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intégral

Numéro 04

04 | 2017

Autoconstructions médinales tunisoises actuelles
et Déconstructivisme architectural Ressemblances esthétiques

Sami Kamoun

Table des matieres

Résumé

Depuis la nuit des temps, les autoconstructions médinales tunisoises étaient brutalement rasées par les autorités. L’avènement de la révolution de 2011 revivifiait l’envie de leurs réapparitions. Les dynamiter à nouveau aggrave l’hémorragie de leurs renouvellements. Les « spéculer », les « valoriser », les regarder autrement au lieu de s’en débarrasser nous ouvrira de nouveaux horizons. Les engager dans un comparatisme avec le Déconstructivisme nous conduirait, certainement, vers de fructueuses voies. La complexité, le chaos, la bizarrerie formelle et géométrique déployée par la déconstruction architecturale et, d’emblée, par l’autoconstruction de la médina nous semblent les première hypothèses. Nous nous contenterons dans ces brèves lignes de développer d’autres aspects.

Une des ressemblances qui réunit l’autoconstruction avec la déconstruction est sa faculté d’être déréglementée. Il en découle des espaces totalement bizarres, des plans déformés, des angles insolites, des lignes brisées, des asymétries télescopées… L’idée de « déréglementation » des autoconstructions transgresse nos habitudes de voir l’architecture. Plus que déréglementation, elles nous semblent « vides de règles » et demeurent complètement non-académiques, non-architecturales et pratiquement sans architectes qualifiés. Des projets déconstructivistes comme Nave of signs de Hiromi Fujii ou de Guardiola House de Peter Eisenman ou, encore, de Splitting de Gordon Matta-Clark sont d’éloquents exemples qui expriment ce phénomène.

Une autre ressemblance entre les (auto-) et (dé-)construction réside dans l’ « idée » de ruine. Témoins déshérence générales, de précarité et de souffrances, les auto-constructions incarnent le lieu d’une défragmentation chaotique de l’architecture. Planchers abandonnés, poteaux inachevés, façades hasardeusement superposées, revêtements anarchiquement combinés, constructions complètement ou partiellement ruinées… ; tous ces fréquents et actuels aspects esthétiques entretiennent de curieuses ressemblances avec beaucoup de réalisations déconstructivistes. Nous pouvons évoquer, en ce sens, le projet d’Ideterminate Facade de James Wines ou celui de Berlin Free Zone de Lebbeus Woods, comme exemples de comparaison.

Une troisième ressemblance entre les autoconstructions de la médina de Tunis et le Déconstructivisme réside dans son aspect incomplet. Rien qu’en parcourant les ruelles de la médina, nous tombons sur des talus de sables, des sacs de ciments, des graviers, des briques, des pierres, des tôles ondulés, des déchets de bois… Il en résulte des chantiers interminablement ouverts. Il en résulte aussi un usage excessif de matériaux de construction précaires, urgents, essentiels. Nous pouvons illustrer, le projet de Gehry House de Frank Gehry ou celui d’Open House de Helmut Swiczinsky et Wolf Prix, comme modèles de rapprochement.

Les autoconstructions médinales tunisoises sont-elles véritablement en « voie de déconstruction » ? Pouvons-nous affirmer que le Déconstructivisme est le meilleur appui pour les regarder autrement, pour valoriser leurs aspects esthétiques ?

Mots clés

Esthétique, Déconstructivisme, regard photographique, autoconstruction, patrimoine bâti.

Pour citer cet article

Kamoun Sami, « Autoconstructions médinales tunisoises actuelles et Déconstructivisme architectural Ressemblances esthétiques », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°04, Année 2017.

URL : https://al-sabil.tn/?p=16420

Texte integral

Introduction

L’essai de comparaison esthétique, entre les autoconstructions et le Déconstructivisme, a pour objet d’entreprendre, sous un autre regard, le phénomène de précarité qui se passe, actuellement, dans le tissu médinal tunisois. Ce phénomène est aussi bien historique, qu’hémorragique et actuel. L’envie de sa frénétique réapparition, aujourd’hui, mène à remettre en cause, nos habitudes de remède, à une telle problématique. Éliminer, détruire, dynamiter ses autoconstructions ne font que les récidiver, en surprise. La spontanéité, le paupérisme, l’entassement anarchique des volumes, l’utopie des formes, les bizarreries esthétiques sont, certes, nos premiers constats de ressemblances. Nous développerons, à travers l’analyse de quelques clichés, de nouveaux aspects.

