.

URL : https://al-sabil.tn/?p=16591

Texte integral

Introduction

Au regard d’une globalisation grandissante, les questions identitaires deviennent fondamentales. En architecture, la tendance générale oscille entre deux extrêmes : un uniformisme globalisant et un conformisme mimant les figures du passé pour justifier une empreinte locale.

Dans le même sens, en Tunisie, les architectes sont souvent confrontés à la double nécessité d’être dans l’air du temps tout en répondant au besoin d’affirmer une particularité régionale. Cette double posture donne lieu à de nombreuses hybridations. Ces dernières restent très aléatoires car elles sont généralement non conçues sur la base d’une réflexion savante.

1. « Hybridation : entre cohérence et incohérence »

L’hybridation est un terme possédant des champs sémantiques très variés. Dans le contexte de notre étude, nous le définissons comme étant un processus complexe appelant la synthèse, l’association ou le croisement de deux dimensions : une dimension globale, conforme aux préceptes considérés comme étant universels et une dimension locale, faisant appel aux caractéristiques régionales singulières.

Si nous ne mettons pas en cause l’hybridation comme concept architectural ; ses manifestations, pouvant produire des réponses très hétérogènes, restent à discuter. Et pour cause, dans l’histoire de l’architecture tunisienne, cette démarche a longuement fait débat ; mais n’a pas toujours abouti. Ce qui était signe identitaire pour les uns, était simple collage pour les autres et a souvent réduit cette problématique à des préoccupations purement esthétiques ou stylistiques, entrainant paradoxalement une rupture totale avec le passé.

Durant le Protectorat Français (1881-1956) l’architecture produite était hybride. Le nouvel ordre esthétique, que F. Béguin nomme « Arabisance »1 s’est distingué selon deux approches : une première (1900-1930), « l’arabisance néo-mauresque », soutenue par des architectes comme Henri Saladin, Victor Valensi ou Raphaël Guy qui vont reprendre les éléments du vocabulaire architectural local dans des bâtiments de typologies classiques conforment au modèle dominant à cette époque en Europe. Cette première tendance s’attachera à la portée symbolique du décor ; les segments morphologiques puisés dans l’architecture locale sont complètement sortis de leur contexte pour être placés comme simples pastiches habillant les façades des bâtiments de typologie exogène. L’emprunt à la tradition répond dans ce cas de figure à des préoccupations d’ordre purement esthétique produisant, souvent, d’importantes fissions sémantiques.

Fig. 1. Hôtel de Ville de Sfax (1906), Guy Raphael.
Source : Guy Raphael.1920.

Cette attitude n’est pas exclusive à l’architecture de l’époque coloniale ; en témoigne le style patrimonial de l’architecture hôtelière des années 60, qui s’est imposé comme modèle dominant se basant essentiellement sur un décor de façade de style arabisant, ou encore l’anachronisme hétéroclite s’exprimant à travers certains projets contemporains.

Fig. 2. Stade olympique de Radès (2001).

L’autre tendance, l’« arabisance abstraite », qui s’est développée dans les années quarante va paradoxalement rompre avec les préceptes de ce style en excluant tout motif arabisant. Cette seconde tendance va tenter de concilier les concepts véhiculés par l’architecture moderne à cette époque et l’essence2 des typologies et des principes constructifs de l’architecture mineure Tunisienne.

L’hybridation de l’« Arabisance » peut être mise en corrélation avec les principes du régionalisme définis par A. Tzonis et L. Lefaivre, puis plus tard par K. Frampton.

En effet, tout comme l’« Arabisance », deux approches se dégagent du régionalisme. Frampton oppose l’arationalité du normatif contre la rationalité du symbolique. Selon lui, le caractère régional ne doit pas répondre au passéisme sentimental et superficiel, mais doit être étudié avec un pragmatisme distancié3.

Ozkan distingue l’approche dérivante et l’approche transformative. La première s’orienterait vers une attitude historique, appelant un retour intégral au passé. Elle tendra à sombrer dans le pastiche alors que la seconde, proche du régionalisme critique, tendra à incorporer l’héritage du passé de manière plus active4.

