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Numéro 03

Arts traditionnels au Maghreb
Transmission des savoir-faire et enjeux de leurs expositions
Bernadette Nadia
Saou-Dufrêne
03 | 2017
Les enjeux du patrimoine ancien et récent à Tunis aux XIXe
et XXe siècles
Entre volontés de sauvegarde et périls.
Leïla Ammar
Table des matieres
Résumé
L’article s’interroge sur la notion et l’usage du patrimoine au Maghreb et en Tunisie selon
différentes temporalités, la période du protectorat, la Tunisie indépendante, les décennies
actuelles. Les acteurs, Administration du protectorat, Service des Antiquités et des Arts, élites
et population locale ont joué un rôle décisif dans l’appréhension et la fabrication d’une certaine
idée du patrimoine. En Tunisie l’arrivée du Génie militaire va bouleverser les techniques
constructives ancestrales. L’Administration centrale adoptera des attitudes différentes
marquées par le développement d’une sollicitude et prise en considération du patrimoine local
tunisien dans les années 1905-1930 couronnées par le mouvement de l’arabisance. Avec
l’indépendance le patrimoine est relégué au rang d’archaïsme car l’heure est à la construction
de la nation moderne et du progrès dans tous les domaines.
De nos jours comme aux époques antérieures, le patrimoine est instrumentalisé à des fins
identitaires, économiques et touristiques. La notion de patrimoine a enduré depuis le XIXème
siècle une série d’infléchissements politiques et culturels qui l’ont réduit à un instrument
idéologique et de propagande.
Mots clés
Patrimoine, Maghreb, Tunisie, enjeux et acteurs, XIXe et XXe siècles.
Pour citer cet article
Leila Ammar, « Les enjeux du patrimoine ancien et récent à Tunis aux XIXe
et XXe
siècles,
entre volontés de sauvegarde et périls », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture
Maghrébines [En ligne], n°03, Année 2017.
URL : https://al-sabil.tn/?p=15360
Texte integral
« L’étude de Tunis comme ville d’art, présente le plus grand intérêt ; tour à tour punique,
romaine, vandale, byzantine, arabe , conquise et occupée pendant trente-trois ans par les
Espagnols, soumise ensuite au protectorat ottoman, puis gouvernée par une dynastie
indépendante, pour redevenir enfin sous le protectorat de la France une ville riche, d’une
activité commerciale qui augmente tous les jours, et d’un caractère à moitié français , à moitié
arabe qui en fait le plus grand charme, Tunis possède un attrait indicible pour tous ceux qui la
connaissent. Elle a conservé tout le charme d’une ville d’Orient, en même temps qu’elle a vu
se modifier peu à peu ses anciens quartiers francs, et une ville nouvelle aux belles avenues et
aux maisons élégantes s’élever autour de la vieille cité arabe. »1.
Ainsi s’exprime Henri Saladin, Architecte SADG, Membre de la commission
archéologique, de l’Afrique du Nord, auteur du Grand Hôtel des Postes (1891) et du Marché
central (1892), à Tunis dans l’avant-propos de son livre « Tunis et Kairouan », publié en 1908,
aux éditions Laurens, livre qui relate les explorations archéologiques, de l’auteur et ses
observations, sur les villes anciennes de Tunis et de Kairouan. Cet ouvrage appartient à la
tradition des études savantes, des récits d’exploration et de découverte du patrimoine, menées
par les sociétés savantes, les érudits, les mécènes, les groupements de citoyens, les acteurs
institutionnels et non institutionnels qui tout au long du XIXe et du XXe siècles, en Tunisie
mais, aussi, au Maghreb, ont montré un intérêt, pour les villes et l’architecture et promu la
question patrimoniale, au début limitée aux vestiges de l’Antiquité puis, étendue au patrimoine
local musulman.