Il est patent que les livres d’histoire d’architecture, de la médina de Tunis, relatent l’aspect constructif indigène et pérenne, de son architecture et non pas, l’aspect allogène et précaire. Quelle que soit l’époque de leur émergence, les bâtiments précaires étaient systématiquement soustraits, très vite. Cette précarité champignonne, pourtant, en feed-back. Elle survit en rétroaction et repousse, comme l’herbe sauvage. Elle n’est véritablement citée, par les historiens, qu’à partir du protectorat français. La naissance puis l’extension de la ville coloniale, autour de la vielle ville, bouleverse son équilibre populaire. Cela se traduit, d’abord, par la dégradation des deux faubourgs puis par la destruction d’une partie de la muraille. Cela se cristallise, aussi, par la mobilité effective des autochtones, suivie d’une occupation, essentiellement pauvre et rurale, de leurs demeures. Les vieux palais des tunisois se paupérisent, s’« oukalisent » et s’aménagent, par pièce et par famille. Les nouveaux arrivants enracinent leurs habitudes étrangères et dégradent murs et terrasses. Ils dépouillent, sans scrupules, plâtres, faïences, chapiteaux, fût de colonnes… ; enfin, tous éléments architectoniques de valeurs. Quant à l’extérieur de la muraille, une énorme ceinture de « gourbivilles » encercle la médina. En retour, la précarisation se freine, quelques années plus tard, grâce à des efforts, sauvetage du patrimoine bâti1. Elle se renoue, pourtant, avec la révolution de 2011.

« Auto- » est un préfixe qui puise ses sources du grec « autos », synonyme à « même », « soi-même », « par soi-même »…2 Autoconstruction signifie « construction par quelqu’un de sa propre maison »3. Le terme engage, d’après le dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, des actes de participation4. Une participation qui se particularise, selon l’architecte Christian de Portzamparc, par « une installation libre des habitants dans une infrastructure collective »5. L’autoconstruction peut être sous forme de taudis, de squats, d’établissements irréguliers, spontanés, de « bidonvilles », de « gourbivilles » (Tunis), de « Quastor » (France), de « Favelas » (Brésil), de « Gecekondu » (Turquie), de « Bustee » (Inde), de « Campamento » (Chili), ou toute appellation qui s’inscrit dans la thématique d’ « architectures sans architecte » ou « insolite », pour reprendre les termes de Bernard Rudofsky. Elle peut être vernaculaire, populaire, sauvage, paysanne, clandestine, urgente, provisoire, actuelle, traditionnelle… L’autoconstruction se conceptualise empiriquement, pragmatiquement, par procédé d’essais et d’erreurs. Elle se façonne en rebelle, en clandestinité, en surprise, sans faire appel, à un architecte diplômé, sans cahier de charge, sans projection de plan, pensé au préalable. Elle se greffe spontanément, dans les endroits les plus difficiles de la ville et représente, selon certains penseurs, un renouveau urbain6. Celle de la médina de Tunis exige la solidarité, l’autonomie, l’irrationalité, l’imprévoyance et, d’emblée, la précarité. Elle cache, auprès de son état miséreux et sauvage, une esthétique de joie et de convivialité. « Ce qui compte avant tout, c’est la touche humaine, quand elle est heureuse » témoigne, en ce sens, Bernard Rudofsky7.

