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Numéro 04

La place Pichon à Sousse
La construction de l’identité de la place publique au début du Protectorat
Afef Ghannouchi Bouachour
La cité minière de Djerissa 1887-2017
Genèse, évolution et devenir à travers l'urbanisme et l'architecture
Leila Ammar & Hayat Badrani
L'Alhambra de Tunis; une salle de cinéma de faubourg
Iness Ouertani
04| 2017
Déchéance des métiers traditionnels du bâtiment en Tunisie sous le protectorat français.
Causes, effets et tentatives de préservation
Faiza Matri
Table des matieres
Résumé
La conservation du patrimoine architectural est entravée par plusieurs handicaps dont le plus sérieux est causé par la disparition des savoirs et savoir-faire indispensables à la réussite de tout projet de préservation.
La raréfaction du nombre d’artisans traditionnels est causée par la crise des métiers artisanaux qui remonte au XIXe siècle. En remontant aux origines de cette crise, le présent article a pour objectif d’exposer les spécificités des métiers traditionnels du bâtiment en Tunisie ; d’examiner, par la suite, les solutions adoptées pour leur sauvegarde ; et de faire finalement le diagnostic des corporations artisanales en suivant leurs activités dans les chantiers de construction et de restauration du XXe siècle.
Mots clés
Savoir-faire, artisan, corporation, conservation, architecture.
Pour citer cet article
Matri Faiza, « Déchéance des métiers traditionnels du bâtiment en Tunisie sous le protectorat français : causes, effets et tentatives de préservation », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture
Maghrébines [En ligne], n°04, Année 2017.
URL : https://al-sabil.tn/?p=16194
Texte integral
Dans leur rapport avec le patrimoine, les architectes et les historiens de l’art se sont surtout intéressés à la création des modèles et images à partir de l’art traditionnel. La réinterprétation de l’architecture traditionnelle a abouti à la création de nouveaux modèles architecturaux en utilisant les nouvelles techniques et modalités de gestion et d’organisation du chantier centralisé par l’architecte qui, depuis la Renaissance, devient le chef d’orchestre.
Ce changement progressif des modes de vie, d’une façon générale,s’est accentué sous l’influence d’une économie capitaliste pendant le protectorat français et a aggravé la crise des vieilles industries tunisoises, notamment celles du bâtiment.
Plusieurs solutions ont été adoptées telles que la pédagogie artistique ou les expositions et conservations muséologiques. L’apprentissage du savoir-faire traditionnel était une question qui préoccupait les praticiens, techniciens et acteurs du chantier. Il s’agissait souvent d’expériences ponctuelles dictées par des conditions politiques et économiques spécifiques. D’ailleurs, il n’y a jamais eu de suivi quant à ces expériences.
1. Les métiers traditionnels du bâtiment : corporations autonomes ou structures dépendantes de l’architecte ?
Le statut de l’architecte a été instauré en Occident depuis la Renaissance et a été défini en tant que personne capable de concevoir et tracer les plans d’un édifice et d’en diriger l’exécution1.
Dans les pays du monde arabe, la maîtrise d’ouvrage a souvent été confiée à l’amine des maçons. Les connaissances techniques et artistiques attachées à sa profession lui permettaient la direction d’autres corps de métiers tels que les menuisiers, sculpteurs sur plâtre et peintres qui étaient chargés de la construction et de la décoration du bâtiment.
Pouvons-nous qualifier les amines des maçons d’architectes, selon la compréhension occidentale du terme ?
Le statut de l’architecte a été inauguré à Florence au XVe siècle en tant qu’intellectuel et artiste. L’architecture de la Renaissance n’était pas seulement un corps de connaissances pratiques, mais elle est devenue une nouvelle discipline basée sur la théorie et soumise à l’expérience.L’œuvre architecturale était conçue ; dessinée ; et exécutée par la suite sous la supervision de l’architecte. Ce dernier était également un théoricien qui rédigeait des traités sur l’architecture (Léon Battista Alberti, Francesco du Giorgio Martini, Andréa Palladio). Certains ateliers d’artistes comme ceux de Verrocchio ou de Bramante représentaient l’équivalent de clubs d’artistes qui attiraient, outre les peintres, les philosophes ; et dans lesquels on apprenait la musique et on s’intéressait aux mathématiques2.