Confirmant cette corrélation entre régionalisme et modernité, Hal Foster établit une distinction entre un régionalisme de réaction qui, par différents moyens, cherche une rupture avec la modernité, et un régionalisme de résistance, qui chercherait plutôt à la réévaluer de façon critique (Foster, 1983). C’est ainsi que nous avançons que dans le régionalisme, le processus d’hybridation peut être parfois encombré de réflexes passéistes et historicistes arborant une attitude mimétique par rapport à la tradition et à la reprise systématique de ses formes ; contre une attitude progressiste, capable de cristalliser le potentiel local et régional en y portant un regard rationnel et critique5.

2. L’hybridation dans l’œuvre de Marmey

Si le processus d’hybridation engagé dans « l’arabisance néo-mauresque » ainsi qu’à travers une large partie de la production contemporaine « tunisienne » est assimilable à l’approche dérivante, et plus précisément à une attitude romantique, réutilisant des éléments architecturaux historiques pour leur valeur symbolique ; « l’arabisance abstraite », deuxième tendance adoptée par des architectes comme Jacques Marmey6 est beaucoup plus proche de l’attitude participative7. C’est cette approche dualiste, optant pour une double posture critique à l’égard de la modernité et de la tradition, qui nous intéresse.

L’œuvre conçue par Jacques Marmey est reconnue comme étant dans la confluence du local et du global. F. Bégin en parle comme une synthèse intelligente, M. Breitman comme un mélange rationnel, beaucoup admettent sa cohérence (Bel Haj Hamouda, 2015). La connaissance et la recherche théorique ont depuis longtemps démontré que la conception architecturale, qui était considérée comme empirique et intuitive, obéissait à un raisonnement logique et structuré. Dans ce sens, nous interrogerons le processus de conception engagé par Marmey et formulé dans une de ses œuvres les plus significatives : le lycée de Carthage, construit entre 1949 et 1957. Cette démonstration nous permettra de comprendre l’hybridation engagée ainsi que les raisons de sa cohérence.

Fig. 3. Vues du Lycée de Carthage.

L’ère industrielle et le contexte de la Seconde Guerre mondiale vont apporter des réformes profondes dans le domaine de la construction et notamment dans celui des constructions scolaires. Les théories hygiénistes, formulées depuis la fin du XIXe siècle dans plusieurs domaines, vont également avoir un impact important sur la réglementation technique liée aux constructions scolaires et à la qualité des espaces scolaires. Enfin, la promulgation de la gratuité de l’enseignement en plus des pénuries causées par la guerre, vont imposer la standardisation, la normalisation et la rationalisation de l’architecture scolaire. Standardisation qui nécessitera, conformément à la tendance de l’époque, la recherche de modèles normatifs généralisés, capables d’être reproduits en grande série. Ces paramètres vont conditionner la création d’un système global obéissant à un registre règlementaire appartenant aux standards universels dictés par les nouvelles préoccupations pédagogiques et hygiénistes.

La Tunisie, pays dominé par la France et subissant un contexte post guerre, ne dérogera pas à cette règle. Pour autant, en construisant son lycée à Carthage, Marmey a pu produire une architecture hybride très singulière en intégrant une dimension locale dans un système global conditionné par les préceptes de la nouvelle pédagogie, de la mécanisation et de l’hygiénisme.

A travers le projet de cet architecte, on tentera de saisir comment il opère un rapport d’intégration entre valeurs globales et valeurs locales en contextualisant son modèle et en obéissant au même moment aux standards universels. Dans ce sens, nous tenterons d’appréhender séparément les deux dimensions du global et du local. Deux dimensions qui se manifestent simultanément dans le projet hybride de Marmey dont on tentera d’en saisir le croisement s’opérant dans le processus d’hybridation.

Fig. 4. Processus d’hybridation.
Source : l’auteur, 2015.

Notre observation se fera selon trois niveaux : au niveau de la disposition des entités, au niveau de l’utilisation des formes et au niveau du traitement.

2.1. Au niveau de la disposition des entités

Pour la conception de son projet, Marmey avance : « J’ai constaté qu’il y avait dans la plupart des pays arabes une unité de conception de l’habitation -que ce soit petite maison ou grand palais- Dans ces habitations, le charme se manifeste graduellement depuis l’entrée sévère jusqu’au jardin avec ses plantes odorantes et ses jets-d’eau. […] J’ai essayé d’appliquer ce sentiment de découverte»8.

Le parcours d’entrée est constitué d’une suite de dispositifs complexes que nous appelons syntagmes. Ces dispositifs sont matérialisés par différentes limites qui nous ont permis de dégager trois syntagmes. : Entrée – Galerie – Rampe. L’analyse séquentielle de l’enchainement syntagmatique du parcours d’entrée nous révèle une ouverture graduelle depuis un angle de vue fermé, en début de parcours, jusqu’à une ouverture totale sur le paysage, en fin de parcours.