Le préfixe « dé- » du mot Déconstructivisme indique, quant à lui, l’éloignement et la séparation. Déconstruire l’architecture exige, d’abord, le savoir-faire, d’un architecte diplômé et la projection d’un plan préconçu, sur papier. Ce n’est pas détruire, ni démolir, ni disséminer l’acte de bâtir. C’est, plutôt, perturber les formes pures, déformer, briser l’envie de faire des « boites » simples, rugueuses et platoniciennes. C’est, également, interroger les limites possibles, de la structure architecturale comme l’indique Mark Wigley8. C’est, entre autre, être totalement dans les marges comme le mentionnent Hadid et Tchumi9. C’est, encore, réinventer l’impossible (Derrida)10, s’attaquer à l’architectonique (Prix et Swiczinsky)11, dépasser des murs sans, les ébranler (Eisenman)12, faire des labyrinthes sans murs (Matta-Clark)13, ou tout banalement, travailler pour le diable (Philip Johnson)14. Le Déconstructivisme privilégie une esthétique de l’irrationalité, du déséquilibre, du hasard, de l’accident, qui reflètent la complexité de notre réalité. Cela implique un renversement total des règles et des principes de la raison constructive. Cela engendre une audacieuse, aventure dans l’indécidabilité, l’imprévoyance, la précarité, le chaos. Le Déconstructivisme s’engage, dans une nouvelle aventure de création architecturale qui travaille, constamment avec la spontanéité, le naturel, l’urgence, ou pour reprendre les termes de Jacques Derrida, avec la « maintenance », l’« imminence », le « ce qui arrive », le « [ce qui] vient d’arriver, [ce qui] promet d’arriver à l’architecture »15.

1. « Idée » de Déréglementation

Une des ressemblances, qui réunit l’esthétique des autoconstructions actuelles, à celle du Déconstructivisme est, de remettre en question, les conventions académiques de la discipline architecturale. Le mot « déréglementation » est rarement employé, dans le vocabulaire des esthéticiens, certes. En l’occurrence, le dérangement des normes et des conventions esthétiques peut être exprimé dans des termes synonymiques, tels que « inesthétique »16, « disgracieux »17, « sauvage »18… Les règles en esthétiques sont indispensables et fixent des limites, à l’intérieur desquelles l’artiste se soumet. Elles causent, selon la thèse de Diderot, « routine » et « nuisance »19. Avec le déclenchement de la révolution du 14 Janvier 2011, les réglementations, imposées par le pouvoir administratif, sont bouleversées. Les protestations contre les institutions étatiques sont multipliées. Le nombre de grèves et de sit-in déferle. L’autorité gouvernementale est déstabilisée. Le silence se brise, du jour au lendemain, et le « tout est permis » devient mot d’ordre. Tout cela a joué un rôle important, dans la génération et l’amplification, de ce phénomène de déréglementation. Il suffit de parcourir les ruelles de la médina et de s’équiper d’un appareil photo, pour clicher une panoplie de scénarios : chantier hors la loi et toujours en suspens, empiètements et extensions flagrantes, ouvertures anarchiques et dispersées, planches de coffrages, graviers, briques, sacs de ciment abandonnés et éparpillés, au hasard, sur les trottoirs, affichages publicitaires anarchiques, inscriptions protestataires et artistiques… L’ampleur de la déréglementation, provoquée par les autoconstructions transgresse, le regard du promeneur. Ce refus d’ordre et de norme semble sauvage, intuitif, spontané et, à priori, « vide de norme ». Sans architecte, architecturalement non-académique, précaire, protestataire, pauvre, populaire, cette nouvelle génération du bâti est, aussi bien, « intelligente », que « terrifiante ». Elle dévoile une géométrie complexe, incroyable, riche en intuitions. Elle incarne des angles insolites, des lignes brisées et télescopées, des formes pures, « torturées » et « souffreteuses », des interpénétrations de volumes bizarres, des espaces totalement étrangers et ouverts à l’imagination.