1. De la notion de patrimoine au Maghreb et en Tunisie aux XIXe et XXe siècles
La notion de patrimoine est une catégorie de création occidentale, importée au Maghreb,
par les sociétés coloniales, qui diffère sensiblement de la notion arabe, de Turâth , sur laquelle
elle prévaut aujourd’hui, dans le monde arabe. Le mot Turâth, en arabe définit un héritage,
qui « présente un aspect beaucoup plus abstrait que concret fondé sur l’essence des objets, des
savoirs, des modes et des rythmes de vie » (N. Oulebsir, 2004). La notion de patrimoine, elle,
relève du terme patrimonium, qui renvoie à un bien d’héritage, qui se transmet des pères et
mères, aux enfants. Cette notion occidentale s’élargit, au XIXe
siècle jusqu’à concerner les
monuments historiques (F. Choay, 2009)2. Aux premiers temps de la colonisation, cette notion
est introduite, en Algérie, par la communauté des colons et ne concerne, au début, que
l’Antiquité, majoritairement romaine. En Tunisie, antérieure au protectorat, cette notion est,
également, le fait de la communauté européenne, installée sur le territoire, puis après
l’instauration du protectorat, celui des autorités françaises qui, à travers le Service des
Antiquités et des Arts patrimonialisera, dans un premier temps, les ruines et les vestiges de
l’Antiquité. Le premier acte de débat, sur la question patrimoniale, en Tunisie, se pose à Tunis,
en 1859, lors du chantier de restauration, de l’aqueduc de Zaghouan, ancien aqueduc romain,
restauré successivement, aux époques hafside et ottomane. Ce nouveau chantier, confié à
l’ingénieur Pierre Colin doit accueillir des canalisations d’adduction d’eau, nécessaires à
l’approvisionnement en eau potable, de la ville de Tunis.3 Un débat a lieu, entre la Société, chargée du projet de restauration et les tâcherons, sur la nécessité de maintenir ou de démolir
certaines parties de l’ouvrage, devant recevoir des parties rénovées. Il se solde par un
compromis, entre maintien de certaines sections de l’aqueduc et la rénovation d’autres
éléments.
En Algérie, dans le dernier tiers du XIXe
siècle, sous la houlette d’associations de
particuliers, d’érudits et de savants européens, les premiers monuments de l’ère musulmane
seront élevés au rang de patrimoine, par l’administration. En Tunisie, le phénomène sera plus
tardif : il faut attendre le début du XXe
siècle pour que soient protégés les premiers édifices
musulmans, pour la plupart, des mosquées. Au Maroc, dès le début de la colonisation, vestiges
antiques et monuments musulmans sont, dès le départ, intégrés dans le champ patrimonial, par
les autorités françaises. Au Maghreb, la question du patrimoine et de la patrimonialisation
résulte, donc, en grande partie, du regard porté par les savants européens, à la culture locale
et la notion de patrimoine, construite par cette mise à distance. Ce regard exogène évoluera, au
début du XXe
siècle, vers une prise en compte, de la culture matérielle locale «indigène»4
.
En effet, à partir de 1905-1910, les maîtres d’œuvre européens vont puiser dans le
patrimoine local, pour concevoir leurs projets architecturaux. Au début, limité au réemploi
d’éléments du décor architectural des édifices musulmans locaux, ce mouvement qui se traduit,
à maturité, par une véritable réinterprétation des architectures locales, dans leurs dispositions
et leurs organisations spatiales, perdurera jusqu’à l’aube des années 1930. Il témoigne d’un
revirement et d’une prise en compte, de la culture locale, dans le fil des débats, sur l’architecture
régionaliste, qui ont lieu, en métropole.

Source : collection privée.