Fig. 5. Interprétation du parcours d’entrée.
Source : l’auteur, 2015.

L’ouverture progressive et graduelle relevée dans le discours de Marmey, dérivant de l’architecture locale, est donc démontrée. Pourtant Marmey n’utilise ni la « skifa », ni la cours ou tout autre dispositif de l’architecture locale dans son projet. Au niveau de leur organisation, les différentes entités significatives obéissent à une organisation en bandes décomposées où les entités fonctionnelles non symétriques sont regroupées sur une seule épaisseur. La décomposition fonctionnelle et l’asymétrie ou la non axialité comptent selon B. Zévi, parmi les invariants fondamentaux du langage moderne9.

L’ouverture progressive, principe relevé dans les typologies locales, est réinterprétée à travers un métalangage que Marmey va abstraire à travers les concepts dérivés de la modernité telle que la décomposition fonctionnelle et l’asymétrie. Cette hybridation ne s’intéresse donc pas au contenant formel ; mais à son contenu intrinsèque10. C’est ainsi qu’on peut confirmer l’utilisation des « essences des typologies traditionnelles» proclamée par Marmey où «la sagesse ne consiste [pas] à ignorer les architectures du passé, ni à les approfondir à la lettre au point de les pasticher, mais à les connaître dans leur esprit pour s’en inspirer librement »11.

Cette hybridation est d’autant plus cohérente que Marmey va tenter de concilier les deux concepts dérivés respectivement des deux visions globale et locale. En effet, selon la théorie de Lewis Mumford la réponse est dans la recherche d’une symbiose entre le local et le global et non d’une opposition entre ces deux termes. Ce dernier « voit les termes régionalisme et modernisme comme deux synonymes […] En réalité les deux ne doivent pas être antagonistes mais il faut aspirer à trouver un juste milieu entre le global et le local »12.

En effet, dans l’architecture traditionnelle, le dispositif d’entrée ou de la « skifa » est en chicane. La non axialité de ce dispositif assure une ouverture graduelle d’un angle de vue fermé vers une ouverture totale sur la cour et le ciel. De même, dans les médinas arabes, les rues ne sont pas droites, elles sollicitent le mouvement du promeneur et la découverte progressive de l’espace. A cet effet, Le Corbusier avait également fait ce rapprochement en évoquant le principe de la « promenade architecturale » : « L’architecture arabe nous donne un enseignement précieux. Elle s’apprécie à la marche avec le pied ; c’est en marchant, en se déplaçant que l’on voit se développer les ordonnances de l’architecture […] C’est un principe contraire à l’architecture baroque qui est conçue sur le papier, autour d’un point fixe théorique. Je préfère l’enseignement de l’architecture arabe »13.

Dans l’architecture moderne, la non axialité assure la gradation progressive impliquant la non appréhension totale de l’espace mais suscite le déplacement de l’usager. Cette temporalité apportée par l’observateur a introduit la quatrième dimension apparue parallèlement au cubisme, comme une conception nouvelle de l’espace dynamique, temporalisé, quadridimensionnel qui va se substituer à l’immobilité du classicisme.

Marmey a donc trouvé le dénominateur commun entre une dimension globale et une dimension locale pour réinterpréter l’essence, l’esprit et le contenu d’une typologie locale à travers des concepts conformes à une vision globale.

2.2. Au niveau de l’utilisation des formes

Comme nous l’avons déjà formulé, au niveau de leur organisation, les différentes entités significatives du projet sont organisées en bandes décomposées et obéissent à une répétitivité modulaire.

Le principe de répétitivité et de normalisation modulaire, l’organisation en barres sont tous des concepts véhiculés par le Mouvement Moderne notamment à travers les CIAM et le projet du Bauhaus. Ils avaient pour but essentiel de rationaliser la construction et d’ouvrir le chemin à la standardisation et à l’industrialisation du bâtiment pour des raisons essentiellement économiques et comme solutions efficaces pour résoudre les problèmes d’éclairage, de ventilation et d’ouverture sur l’extérieur.

Le projet conçu par Jacques Marmey est structuré suivant un schéma modulaire très régulier et lisible aussi bien au niveau des plans qu’au niveau des élévations.