Quant à la Tunisie, le statut du maître d’œuvre en tant qu’expert chargé de la gestion des aspects techniques et esthétiques de l’ouvrage n’a pas fait défaut, avant le Protectorat. Cette tâche a souvent été confiée à l’amine des maçons.
Bien que certains amines des maçons aient été qualifiés d’architectes par les architectes occidentaux, l’amine était en réalité un artisan qui remplissait la fonction d’expert et de référent technique.En effet, les corps de métiers traditionnels étaient organisés en corporations, groupant à la fois apprentis, compagnons et maîtres soumis à la surveillance de l’amine.
1.1. Caractéristiques et organisation des corporations
L’organisation intérieure des corporations était marquée par une division hiérarchique tripartite entre maîtres, compagnons et apprentis qui constituaient les trois grades de l’organisation corporative. L’apprentissage et l’attribution de ces grades se faisait sous forme de stages professionnels durant lesquels le futur « maître » devait parcourir les échelons de la formation commençant par le grade d’apprenti, puis compagnon pour devenir enfin maître. Cette formation pratique couvrait une période de 8 à 10 ans en moyenne3.
Bien que la formation ait été purement pratique, elle était gérée par des codes coutumiers. Dans les corporations des tisserands ou des menuisiers, l’ascension au grade du maître était accompagnée par l’enregistrement du candidat au registre de corporation. L’usage de ce registre corporatif a disparu au début du XXe siècle4.
Dans d’autres corporations comme celles des menuisiers ou des balghagiya, l’ascension au grade du maître était accompagnée par une épreuve pratique. Au sein de la corporation des balghagiya par exemple, le travail du candidat devait être évalué par l’amine assisté d’un jury qui évaluait la qualité du travail et remettait au nouveau maître un Baillot, un signe de sa nouvelle fonction5.
Quant aux corporations des maçons, les auteurs n’ont jamais mentionné d’épreuves de passage.
1.2. L’amine des corporations et ses compétences
Chaque corps de connaissances était placé sous l’autorité d’une amine. Le terme signifiait « un homme de confiance » et par extension « administrateur, surveillant »6. Bien que plusieurs catégories d’amines aient existé à l’exemple des amines de vives et des marchés chargés de la vérification des denrées et du contrôle de tous les commerçants de produits alimentaires ou encore les amines de l’agriculture - experts aux fonctions variées- dont certains étaient plus spécialisés que d’autres comme les amines des ouvriers des presses à l’huile7, les amines des corporations étaient les plus nombreux en Tunisie.
L’amine était à la fois un agent de l’autorité et un représentant des corps de métiers. Il était choisi par les maîtres et présenté à l’agrément du bey, par l’intermédiaire de cheikh al médina, pour être nommé à vie par décret beylical.
L’amine avait également pour tâche de résoudre les désaccords entre patrons et ouvriers et de faire échec à toute forme de fraude en contrôlant le prix du travail et de la marchandise et en vérifiant les poids et les mesures8. Il était doté d’un pouvoir juridictionnel puisqu’il représentait l’auxiliaire de justice qui remplissait les fonctions d’experts : afin de réprimer les infractions aux coutumes, l’amine pouvait prononcer certaines sanctions à l’exemple de la destruction ou la confiscation de marchandises.
Bien que l’amine ait rempli plusieurs fonctions administratives et économiques, et qu’il ait été doté d’un pouvoir juridictionnel, l’amine demeurait un artisan comme les autres. Il ne recevait ni salaire ni indemnité, mais plutôt un pourcentage à l’occasion de certaines opérations : l’amine appelé en contestation avait droit à une vacation de 2 % de la valeur de l’objet de litige9.
1.3. Les corporations des métiers du bâtiment
Les métiers du bâtiment étaient classés en deux groupes : les corporations qui fournissaient les matériaux et celles qui les mettaient en œuvre.