En Tunisie, tandis que les maîtres d’œuvre locaux utilisent les principes architectoniques ancestraux, selon la tradition, la mémoire et la reconduction de l’héritage, les architectes européens recourent au vocabulaire et à la distribution de l’architecture musulmane locale. Ainsi, ils sélectionnent et manipulent une catégorie de la mémoire, bâtie pour servir des desseins idéologiques identitaires et affirmer l’entreprise coloniale. Cependant, indépendamment des objectifs idéologico-politiques, de cette architecture « arabisante », du début du XXe siècle, le courant de l’architecture arabisante ou orientaliste a contribué à une mise en valeur, de la tradition architecturale locale, auparavant dénigrée, vilipendée et considérée comme archaïque.

Source : collection privée.

Source : collection privée.
2. Aperçu de la question patrimoniale en Tunisie et à Tunis du protectorat aux années 1970
En Tunisie et à Tunis, il a existé, durant le protectorat, deux types d’acteurs, qui sont
intervenus pour la conservation du patrimoine architectural et urbain : L’Administration du
protectorat, à travers le Service des Antiquités et des Arts et les institutions locales, à travers
les associations locales et la fondation de la Jamciyya des Habous. Ces deux instances ont
coexisté, jusqu’à l’indépendance, avec des avatars, pour la Jamciyya des Habous, dessaisie en
1914, au profit de la Direction de l’Agriculture et de la Colonisation et mise en veille, jusqu’en
1956, où elle a été finalement abolie, par le nouveau régime, de la Tunisie indépendante.
A un premier temps, que l’on peut cadrer dans les premières années du protectorat 1881-1905, marqué par la prééminence du souci de conserver le patrimoine, antique, uniquement
succède un deuxième moment, de 1905 à 1925, où le propos des acteurs, sur la conservation
patrimoniale commence à concerner le patrimoine musulman, les traditions constructives
locales, l’artisanat et les modes de vie, en relation avec les pratiques naissantes du tourisme.
Durant les premières années du protectorat, les structures corporatives des métiers du
bâtiment sont secouées. L’amine ou chef de la corporation est remplacé, progressivement, par
les techniciens du Génie civil militaire puis, par les architectes français de la Direction des
Travaux Publics.
Dans les corporations existantes, à ce moment, l’amine des tailleurs de pierre faisait office
d’architecte et dirigeait la conception et la réalisation des édifices, dont la structure, le décor et
la distribution relevaient de techniques ancestrales, connues et partagées collectivement.
L’arrivée des techniciens du Génie militaire bouleverse ces techniques. En effet, le Génie
interviendra sur l’espace architectural local, en modifiant la structure, les matériaux et
l’organisation de l’espace, notamment dans le rapport intérieur-extérieur et dans le rapport
privé-public. Le génie introduit le fer et la fonte et n’hésite pas, dans les bâtiments qu’il veut
modifier, à entreprendre des travaux, en sous œuvre, qui compromettent, souvent, la structure
des édifices. A partir de 1885, l’Administration centrale succède au Génie militaire pour la
gestion des édifices. Les techniques employées restent les mêmes car il s’agit d’adapter les
édifices existants, aux besoins du moment, de manière provisoire.
Quelques décennies plus tard (1905-1910), à la faveur du travail de groupes de mécènes, de
savants européens et de groupements de citadins, intéressés à la question patrimoniale, la
tendance destructrice du patrimoine musulman local s’inverse en une attitude protectrice, issue
également de considérations idéologico-politiques, pour faire reconnaître l’identité coloniale,
de la France protectrice et les bienfaits du nouveau régime colonial. Cette attitude protectrice
s’exprime, avec le gouverneur Charles Jonnart, en Algérie (1914), mais aussi, au Maroc
(Maréchal Lyautey, 1912) et en Tunisie où le courant de l’Arabisance, issu également des
débats sur l’architecture régionale, en métropole, prévaudra jusque dans les années 1930.
Le débat Orient/Occident et l’opposition palpable des réalités, des permanences, des signes, des
symboles et des références, entre le local et le métropolitain, est à ce moment, au cœur du débat.