En effet, toutes les entités fonctionnelles du plan sont quadrillées suivant une trame de fond régulière d’un module de 2.25×2.25m. Cette trame correspond à l’application directe des instructions ministérielles établies en France où l’Etat, encourageant une standardisation et une industrialisation de la construction, imposait dans plusieurs concours nationaux le recours à une trame modulaire de 1.75×1.75m -appelée trame « Education Nationale » - pour l’élaboration de plans-types14. Cette distance (1.75m) correspondrait à l’unité de passage minimale dans les circulations. Le nombre de modules définit les dimensions de chaque espace en fonction du nombre d’occupants.

Ce principe modulaire est également appliqué au niveau des élévations qui sont dessinées selon le tracé régulateur a.a√215.

Pour la conception du lycée de Carthage, Marmey révèle dans une interview qu’il « faut trouver une trame, il faut trouver le module, il faut trouver le volume exact et il faut savoir quel tracé régulateur on utilisera » (Breitman, 1986). Ceci confirme encore une fois le recours à une trame régulière organisant l’ensemble de son projet. L’utilisation stricte d’un principe de proportions calculées était considérée par certains pionniers du Mouvement Moderne comme la garantie de l’harmonie architecturale où la répétitivité n’était pas synonyme de monotonie mais d’ordre, de simplicité et de rationalité et la proportion comme « l’outil qui façonne l’enchantement» tel que mentionné dans la Chartes d’Athènes. Avec la modernité, la régularité devient une qualité esthétique ; elle se confond alors avec la proportion et l’ordre.

Dans le projet de Marmey, l’arc en plein cintre- segment morphologique de référence locale- est utilisé à profusion. Ce recours peut avoir plusieurs explications, dont la plus évidente est celle de sa capacité autoportante ne nécessitant pas l’utilisation du béton. Sa mise en œuvre étant en plus maitrisée par les « maalems », elle permet une économie et une rapidité d’exécution de l’ouvrage, conditions nécessaires dans le processus de production de l’époque.

Pour autant, dans l’architecture régionale, l’arc se présente comme un élément isolé utilisé pour signaler un franchissement (entrée, porte, passage, etc.). Il est également associé à une série constituée de plusieurs arcs, il constitue alors un module répétitif qui rythme les façades et crée de l’ombre pour donner de l’épaisseur. Au regard de Marmey, pour qui les vides comptent autant que les pleins16, le choix de l’arc est justifié par la recherche d’un module économique auquel il peut faire correspondre le principe de répétitivité et le tracé régulateur a.a√2 (Tableau1).

Tableau 1. Proportion des fragments Arc suivant le tracé régulateur a. a√2.
Source : l’auteur, 2015.

L’hybridation réside donc dans le fait que Marmey réadapte un segment morphologique dérivé de l’architecture locale aux proportions d’un tracé régulateur selon une trame standardisée et répétitive correspondant à une vision globale.

Fig. 6. Elévation Bâtiment Administration ouest.
Source : l’auteur, 2015.

Le recours à l’arc, dérivé de l’architecture locale, ne se rapporte pas à sa forme extrinsèque (contenant) mais à son principe de répétitivité modulaire et à l’épaisseur accorée à la façade. Marmey y a trouvé une correspondance aux principes de standardisation et de répétitivité recommandé par la modernité ; mais également à l’épaisseur principe développé par le cubisme et l’architecture moderne17. Encore une fois, la cohérence de l’hybridation réside dans la recherche du dénominateur commun entre le local et le global.

2.3. Au niveau du traitement

Parmi les conditions essentielles d’une « bonne hygiène », faire pénétrer suffisamment d’air et de lumière, demeure une question primordiale. Déjà en 1864, L. Guillaume, ayant constaté que « la santé des élèves souffrait sous l’influence du manque de lumière » et que « le renouvellement insuffisant de l’air était nuisible à leur santé», avait recommandé aux commissions d’éducation que «la lumière puisse arriver sans obstacle au bâtiment, et que l’atmosphère subisse l’influence bienfaisante de la chaleur du soleil » 18.