Les corps de métiers qui fournissaient les matériaux étaient les briquetiers, les fabricants d’enduits, les céramistes, les potiers qui fabriquaient aussi les tuiles auxquels on peut ajouter les ferronniers qui fabriquaient les grilles pour protéger les ouvertures. Les corps de métiers qui mettaient en œuvre les matériaux étaient les plâtriers, les menuisiers et les maçons ainsi que les puisatiers et les sculpteurs sur plâtre ou nakachas.
Il existait parfois plusieurs amines pour un seul corps de métier, en particulier quand le nombre de celui-ci était dispersé dans plusieurs quartiers à l’exemple des maçons dont le nombre des amines s’élevait à 6 en 192410.
Dans le domaine architectural, on a confié aux amines des maçons des projets de construction ou de réparation d’édifices. D’ailleurs, les architectes qui ont œuvré en Tunisie au cours du XIXe et XXe siècle nous ont laissé des descriptions et nous ont donné des indications sur leurs activités. Henri Saladin11, qui a fait des voyages successifs en Tunisie à partir de 1879, a cité des familles de maçons qu’il a qualifiées d’architectes à l’exemple de la famille Ennigro, Ben Saber et la famille Cherif: « la corporation des constructeurs dont les plus habiles sont nommés amines et sont de véritables architectes »12. Ils ont travaillé au service du Bey et avaient dirigé de grands chantiers de construction, réhabilitation ou rénovation des ouvrages d’utilité publique.
L’amine Tahar Chérif, avait intervenu en janvier 1902 dans la réparation de Dar al-Bey13. En parlant de cette famille, Saladin cite un autre amine Ahmed Chérif, nommé maître en 1875 et amine en 1893, a exécuté au cours de 1896 de remarquables travaux de réparation d’édifices religieux et de palais14.
En étudiant les palais et demeures de la Médina de Tunis, Jacques Revault a fourni des détails sur les modes de constructions ancestraux, en apportant des renseignements sur ce métier15. L’auteur cite un amine qu’il a connu et à qui il doit la plupart des renseignements recueillis sur les techniques traditionnelles de la construction à Tunis, Ali Ben Mohamed ben Rais Chiha (dit Ali Chiha). En présentant les compétences de l’amine des maçons, outre sa capacité de diriger les autres corps de connaissances, se chargeait de la conception du projet en traçant le plan. En effet, après réception de la commande par le propriétaire et tenant compte des indications sur les caractéristiques de l’œuvre à exécuter, l’amine « trace sommairement sur une couche de sable ou de terre, le plan de la futur construction, plan qu’il reprendra et dessinera, au besoin, plus soigneusement sur papier, à la règle et au compas»16.
Les amines et maîtres maçons de la famille Ennigro se sont distingués par leurs réalisations architecturales et même par une contribution théorique. Sliman Ennigro a même rédigé un ouvrage sur l’architecture arabe en Tunisie. Afin de faire connaître les procédés utilisés par les architectes locaux, Saladin a pu persuader Ennigro de rédiger un mémoire dans lequel il a révélé ses pratiques. Malheureusement, Sliman Ennigro meurt en 1902 avant de terminer son texte. Saladin a récupéré le manuscrit inachevé et l’a confié à un traducteur mais il n’a jamais été publié17.
Pour l’élaboration de son Manuel de l’art Musulman18, H. Saladin a été aidé par Sliman et son fils Mohammed Ennigro. Ils ont fait le relevé de certains édifices religieux de la Tunisie, puisque Saladin ne pouvait pas y accéder. Dans la préface de son ouvrage, il ajoute que les édifices religieux ont été entièrement relevés par ces architectes autochtones : « J’ai pu m’assurer le concours de deux architectes indigènes19. MM. Sliman et Mohammed Ennigro, qui ont relevé pour moi les édifices religieux dans lesquels je ne pouvais pas pénétrer ». Malheureusement, les dessins et croquis de ces maîtres maçons - n’étant pas accessibles - ne permettent pas de développer des hypothèses sur leur manière de concevoir et de représenter l’espace.
Après le Protectorat, l’administration centrale a fait appel aux architectes occidentaux, ce qui a contribué à réduire davantage l’activité des maîtres maçons et amines autochtones.