Les photographies 1, 2 et 3 sont des clichés, pris dans la rue de la Noria. Elles datent du mois d’aout 2014. Elles illustrent des chantiers d’autoconstructions, incomplets et qui ne semblent pas obéir aux interdits municipaux. Elles osent, à travers leur squelettes précaire, dérouter l’ordre imposé, par le cahier de charge, hybrider l’habituel, existant avec le consensuel révoltant, inscrire l’insoumission, dans la norme constructive. Associations disgracieuses de façades, bétonnages précaires et mal exécutés, peintures décollées, comme dans la photographie 1. Squelette incomplet, qui expose, à l’image d’un tranchant de coupe, des poteaux, des poutres, des planchers, des appareillages de pierres ou de briques, d’époques antérieures, comme dans la photographie 2. Hybridation chaotique, prosaïque, inesthétique, entre architecture habitée, à priori complète et architecture, en état de chantier, comme dans la photographie 3. Ces constats esthétiques se reproduisent mimétiquement, avec le cube de la rue Kaâdine20, dont la déréglementation s’exprime, par détournement plastique de la géométrie Euclidienne. Défauts d’enduction de béton, malaises d’exécution constructive, frissonnements de parois sont des scénarios, très courants, dans le bâti médinal. Ils expriment, par excellence, la « souffrance » des formes pures. N’obéissant à aucune règlementation municipale ni patrimoniale, le « cube » de la rue Kaâdine interpelle, par intuition et avec maladresse, les configurations formelles du Déconstructivisme, de Guardiola House. Éphémères antennes, à réflecteurs, fragiles grillages greffés dans les fenêtres, balcons maladroitement éjectés, câbles électriques, désagréablement accrochés, conduites d’eau, anormalement implantées, murs boursouflés, humidifiés et mal exécutés, fissures, cassures, écorchures, moisissures, failles, effritements de parois… ; bref, l’empiètement, le paupérisme, la misère et la difformité font triompher tous les interdits. Les mêmes effets esthétiques se refont, encore une fois, avec la photographie du Boulevard du 9 Avril 193821. Ce fragment de façade se particularise par une superposition instinctive de trames rectangulaires. Appareillage isodome de briques, balustrades enchainant des colonnades, maladroitement disposées, gros câbles, timidement greffés… ; tout y est précaire, sans règle.

Parmi les axiomes les plus importants, du Déconstructivisme est sa réaction, contre la rigueur des principes dictés par le Modernisme architectural. Le Déconstructivisme part d’un « à priori formel »22 (Pierre André Louis), d’un « ce qui arrive »23 ou de « quasi-règle »24 Jacques Derrida). Cela lui permet d’inventer de nouvelles normes, de renouveler le radical, de mettre en œuvre, un langage formel, basé sur des possibilités spatiales « autres ». Cela implique un dépouillement impératif de concepts non académiques et antimodernes, tels que la « complexité », le « chaos », le « labyrinthe », le « hasard » et, d’emblée, la « précarité ». Nave of Signes, de Hiromi Fujii, étale ces concepts, à travers un processus de « transformation » de cube, au moyen de brouillage par grilles : superposition de trames, inversement intérieur/extérieur, jeu de perception spatiale et de reconstruction mentale, ambiguïté, illusion optique, dissimulation ou « stratification spatiale », pour paraphraser l’expression du concepteur. Tous ces syntagmes visent à débarrasser l’architecture, de tout attachement à l’histoire, de toute humanisation, de sensualité spatiale ou de codification universelle. « L’architecture n’est plus perçue comme un ensemble de signes et échappe à toute projection psychologique » note, en ce sens, Elias Guenoun. « Elle est froide, déshumanisée » ajoute-t-il. « C’est à travers la figure de la grille que se matérialise cet évidement du sens » ajoute-t-il, encore25. De tels dis se réverbèrent, dans la photographie de Gardiola House. Peter Eisenman dérange, à travers ce projet, les règles de la géométrie Euclidienne, non pas, par « stratification spatiale » mais par enlèvement de la matière. Il met en place, au hasard, un jeu de déclinaison et d’entrelacement de « els » – résultat d’un cube tronqué -. Nous pouvons enchainer ce dérangement de règles constructives et de géométries compositionnelles, avec la photographie de Splitting. Cette dernière se particularise par une déréglementation empirique et pragmatique, qui nous favorise, non seulement à un Déconstructivisme architectural, mais aussi à une « anarchitecture ». Dans ce projet, Gordon Matta Clark manipule la « douleur » d’un bungalow, promis à la démolition, au moyen de découpages, par tronçonneuse. Il défonce fenêtres, portes, cloisons et structures. Il remet en question, les calculs de résistance des matériaux, la convention et le savoir-faire constructif.