La prise de conscience de la salubrité des conditions sanitaires sur la non-prolifération des maladies contagieuses va accélérer la prise en compte de la question de l’hygiène scolaire. Depuis lors médecins, pédagogues et architectes vont travailler ensembles et les exigences d’hygiène scolaire seront présentes non seulement dans la conscience des architectes, mais aussi dans les prescriptions légales puisqu’elles furent prises en compte par la législation. Les nouvelles constructions scolaires obéiront à des normes et une réglementation stricte. Une réglementation purement technique imposant une normalisation des classes, un calcul exact des quantités de lumière, une régulation de la ventilation, etc. qui sera largement influencée par les conditions et les préoccupations hygiénistes formulées depuis la fin du XIXe siècle.

L’ouverture de la salle de classe conçue par Marmey dans le lycée de Carthage obéit aux instructions de la nouvelle école. Ce dernier dispose une ouverture de forme rectangulaire sur le côté le plus long de la classe et sur la gauche des élèves. Il l’oriente au Sud-Est conformément à ce que mentionne le Bulletin de la Suisse Romande (1945) concernant les régions tempérées. Le mur faisant face à l’ouverture est également vitré donnant sur une galerie dotée d’ouvertures, assurant ainsi les conditions d’un éclairage bilatéral différentiel.

Conformément à une vision globale, suggérée par les préconisations hygiénistes des constructions scolaires modernes, Marmey a conçu son ouverture normalisée comme un dispositif laissant pénétrer la quantité de lumière nécessaire aux besoins physiologiques des utilisateurs.

Comment introduit-il alors une dimension singulière dans ce dispositif normalisé, conforme à une dimension Universelle ?

Confronté au contexte climatique de la Tunisie et afin de minimiser la surchauffe des classes, il va dédoubler cette ouverture par un autre dispositif qui va caractériser l’œuvre de l’architecte.

L’utilisation de la brique pleine que Marmey nomme brique indigène est sans aucun doute une référence à l’architecture locale du sud de la Tunisie qu’il a eu l’occasion de visiter. En effet, «Marmey affirme que le long claustra du lycée de Carthage était en fait un claustra de Tozeur qu’il avait étiré comme une fenêtre en longueur »19 .

Bien entendu, il n’existe pas de fenêtre en longueur à Tozeur ; mais des motifs en briques pleines ponctuées parfois de petites fentes appelées « Tàgua », ornant les murs disposés en quinconce pour projeter de l’ombre sur les façades et rafraîchir ainsi l’atmosphère intérieure. Ces motifs stylisés sont appelés « Zarbya », littéralement tapis. L’utilisation de la brique en terre cuite dans les régions chaudes du sud de la Tunisie est un procédé qui s’est avéré efficace contre les problèmes de surchauffe et d’ensoleillement. Les ouvertures sont composées par des percements très réduits empêchant le soleil de pénétrer dans les bâtiments tout en garantissant leur ventilation. Les températures restent ainsi acceptables même lorsque le thermomètre monte à plus de 45° à l’extérieur.

Pour le lycée de Carthage, les motifs importent peu, ce qui est repris ce sont les petits percements dus à l’appareillage à claire-voie des briques pleines pour minimiser l’ensoleillement. En plus du fait de l’utilisation d’un matériau régional économique et disponible, Marmey reprend donc les briques pleines pour leur capacité à filtrer le soleil et à laisser passer la vue et l’air.

Au niveau du traitement, il les dispose en quinconce et les place en partie haute pour garantir une ouverture maximale sur l’extérieur et réduire l’ensoleillement, conformément aux préoccupations hygiénistes. La brique pleine n’est donc pas utilisée comme les panneaux compacts « Zarbya » du sud tunisien. Disposées autrement, elles constituent des panneaux ajourés, placés en partie haute des ouvertures. Cette disposition n’est pas sans rappeler celle du brise soleil. Invention autoproclamée par le Corbusier20, le dispositif du brise-soleil, depuis son utilisation en 1947 – c’est-à-dire à la même année où Marmey a commencé la construction du lycée – dans la cité radieuse à Marseille, a été largement diffusée comme étant un élément efficace pour le contrôle de l’ensoleillement dans les constructions modernes de l’époque.

Sans pour autant proclamer une filiation directe au dispositif mis au point par Le Corbusier, Marmey réadapte un élément dérivé de l’architecture locale dans une disposition érigée en tant que modèle majeur de la modernité.

L’hybridation réside donc dans la réadaptation d’une référence locale par rapport à une disposition globale. Ici aussi, ce n’est pas par rapport à sa valeur formelle que la référence est reprise mais par rapport à sa capacité à filtrer le soleil et à assurer la ventilation, dénominateurs communs que Marmey a su relever dans le modèle de la brise soleil et dans les briques pleines du sud tunisien.