1.4. La crise des maîtres maçons : une autorité usurpée par les entrepreneurs occidentaux
Dès les premières années du Protectorat, tous les travaux se rattachant à l’industrie du bâtiment sont passés aux mains des Italiens ce qui a aggravé la crise des maçons autochtones ainsi que les autres corps de métiers comme les nakachas ou les céramistes.
L’exclusion des maçons n’était aucunement due à leur manque de compétences, mais plutôt à un problème de communication. D’une part, les amines autochtones n’étaient pas habilités à lire les documents graphiques et les cahiers des charges, rédigés le plus souvent en français, pour parvenir à répondre aux appels d’offres :« L’Administration pressée de loger ses différents services, a eu exclusivement recours aux européens étrangers, plus experts et surtout plus aptes que les indigènes à lire un plan, à comprendre un devis ou un cahier de charges »20. D’autre part, les entrepreneurs à qui étaient confiés les travaux de l’État ou des municipalités étaient pour la plupart des italiens qui embauchaient comme ouvriers des gens ayant avec eux certaines affinités de mœurs et de caractères.
Bien que l’industrie du bâtiment ait pris un développement considérable au cours des premières années du Protectorat et qu’elle ait absorbé des capitaux considérables, elle a complètement exclu l’élément autochtone. Les entrepreneurs n’employaient que des maçons siciliens qui faisaient embaucher comme aides ou manœuvres leurs enfants ou proches : « c’est ainsi que, sur tous les chantiers, on voit des quantités de jeunes Siciliens de dix à quatorze ans, et très exceptionnellement des manœuvres indigènes », ajoute le même auteur. Les autochtones ont alors déserté les chantiers.
1.5. Les stucateurs ou nakachas : un corps de métier en état d’agonie
Ce corps de connaissances est celui qui a souffert le plus de la crise. Sa disparition était causée surtout par la réduction de la commande : « Parmi les corps de métiers que l’on peut d’ores et déjà considérer comme disparus, je citerai en première ligne les nakachas ou stucateurs »21. L’appauvrissement des propriétaires autochtones les empêchait d’embellir leurs demeures en faisant appel à des stucateurs. Cet état de pauvreté a touché presque la totalité des habitants de la Médina y compris ceux qui occupaient les quartiers aristocratiques de la ville haute.
À cause de la réduction de la commande, certains artistes étaient amenés à exercer d’autres activités. En parlant du savoir-faire hérité de leurs ancêtres, l’un des nakachas tunisois ajoutait « Je ne trouve pas comme de leur temps [ses ancêtres] des gens assez riches et d’assez de goût pour m’en faire exécuter toute l’année : je travaille pour si peu de personnes, que je suis réduit la plupart du temps à être maçon, paveur ou badigeonneur pour faire vivre ma petite famille »22.
Pareil aussi pour le corps des céramistes qui traverse une grave crise. Ce corps de connaissances,qui fabriquait autrefois d’admirables carreaux de faïence revêtant le sol et les murs d’habitations, a perdu sa raison d’être à cause de l’absence de la commande. La bourgeoisie tunisienne n’utilisait plus les carreaux de faïences traditionnels qui ont été remplacés par les carreaux en ciment industrialisé ou les carreaux en céramique vendus par les commerçants européens fabriqués en Italie et en Espagne et imitant les carreaux arabes. Ces articles importés, ayant une qualité très inférieure, remplaçaient les carreaux faits localement à la main23. Les céramistes, n’ayant plus la possibilité de vendre leurs produits, ont cessé de travailler causant la disparition de la majorité des ateliers de fabrication.
Les ateliers de potiers qui existaient encore à Nabeul, ajoute A. Zaouche, « fabriquent des vases et d’autres éléments d’usage domestique, en se servant des outils rudimentaires et vivant dans des conditions déplorables ». À la fin du XIXe siècle, les auteurs dénombraient 4 ateliers de potiers seulement occupant 8 hommes et 5 enfants et fabricant des tuiles vernies et divers objets d’usage domestique24.
D’une façon générale, la crise des industries artisanales n’a pas cessé de s’aggraver. L’Administration du Protectorat a accordé une priorité à la conservation théorique et muséologique, en chargeant les chercheurs de mener les enquêtes et de procéder à la collecte et l’exposition des spécimens représentatifs des métiers artisanaux. Elle s’est engagée aussi dans la voie de la pédagogie artistique à travers l’inauguration de l’enseignement artistique.