Photo 1. Emplacement: Rue de Noria. Date: Août 2014.
Illustration 1. Projet Nave of Signs, Elevation, EUROPALIA 89, Japaon. Architecte: Hiromi Fujii

2. « Idée » de Ruine

Une autre ressemblance, entre l’esthétique des autoconstructions de la Médina et celle du Déconstructivisme, réside dans la notion de ruine. Fruit d’une mauvaise utilisation, d’abandon, de déshérence spatiale, résultat d’une inattendue perte de pouvoir administratif et de contrôle des agents du patrimoine bâti ou de la municipalité, conséquence d’une protestation de longue haleine, contre l’inégalité d’accès au logement minimum dans la cité ; l’esthétique de ruine s’exacerbe, avec la révolution de Janvier 2011. Elle dévoile différentes formes, de détériorations patrimoniales, jadis, camouflées et qui deviennent, aujourd’hui, accélérées. Beaucoup de squats délaissés se transforment en « séduisants » chantiers de bricolages, en intuitives reconstructions urbaines qui triomphent de tous les interdits. Murs dégradés, fissurés, frissonnés, armatures de poteaux ou de poutres rouillés, outillages et appareillages domestiques abandonnés, prothèses accrochés avec malaise, matériaux de construction condensés, stockés ou éparpillés, sur les trottoirs… ; tout ce descriptif demeure fréquent et caractérise le paysage médinal tunisois. Il suffit de parcourir les ruelles et les impasses, pour assister à ce spectacle vivant, de reconstruction architecturale. L’autoconstructeur squatte les demeures abandonnées. Il récupère les déchets urbains et se débrouille avec les fragments de décombres collectés. Il acquiert les matériaux de construction, de son temps, fait appel à un « maçon » – généralement non qualifié – et l’engage dans une composition surprenante, avec l’érosion, l’intuition, la passion. Se méfiant des doctrines et des théories universitaires, échappant aux règlementations du cahier de charge, aux bulldozers des contrôleurs de l’État, il repère la « douleur » urbaine, attend ensuite la fragmentation du bâti et participe à sa ruine, à sa destruction, pour construire, à l’improviste et en cache-cache, son éventuelle habitation.

Le premier cliché de notre deuxième hypothèse est situé dans la rue Kaâdine. Il date du mois de Septembre 201426. Il dévoile, comme s’il s’agissait d’une véritable dissection anatomique, le mystère de son squelette, les différentes articulations de son architectonique. Châssis de fenêtre périlleux, cadre de porte vétuste, structure de poteau et de poutre, à moitié effondrée… ; bref, toute l’architecture se déforme et semble se plier, sous l’effet de son propre poids. Écrasée entre deux constructions adjacentes, la ruine crache en cascades, ses débris constructifs. Le même effet plastique se répète avec la cicatrice du cliché, de la rue Bou Saadoun27. Cette dernière, au lieu d’éjecter, aspire et emmagasine toutes sortes de déchets urbains : des poubelles, des ordures, des morceaux de cartons, des bouteilles, des tissus, des pierres, des graviers… Elle transgresse, ainsi, le regard de l’observateur. Elle influe et attire les futurs squatteurs. Elle exprime, aussi, des leçons d’architecture empiriques, des techniques constructives, d’anciens bâtisseurs.

Avec le Déconstructivisme, Ideterminate Facade est l’une des réalisations, qui exprime, avec éloquence, l’esthétique de ruine. James Wines choisit le déferlement de la brique traditionnelle, comme moyen plastique de brouillage, de la forme pure. Se balançant avec indéterminisme – comme son nom l’indique – entre le construit et le détruit, son architecture engage un sentiment d’incertitude, d’insécurité, de précarité. L’échancrure et la détérioration de la façade explose et fragmente l’angle droit, en pixels. Ce ne sont pas les mêmes configurations formelles, produites avec l’image de Berlin Free Zone. Cette dernière incarne, à travers les endroits effondrés du mur de Berlin, des « Free Spaces »28 et des « Free Zones »29. Lebbeus Woods expose cette illustration/création, pour investiguer un espace catastrophé, au moment d’un éventuel drame. Il interroge, à travers le dessin, les limites possibles de l’occupation spatiale. Il remet en cause les lois de la pesanteur, les conventions constructives, la résistance des matériaux. A l’image d’un chirurgien, il examine les blessures d’une architecture endommagée, observe les plaies et les cicatrices, dégage des « inventions impossibles »30 de l’espace, précaires, instables et susceptibles de faire changer le mode de vie, de l’homme actuel.