Aux termes de cette observation effectuée par rapport aux trois niveaux de lecture cités, nous relevons une récurrence dans l’utilisation de la double référence au local et au global chez Marmey. Cette récurrence est sous-jacente à une démarche réflexive reposant sur un processus d’hybridation. Cette hybridation ne part pas d’une appréhension formelle mais s’intéresse à l’essence de la référence. Parallèlement à Marmey qui affirme que ce n’est pas l’apparence qui l’intéresse mais l’essence de l’architecture, on peut avancer que ce n’est pas la « skifa » qui l’intéresse, mais la non axialité qui procure la gradation. Ce n’est pas l’arc qui l’intéresse, mais la répétitivité et l’épaisseur que crée ce dispositif. Ce ne sont pas les motifs de briques pleines qui l’intéressent, mais le filtrage qu’ils procurent. Conformément à l’attitude du régionalisme critique, au lieu de recopier simplement les formes (contenant) dérivées de l’architecture locale au niveau de leur expression, il les réinterprète selon leurs qualités intrinsèques (contenu) telles que la gradation, la répétitivité ou le filtrage et les réadapte dans le projet par rapport à une dimension rationnelle conforme à une vision globale.

Tableau 2. Processus d’hybridation chez Marmey.
Source : l’auteur, 2015.

L’architecture produite est cohérente. Cette cohérence est d’autant plus importante que Marmey, et c’est ici que réside la singularité de sa réponse, a su retrouver le dénominateur commun entre le global et le local, « lieu d’un seul et unique filon né du contact entre la tradition méditerranéenne et la modernité du Nord »(11). Pour corréler ce constat, nous reprenons la phrase de Bernard Huet qui préface l’ouvrage de Breitman, où en évoquant la démarche des architectes du S.A.U, il dit : « Ils s’efforcent de trouver une légitimité à leur propre position doctrinales dans une lecture sélective de l’architecture maghrébine »21.

Ainsi, à travers son modèle hybride, Marmey a tenté d’accorder une valeur universelle à l’architecture régionale ; mais au même moment, il a su donner une valeur locale aux doctrines universelles. Il arrive dans ce sens, à harmoniser deux dimensions -paraissant, à première vue, antagonistes -dans un système cohérent.

Utilisée selon une démarche réflexive, l’hybridation conduit souvent à l’innovation et à la création de nouveaux modèles pérennes et durables à l’image de l’œuvre de Marmey qui demeure très actuelle. Utilisée de manière anecdotique, l’hybridation conduit à des modèles obsolètes qui s’essoufflent très rapidement22 .

Conclusion

La démarche réflexive de Marmey- qui au lieu de pasticher les formes locales, les réinterprète par rapport leur valeur intrinsèque dans une vision globale- est au cœur même des tendances actuelles. En effet et non sans emmètre certaines réserves, nous évoquons deux exemples récents : celui du musée d’Art Islamique de Doha où Ieoh Ming Pei cherchait à saisir l’essence de l’architecture islamique et celui du musée du Louvre à Abou Dhabi où Jean Nouvel cherchait à transposer l’essence de la lumière. Dans ces projets hybrides porteurs d’une dimension locale se projetant vers une dimension globale, ou du moins à travers ce qui est véhiculé dans le discours des deux architectes, la référence ne se fait plus au niveau du contenant mais au niveau du contenu23.


A l’aube des grandes évolutions architecturales et urbaines qui vont définir la Tunisie de demain24 où nous devrions concilier nos spécificités locales dans une dimension globale, les questions urbaines, politiques, socioéconomiques et environnementales demeurent très importantes, mais la question architecturale l’est tout autant. Le modèle architectural de Marmey, considéré comme un modèle hybride cohérent conciliant le global et le local, retrouve un certain écho avec les débats actuels. Il est susceptible encore aujourd’hui de nourrir les réflexions d’une architecture en perte d’identité dans un contexte de mondialisation.