2. Les solutions adoptées : remèdes insuffisants pour un corps aussi affaibli
Les solutions adoptées par l’administration coloniale ne constituaient pas l’émanation du contexte spécifique du pays, elles étaient plutôt issues de propositions et réflexions développées à la fin du XIXe siècle en Occident par les historiens de l’art sur la possibilité de rétablir l’activité artisanale des autochtones et de les former à l’esthétique occidentale. Les questions soulevées s’orientaient dans le même sens que celles qui se posaient à cette époque en Europe à propos de l’éveil de l’activité artistique et du renouvellement de l’art décoratif25. Dans les pays du Maghreb, cette nouvelle orientation a donné une impulsion aux études et aux enquêtes menées par les sociétés savantes et les institutions de sauvegarde. Elle était d’ailleurs à l’origine de l’inauguration de la pédagogie artistique comme moyen de transmission du savoir-faire traditionnel.
2.1. La pédagogie artistique et la transmission du savoir-faire artisanal
Les écoles professionnelles créées pour la diffusion du savoir et savoir-faire artisanaux étaient rares et n’accordaient pas d’importance aux industries du bâtiment à l’exemple de l’école professionnelle Emile Loubet. Créée par le décret du 4 avril 189826 et inaugurée en 1903, cette école a été fondée dans un double but : assurer « un enseignement professionnel capable de fournir à la Tunisie des ouvriers habiles, des contremaîtres éclairés, aptes à seconder efficacement les industriels et à diriger la main d’œuvre étrangère »27. Et donner « une sérieuse préparation aux élèves qui désirent continuer leurs études techniques d’un ordre plus élevé : école des apprentis - mécaniciens de la Flotte, école des arts et métiers, etc. », précise la même source cité plus haut.
Durant une scolarité de quatre années, suivies par les élèves de 12 à 16 ans, l’école assurait un enseignement théorique et un enseignement pratique. Il s’agissait d’un enseignement qui répondait, « comme celui des écoles pratiques de la Métropole dont il suit le programme, à l’objectif de donner aux enfants une instruction théorique et pratique les préparant aux carrières techniques »28.
Une place importante a été accordée aux métiers traditionnels et industries des arts décoratifs tels que le tissage, la broderie sur cuir et la céramique. Dans le programme de cette école29, la place accordée aux métiers traditionnels du bâtiment était trop réduite, on s’intéressait uniquement à la céramique.
L’enseignement artistique paraissait insuffisant pour remédier à la crise car, d’une part, la formation acquise était trop théorique et trop coûteuse pour les populations parmi lesquelles se recrutait le personnel des travaux du bâtiment, d’autre part, la formation ne concernait pas tous les domaines des arts artisanaux. Les métiers traditionnels du bâtiment étaient presque absents. Finalement, cette expérience ne s’est pas étendue sur tout le territoire, il fallait créer d’autres écoles professionnelles pour le couvrir.
2.2. L’apprentissage technique et les ateliers de formation pratique
Il s’agit d’expériences instructives singulières. La première consistait à l’inauguration d’un atelier de plâtre sculpté au musée du Bardo en 1898 ; et la seconde à l’inauguration d’un centre de formation professionnelle du bâtiment en 1943.
• L’atelier de noukchhadida
En 1898, Paul Gauckler30 a organisé, au musée du Bardo31, un atelier de noukch hadida ou plâtre découpé au fer en recrutant un artisan autochtone. P. Gauckler s’est inspiré des expériences de la Métropole où l’intérêt pour les arts décoratifs était né suite à l’Exposition universelle de 1855. Afin de régénérer les industries d’art, il a été envisagé d’associer l’industrie à la muséologie. En 1863 fut fondée en France une Union Centrale des Beaux-arts appliqués à l’Industrie qui avait pour but de créer au centre de la fabrique parisienne un musée, une bibliothèque et une école spéciale32.