3. « Idée » d’Inachèvement

Une troisième ressemblance, entre l’esthétique des autoconstructions et celle du Déconstructivisme, réside dans l’inachèvement. Il suffit de se promener, dans les ruelles et les impasses médinales pour, assister à un spectacle vivant, d’architecture incomplète, de chantiers précaires, en attente ou en cours d’évolution. Les intentions, les suggestions, les gestes supposés être réalisés dans un futur antérieur, ne cessent de coiffer les toitures ou de se greffer, dans les limites du bâti, les endroits en suspens. Peintures et maçonneries précaires, murs dégradés, planchers et toitures non finies, poutres et poteaux imparfaits, tôles ondulées, provisoirement implantées, planches de bois, grillages métalliques, armatures de béton armé, tuyauteries mal placées, câbles greffés, avec malaise… ; bref, tout y est temporaire, pauvre, précaire. Ni achevé, ni achevable, cette « non-architecture » semble s’alimenter, à notre actuelle révolution, pour surprendre une indocile appétence de reconstruction. « L’architecture est faites pour être apprivoisée, cassée, redéfinie » réplique, en ce sens, Antoine Grumbach31. Autrement dit, on ne peut pas visiter, deux fois, l’inachèvement d’une même médina.

Gehry House est l’une des œuvres déconstructivistes, qui cristallise la notion d’inachèvement. Le projet se résume à un ensemble de rénovations, appliquées sur un bungalow, qui date des années 1930. Frank Gehry fragmente la « boite » – emblème de l’architecture moderne – et dérange sa rigueur, en la greffant de matériaux disparates et de bon marché. Il bouscule les parois de l’ancien bâtiment, par un échafaudage dense, de tôles ondulées, de grillages métalliques, de contreplaqués bruts, de mâchefers, de plâtres bitume, de fragment d’aciers galvanisés… Il obtient, ainsi, une seconde peau prosaïque, précaire et non-finie. Ce n’est pas la même démarche plastique, déployée dans l’inachèvement, d’Open House. Née d’un croquis aveugle, cette « maison ouverte » – au sens littéral du terme – dégage des traces basées, non pas, sur la sensation visuelle, mais sur la passion gestuelle, l’émotion du manuel, l’inconscience. Helmut Swiczinsky et Wolf Prix visent, de cette manière, l’apesanteur et abondent les porte-à-faux. Ils « torturent » les angles droits, brisent la hiérarchie spatiale, la géométrie conventionnelle, la pensée rationnelle. L’effet du chaos, qu’ils génèrent, s’ouvre au ciel et morcelle, au hasard, les volumes euclidiens. Il brouille les formes pures et ne s’oriente que vers l’incertitude, l’indécidabilité, la précarité, l’inachèvement de l’œuvre. Nous le déduisons, clairement, quand ils décrivent leur architecture, d’inhabilité, de « non domestication »32, d’expérimentation de nouvelles habitudes d’occupation spatiale.

Conclusion

Si l’« idée » de la déréglementation n’est pour les autoconstructions, qu’une sorte d’essai de radicalisation, d’une nouvelle convention constructive non-officielle, consensuelle et empirique, celle du Déconstructivisme semble, plutôt, nihiliste et utopique. Si l’« idée » de ruine semble instinctive, inquiétante et « vulgaire », celle du Déconstructivisme se voit, plutôt, savante, confiante et future inventrice, de nouveaux espaces et de nouvelles esthétiques. Si l’« idée » d’inachèvement semble naturelle, pauvre, choquante, celle du Déconstructivisme se trouve, plutôt, viscérale, créative, théorique et ambitieuse. Si l’esthétique des autoconstructions de la Médina d’aujourd’hui s’avère « méprisante », inutile, sans savoir scientifique, ni aucun goût académique, celle du Déconstructivisme se trouve, plutôt, armée de philosophies, de concepts et d’axiomes. L’extrapolation des images d’autoconstructions de la Médina, avec des illustrations du Déconstuctivisme a permis de découvrir des interpellations de configuration formelles, des ressemblances esthétiques, des différences, soumises à des « idées » de déréglementation, de ruine et d’inachèvement. Qu’en est-il de la défragmentation, du chaos, de la complexité, du labyrinthe, de l’accident, de la catastrophe, du déséquilibre et de beaucoup d’autres thèmes qui inspirent les déconstructivistes, dans leurs conceptions et, d’emblée, souvent présents, dans notre parcours quotidien de la Médina ? Nous avons étayé un essai théorique, sur l’esthétique des autoconstructions, en nous basant sur des images photographiques. Mais, les images détournent la réalité existante et l’emprisonnent dans la géométrie du viseur de l’appareil photographique. Elles valorisent certains détails et décentralisent d’autres. Nous avons tenté de trouver une certaine scientificité, d’images clichées, récemment, dans la Médina, en nous basant sur des interpellations, des comparaisons de configurations formelles. Y a-t-il un autre moyen ? Qu’en est-il, concernant la fonction, la structure ? Pouvons-nous en tirer des recettes constructives, des solutions techniques, des leçons d’« architecture », appuyées sur le vécu des habitants, leurs usages spatiaux, leurs savoir-faire constructifs ? Bref, les autoconstructions de la Médina, peuvent-elles servir, au Déconstructivisme et, par ailleurs, à l’Architecture ?