Notes

1 Béguin définit l’arabisance comme des « traces d’arabisation des formes architecturales importées d’Europe ».
F. Béguin, 1983.
2 Ce terme est utilisé par Jacques Marmey en opposition au terme apparence : « C’est l’essence qui m’intéresse et non l’apparence ». Nous le reprendrons plusieurs fois.
Breitman, 1986.
3 K. Frampton, 2007.
4 Ozkan, 1989.
5 H. Foster, 1983.
6 Jacques Marmey fait partie de l’équipe du Service d’architecture et d’urbanisme (1943-1947) dirigé par B.Zehrfuss. Ce service a produit une importante œuvre architecturale (équipements publics, écoles, dispensaires, etc.) et urbaine sur l’ensemble du territoire tunisien en essayant d’appliquer les principes de la Charte d’Athènes.
7 Une des hypothèses avancée sur la distinction entre les deux tendances d’arabisance réside dans le fait que dans « l’arabisance néomauresque » la référenciation est relative à l’architecture stylisée des grands palais richement ornés et des demeures majestueuses ; alors que dans « l’arabisance abstraite », la référence est puisée dans l’architecture populaire vernaculaire mineure, sobre et épurée. Cette hypothèse est avérée mais n’est pas suffisante pour expliquer la cohérence de la seconde tendance. Selon nous, cette cohérence ne se situe pas au niveau de la nature de la référence, mais dans la manière de la réinterpréter dans le processus de conception engagé.
8 M. Breitman, 1986.
9 B. Zévi, 1981.
10 Les termes contenu et contenant sont empruntés à P. Pellegrino où le contenant est l’expression matérielle de la forme alors que le contenu en est le sens mental. Pour nous, le contenu serait plutôt la valeur intrinsèque du contenant, valeur extrinsèque.
Pellegrino, 2007.
11 J. Cotereau, 1930.
12 L. Mumford, 1924.
13 Le Corbusier, 1974, p. 244.
14 Les murs en pierre du projet conçu par Marmey ayant 50cm d’épaisseur, c’est donc en toute logique que la distance entre les axes des murs correspond à 2.25m.
15 Pour le lycée de Carthage : a=1.075m et a.√2=2.5m. La dimension (a=1.075m) correspond à la hauteur du mur en maçonnerie mixte et du chainage formé de deux rangs de briques pleines.
16 « J’ai appris à jouer avec les pleins et non pas avec les vides, c’est la première leçon que me donna l’architecture tunisienne ».
Breitman, 1986
17 Les plans en saillie et en retrait du cubisme et la décomposition suggérée par De Stijl vont ajouter une dimension supplémentaire à l’espace en y faisant pénétrer la lumière. Grace à cette dimension apportée par la lumière, donc nécessairement par l’ombre, les vides auront autant d’importance que les pleins.
Ragon, 1986.
18 L. Guillaume, 1864, p. 24.
19 M. Breïtman, 1986, p. 81.
20 Même si l’utilisation d’un dispositif placé en partie haute de l’ouverture pour atténuer l’effet de l’ensoleillement dans la construction est bien antérieure au Corbusier, il n’est devenu symbole du mur lumière de l’architecture moderne qu’avec son utilisation par Le Corbusier. D’ailleurs ce dernier nous révèle : «C’est dans mon atelier privé…que j’ai ouvert l’œil sur le brise-soleil, que je l’ai imaginé, que je l’ai baptisé de ce terme devenu aujourd’hui universel : le brise-soleil (sun-braker)».
Boesiger, 1957.
21 M. Breitman, 1986, p. 8.
22 Nous évoquons à titre d’exemple, le projet du Lac palace qui change de façade comme on changerait de costume. Comme à la recherche d’une identité qui a du mal à se définir, la façade de ce centre commercial, situé dans les berges du lac, a déjà subi trois modifications importantes depuis sa construction dans les années 90.
23 Les termes contenu et contenant sont empruntées à P. Pellegrino. Pellegrino, 2007.
24 Tunis 2050, Sfax 2021, Sousse 2030, etc.

Bibliographie

BEGUIN François, 1983, Arabisances, décor architectural et tracé urbain en Afrique du nord (1830-1950), Dunod, Paris.

BEL HAJ HAMOUDA Alia, 2015, L’Universel et le Singulier dans l’architecture – Le Modèle de Jacques Marmey, thèse de doctorat en architecture, dirigée par Djerbi, A., SEA, ENAU.

BOESIGER Willy, 1958, Le Corbusier et son atelier rue de Sèvres 35 : Œuvre complète 1952-1957, Editions Girsberger, Zurich.

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COTEREAU Jean, 1930, Vers une architecture méditerranéenne. Chantier Nord-Africains.

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Auteur

Alia Bel Haj Hamouda Cherif

Architecte, Maitre- Assistante – ENAU – Université de Carthage.

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