Dans l’atelier inauguré par P. Gauckler, le maître nakache a pu assurer la formation de plusieurs apprentis qui ont exécuté sous sa direction plusieurs travaux remarquables. Cependant,à cause des problèmes budgétaires, le directeur du Service des antiquités et arts a été obligé d’arrêter cette œuvre : « J’ai dû, faute d’argent, licencier cet atelier et renoncer à poursuivre une œuvre qui avait pourtant déjà fait ses preuves et nous avait valu les plus grandes éloges à l’exposition de 1900 »33.
• Le Centre de formation professionnelle du bâtiment
Il s’agit d’une autre expérience singulière déterminée par les conditions spécifiques du pays après la seconde guerre mondiale. L’état de destruction ainsi que la pénurie des matériaux de construction, notamment le béton et le fer, ont nécessité le retour aux traditions constructives locales. Pour ce faire, un centre de formation professionnelle du bâtiment a été créé par une circulaire du 15 mars 1943. Plus tard, le 18 novembre une section d’apprentissage du bâtiment a été créée et dirigée par Maxime Rolland34.
Le Centre a été provisoirement installé dans un fondouk situé à côté de la Place des Moutons à Tunis, attenant à l’École primaire franco-arabe. Le local choisi qui couvrait 900 m² de superficie était constitué de cellules étroites articulées autour d’une cour. Le local a été, par la suite, rénové pour accueillir les nouvelles fonctions.
Durant une scolarité de 3 ans, le Centre assurait un enseignement théorique et un enseignement pratique. Des ateliers spécialisés ont été créés afin d’assurer la formation dans les travaux du bâtiment : menuiserie, taille et sculpture de pierres, et forge. Le but était de préparer une main d’œuvre courante et des chefs d’équipes pour les travaux de construction.
La formation qui a débuté en octobre 1944 a concerné les jeunes élèves âgés de 15 à 16 ans. La formation pratique en maçonnerie était assurée par un « maître maçon qui pratique l’initiation classique par des exercices de briquetage, de limousinerie, d’enduits et de carrelage »35. Parmi les premières réalisations des étudiants, il y avait la rénovation de leur école dont les plans ont été dressés par les architectes Bernard Zerhfuss et Jason Kyriacopoulos.
Tout en conservant le parti architectural basé sur l’usage d’une cour centrale, le plan était caractérisé par ses lignes harmonieuses qui associaient la conception moderne basée sur l’usage des formes pures et dépouillées et les techniques constructives traditionnelles.
Un maçon autochtone a été recruté pour initier les élèves à la construction selon les procédés traditionnels : « lancement des arcs doubleaux et à la construction des voûtes selon les procédés du pays, sans coffrage », précise le même auteur. La construction de nouveaux locaux pour abriter le Centre de formation professionnelle du bâtiment était achevée en 1948. Le Centre a été détaché de l’école franco-arabe à la rentrée d’octobre de la même année.
Au cours de sa première année, le Centre a inscrit 20 élèves et au cours de sa quatrième année d’existence, en 1948, 100 élèves y ont été inscrits. L’augmentation du nombre d’apprentis montrait le réel succès de cette institution.
Cette expérience s’est poursuivie dans des chantiers extérieurs permettant la réalisation de plusieurs équipements du pays dont les plans étaient dressés par des architectes rationalistes et dont la réalisation était assurée par des artisans locaux. Les concepteurs de ces nouveaux ouvrages ont pu produire une architecture moderne et minimaliste tout en utilisant les techniques de construction traditionnelles.
Cette expérience enrichissante n’a malheureusement pas duré longtemps : « Au fur et à mesure de la reprise des importations de matériaux, les systèmes de construction ont été modifiés »36. Les anciennes techniques renouvelées ont donc été le point de départ de la reconstruction et de la conception de nouveaux équipements du pays.
Les rares expériences entreprises étaient très limitées car, d’une part, elles étaient fragiles, et d’autre part, elles n’ont concerné que quelques secteurs comme le plâtre découpé au fer ou le tissage37.
2.3. Diagnostic de l’activité des artisans du bâtiment dans les chantiers de construction et de restauration
La participation du savoir-faire traditionnel dans les chantiers de construction était devenue de plus en plus rare. Si au début du Protectorat on a confié aux amines des maçons l’entretien et la réparation des édifices religieux dont les travaux étaient payés sur les revenus des biens habus, cette tâche a été, par la suite, confiée aux architectes occidentaux qui faisaient rarement appel aux compétences de ces autochtones.