Tunis « la Blanche » et « la Bien-Gardée » (al-Mahrusa) est ainsi évoquée dans la littérature :
(…) Cependant, ce n’est pas ainsi que j’ai rêvé retrouver la terre islamique. La main du petit
Arabe qui agrippe mon sac est glacé. Il fait froid à Tunis au mois de mai, et nous sommes
heureux de nous abriter du mistral dans la patache de l’hôtel. (…) Une tête olivâtre émerge
d’un faux col et la manche d’un complet veston nous désigne ces larges avenus bordés d’arbres,
ce palais de la résidence, orgueil du protectorat, cette cathédrale, les cafés éblouis de lumière
et l’air pourfendu de fils électriques. On nous avait prévenu pourtant : « ne venez pas
rencontrer votre Orient en Tunisie, Tunis est une ville française ! » (…) Mais, le lendemain
matin le soleil enchante notre balcon.(…) A son éveil, Tunis nous paraît arabe, exquisément
arabe, avec l’enceinte de son marché, blanche et dentelée, ses petits porte-paniers bronzés, ses
ânes surchargés d’oignons mauves et de piments écarlates, et ses hautes arabas espèces de
chars romains aux roues peintes et sculptées, aux brancards attelés à des mulets qui pavoisent
(…)5. Trois muriers poussent au milieu du marché. A leur ombre se débite d’un côté de l’huile
d’olive dans des peaux de bouc d’aspect vraiment diabolique, et de l’autre on vend à la livre,
dans de grandes couffes d’alfa, des corolles de roses, des boutons de jasmin, des géraniums
effeuillés, car c’est l’époque où dans les maisons tunisiennes, les femmes font leur provision
d’essence. (…)6.

Source : collection privée.
Au début du XXe
siècle, de 1905 à 1930, à Tunis, les architectes français de
l’Administration ont réalisé nombre de reconversions (Suq al Attarîn) et de palais, pour y
installer de nouveaux usages et de nouvelles fonctions. Les interventions ont été plus
rationnelles avec l’idée que l’on pouvait conserver l’édifice, dans l’objectif d’une réutilisation
assumée. Le courant architectural de l’arabisance, associé aux nouveaux objectifs politiques
protecteurs, des terrains colonisés, coïncident avec le développement du tourisme, de
l’exotisme et du désir d’authenticité.
On citera ici, le décret du 6 août 1915, relatif à la protection du site et des constructions de Sidi
Bou Saïd, que l’on attribue au Baron d’Erlanger. Ainsi, les mécènes, les architectes, les
groupements de citadins s’associent–t- ils, à la faveur du développement du tourisme
maghrébin, pour défendre une autre idée, de la protection du patrimoine local.
Ainsi, le courant orientaliste, né à la fin du XIXe
siècle, se poursuit-t-il, à travers un débat, sur
les spécificités régionales et les recréations architecturales.
On est donc passé d’une intervention coloniale dure, stigmatisante, à une relative maturité, dans
la sauvegarde de l’héritage local. Les années du protectorat ont affirmé une tradition de
sauvegarde, du patrimoine architectural et urbain et une organisation de l’espace urbain, qui se
sont maintenues, jusqu’à nos jours. Nombreux sont les édifices, restaurés et conservés, sous le
protectorat, qui ont gardé leurs fonctions culturelles, jusqu’à nos jours.