Notes

1 À ce titre, on pourrait citer l’opération « gourbi » lancée par le Commissariat à la Reconstruction et au Logement ainsi que la naissance d’association de sauvetage tel que l’ASM (1967), l’INP (1979) et l’ARRU (1981).
2 P. Auge, 1928, p. 451.
3 Grand Larousse Universel, Tome 2, 1982, p. 850.
4 P. Merlin et F. Choay, 2009, p. 613-615.
5 C. De Portzamparc, in Encyclopædia Universalis V, 2008, p. 5367.
6 Nous pouvons évoquer, en ce sens, les écrits de Mikes Davis, de Jean-Paul Loubes ou l’expérience d’Hassan Fathi appliquée dans le village de Gourna.
7 B. Rudofsky, 1979, p. 256.
8 P. Jonhson et M. Wigley, 1988, p. 13.
9 Architecture et Urbanisme, 1998, N° 334, p. 05 (Traduction personnelle).
10 J. Derrida, 1987, p. 207.
11 A. Guiheux, F. Migayrou et A. Vidler, 1992, n.p.
12 P. Jodidio, 1993, p. 60.
13 M.Gordon, 2011, p. 24.
14 P. Jodidio, 1997, p. 39.
15 J. Derrida, 2003, p. 92.
16 E. Souriau, 1990, p. 884.
« (…) ce dont l’aspect extérieur est malheureux, parce qu’il ne s’accorde par trop bien avec lui-même. ».
17 E. Souriau, 1990, p. 592.
« (…) ce qui manque de grâce. ».
18 E. Souriau, 1990, p. 1270.
« (…) resté à l’état naturel. ».
19 E. Souriau, 1990, p. 1212.
20 Photo 4.
21 Photo 5.
22 A. Louis Pierre, 2003, p. 101.
23 J. Derrida et C. Malabou, 1999, p. 222.
24 M. Mallet, Michaud. G., 2004, p. 32.
25 E. Guenoun, 2013, p. 270.
26 Photo 6.
27 Photo 7.
28 L. Woods, 1992, n. p.
Réseau de « communication hiérarchique » équipés d’instruments électroniques. Elles sont des nœuds qui se nourrissent d’énergie urbaine. Elles sont interactives et s’interconnectent à travers d’engins électroniques.
29 D. Du Pont, 1992, p. 12.
« Free Zone » ou « zones d’aucune utilités prédéterminées » comme le mentionne Woods sont des espaces abandonnés de la ville de Berlin, des interstices délaissés, des terrains vacants et non utiles.
30 J. Derrida, 1987, p. 26 et 27.
« La déconstruction, qui se donne pour tâche l’expérience de l’autre comme invention de l’impossible, ne désire pas le possible, mais l’impossible. »
31 A. Grumbach, 1997, p. 61.
32 Coop Himmelb(l) eau, 1992, n. p.

Bibliographie

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Auteur

Sami Kamoun

Maître Assistant – Ecole Supérieure Des Sciences et Technologies du Design.
Laboratoire d’Archéologie d’Archéologie et d’architectures Maghrébines – Université de la Manouba.

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