Pour les projets de réparation des édifices traditionnels, ces nouveaux maîtres-d’œuvre faisaient appel aux corps de métiers rattachés à la décoration du bâtiment comme les plâtriers ou les menuisiers, mais rarement aux maçons autochtones qui utilisaient des techniques de construction traditionnelles. Ces dernières étaient remplacées par des nouvelles techniques dont la mise en œuvre était plus rapide et moins coûteuse.
Dans le cas des expositions universelles qui étaient l’occasion de promouvoir l’artisanat et les décors architecturaux locaux, la participation du savoir-faire traditionnel était indispensable. En effet, pour représenter la Tunisie à l’Exposition universelle de 1867 à Paris, l’architecte Alfred Chapon a conçu et reproduit – à une échelle réduite – une partie du palais du Bardo. Ce pavillon revisité offrait des détails d’architecture réalisés par des artisans arabes envoyés spécialement à Paris38. Le pavillon de la Tunisie pour l’exposition universelle de 1889 a été conçu par H. Saladin qui a engagé des élèves du maître stucateur Hadj Hassen el Fassi pour exécuter un certain nombre de panneaux sculptés et des vitraux39.
De même pour le pavillon de l’exposition de 1900. Conçu par le même architecte qui a fait reproduire,par les élèves formés à l’atelier du Bardo, des panneaux de céramique et de plâtre sculpté de célèbres monuments40.
Plus tard, et avec l’évolution des techniques de conservation et de restauration, la participation des corps de connaissances traditionnels dans les chantiers de restauration devenaient indispensables. Bien que les premiers chantiers de restauration des monuments traditionnels dirigés par le Service des antiquités et arts remontent aux années 1920, ce n’est qu’en 1951 que le Service a pu s’adjoindre un architecte principal des monuments historiques. Ce poste avait été occupé par Alexandre Lézine41. Cette mesure- suivie d’un texte officiel en 1954 à travers l’arrêté du 8 janvier – fixait le statut de l’architecte principal des monuments historiques.
En 1922, le Service des antiquités et arts a dirigé un chantier de restauration de Dar Othman42 en faisant appel à des artisans traditionnels. Les lettres et les rapports mentionnaient qu’il y a eu une perte considérable du savoir-faire traditionnel, c’est ce qui expliquait la rareté des spécialistes capables d’être employés dans ces travaux. Cette situation a causé un retard dans la réalisation : « En ce qui concerne la mise en état des pièces du palais autres que celles énumérées plus haut, il ne parait pas possible de fixer une date, même approximative pour son achèvement. On ne trouve à Tunis qu’un fort petit nombre de spécialistes susceptibles d’être employés à ces travaux »43.
Plus tard, en 1950, le Service des antiquités et arts a mené des travaux de consolidation de Dar Ben Abdallah44 sous la direction d’Alexandre Lezine. Pour la réparation de cette demeure, A. Lezine qui a fait appel aux artisans traditionnels a souligné la rareté de ces compétences, surtout les stucateurs ou nakachas. Concernant la fabrication des panneaux de noukch hadida selon les modèles traditionnels, il ajoute qu’il « faut alors avant toute chose, faire mouler ces sculptures et avoir recours pour leur réfection à l’un des rares ouvriers tunisiens encore capable de les exécuter »45. La restauration du bois sculpté a été confrontée au même problème de l’indisponibilité des compétences. Comme celui de la restauration de Dar Othman, ce chantier a été freiné par l’indisponibilité des artisans du bâtiment.
En outre, A. Lezine a publié en 1953 une brochure dans laquelle il explique la méthode suivie pour la restauration et la conservation des édifices. En s’inspirant de la méthode enseignée à la Métropole par ses « anciens » du Service des monuments historiques, il admet que les réparations faites à un monument ancien devaient rester invisibles pour ne pas modifier son aspect. Pour ce faire, il fallait « retrouver les techniques et l’outillage du passé, rechercher et remettre en exploitation d’anciennes carrières, analyser et reconstituer la composition des mortiers, former des cadres et des ouvriers »46.
Concernant les monuments postérieurs à la conquête arabe, l’architecte n’a pas cherché à reprendre les anciens procédés de construction. Ainsi, les travaux de consolidation étaient le plus souvent exécutés en faisant recours aux techniques de construction modernes et « l’apparence ancienne étant obtenue par l’emploi des matériaux de l’époque employés superficiellement », précise Lezine.
Ce parti-pris a réduit l’importance accordée aux métiers traditionnels du bâtiment puisqu’ on n’a conservé que l’apparence de l’édifice après consolidation de la structure. L’architecte ne s’est intéressé qu’aux métiers liés à la décoration.
L’utilisation de la technique de la reprise en sous-œuvre qui remonte aux années 1920, utilisée pour la restauration de Dar Othman47, a facilité ce type d’interventions cosmétiques. Selon ce procédé, il était possible de faire coexister deux systèmes constructifs. Le nouveau procédé était plutôt basé sur l’usage du béton armé et utilisé pour supporter les charges de l’édifice. L’architecture traditionnelle a été conservée pour son apparence dans la mesure où elle jouait le rôle d’une membrane supportant le décor.
Si ces interventions cosmétiques montraient une appréciation des qualités esthétiques de l’architecture traditionnelle à travers la conservation des éléments décoratifs, elles reflétaient cependant une sous-estimation de ses possibilités structurelles. En refusant l’usage des procédés constructifs traditionnels, A. Lézine a œuvré avec un esprit interventionniste qui reflétait l’enseignement de Viollet-le-Duc48 en précisant : « Nous ne pouvons évidemment reprendre des procédés dont nous connaissons toute l’inefficacité »49.
Reste à noter que les anciennes techniques renouvelées par les architectes rationalistes qui ont œuvré en Tunisie après la seconde guerre mondiale ont été le point de départ de la reconstruction en Tunisie. Le groupe d’architectes rationalistes dirigé par Bernard Zehrfuss a pu démontrer les avantages que pouvaient offrir les techniques traditionnelles. Il était alors possible de réaliser des constructions légères économiques tout en offrant de nouvelles qualités spatiales.
Conclusion
Dans les dernières années du XIXe siècle, les vieilles industries tunisoises ont connu une grave crise qui a pris avec le temps de l’envergure. D’une manière générale, les corps de connaissances traditionnels ont beaucoup enduré de l’avènement du colonialisme et du mode de production industriel. Cette crise s’est accentuée par la décadence du commerce et de l’industrie locaux ainsi que le peu d’encouragement que rencontrait la main d’œuvre locale dans les travaux publics et privés.
Les solutions adoptées pour la conservation des métiers traditionnels du bâtiment étaient le fruit d’une approche occidentale et n’étaient donc pas adaptées au contexte du pays. Issues des propositions et réflexions développées au XIXe siècle en Occident, elles ont uniquement abouti à une conservation théorique et muséologique. Les rares solutions efficaces, qui n’ont concerné que certaines activités artisanales, n’ont pas été menées à terme et n’ont acquis aucun caractère officiel.
Il a fallu s’engager dans des réformes globales afin de remédier à cette crise. Si en Algérie, il y a eu la disparition complète des corps de métiers dont la perte du savoir-faire artisanal a été comblée par la pédagogie artistique et par d’autres solutions pratiques comme l’intégration des modèles esthétiques artisanaux dans la production industrielle, en Tunisie, les anciennes corporations n’ont pas disparu, mais elles ne sont pas parvenues à résister à la concurrence meurtrière des nouveaux produits industriels. À côté des solutions théoriques, il était possible d’aider les corporations à résister à la concurrence en les réanimant et les intégrant dans les circuits de production.
Finalement, l’approche occidentale de l’architecture et la distinction entre arts majeurs et arts mineurs a contribué à rabaisser le statut des corporations qui n’étaient plus considérées en tant que corps autonomes et indépendants, mais plutôt comme des structures archaïques, et métiers dépendants de l’architecte.

Source : Cliché de l’auteur.

Source : Cliché de l’auteur.

Source : Cliché de l’auteur.

Source : croquis de l’auteur.