Avec l’avènement de l’indépendance, l’heure est aux idéaux de progrès et de modernité. L’Etat
nation, en construction, mobilise toutes les ressources, pour construire les institutions mais,
aussi, l’espace urbain et architectural, avec comme fer de lance la politique d’infrastructures,
d’équipements et l’éradication des gourbivilles. Bourguiba, imprégné de rationalisme, se lance
dans une véritable révolution culturelle. Dans ce contexte, la préservation du patrimoine
architectural tunisien et, notamment, celui de la période ottomane, considérée comme
décadente, passe au second plan. L’heure est à l’affirmation d’une nouvelle identité nationale
et aux grands chantiers de modernisation du pays.7
C’est à ce moment, entre 1956 et 1965, que l’on envisage de percer la médina de Tunis, par un
tracé qui va, de Bâb al-Bahr à la Qasba pour faire de la médina, le cœur d’une agglomération
moderne, dotée d’immeubles en hauteur et de parkings. Un concours international confi, à
l’urbaniste Michel Kosmin, les premiers plans ; le projet sera repris, quelques années, plus tard, par Olivier Clément Cacoub et Bernard Zehrfuss, pour préfigurer cette transformation radicale,
du tissu ancien, de la médina de Tunis.8

Source : Emna Touiti, « Olivier Clément Cacoub (1920-2008) et les transformations de la médina », Mémoire de Master 2, Histoire de l’Art Mention Histoire de l’architecture, Université Paris I, Panthéon Sorbonne, 2014, tome 2 Iconographie.
La vive réaction d’associations et de la société civile mettront au ban, le projet de percée
qui ne sera pas réalisé. Signalons, à ce moment crucial, la naissance de l’Association de
Sauvegarde de la Médina de Tunis (1967) qui, avec un atelier public, d’architectes et
d’urbanistes, fera parler d’elle, dans le domaine de la préservation et de la sauvegarde, du tissu
de la médina de Tunis et poursuivra, opiniâtrement, ses chantiers de réhabilitation et de
restauration depuis lors.
Sur le plan patrimonial, il faut souligner, que parmi les premières mesures prises, sous le
nouveau régime indépendant, figurent la suppression des anciennes corporations et l’abolition
de la fondation Habous. C’est là, que l’on crée l’Institut National d’Archéologie et d’Art (1973),
qui remplace l’ancien Service des Antiquités et des Arts. Ce service a légué, à l’Etat tunisien et
à ses institutions, des outils juridiques, qui continuent à servir, aujourd’hui.
Avec l’abolition du système des Habous, nombre de bâtiments se trouveront sans tutelle, sans
statut et sans ressources financières. C’est ainsi, qu’ils seront, pour la plupart, démolis, alors
qu’ils servent de logements, d’entrepôts ou de boutiques. Ainsi, Tunis a perdu, entre 1962 et
1970, plus des ¾ de ses oratoires, mausolées et madrasas.
Mais les années 1970, sont, aussi, celles d’une prise de conscience, des valeurs patrimoniales,
tant au niveau de la population, qu’à celui de l’Etat qui, avec l’échec de l’expérience
collectiviste et le retour à une économie libérale, veut faire figure de protecteur, de l’identité
et du patrimoine.9 Ce changement de cap coïncide avec le contexte international, de critique du
Mouvement moderne et la redécouverte des différences culturelles. Avec les débuts des travaux
de l’ASM, l’héritage patrimonial et urbain, de la médina de Tunis, est mis en avant, à travers des notions de mise en valeur, du centre historique et de conservation de l’espace urbain,
traduites dans le premier plan de sauvegarde, de la médina de Tunis, proposé en 1973.
Ce plan ne sera approuvé, qu’en 1980, permettant ainsi, la mise en œuvre, de deux zones à
restructurer, le quartier de la Hafsiyya et le quartier de Bâb Souika-Halfaouine.10

Source : Olfa Bohli Nouri, 2015, « La fabrication de l’architecture en Tunisie indépendante : une rhétorique par la référence », Volume 2, Annexes, p.473, Thèse de doctorat en architecture, université de Grenoble Alpes.
3. Le patrimoine urbain et architectural de la ville de Tunis à l’épreuve du présent
Au fil du XXe siècle, le patrimoine est progressivement instrumentalisé, à des fins idéologiques, de développement économique, de pacification sociale ou de marketing territorial. A travers certaines opérations de médinas contemporaines, on privilégie le regard du touriste, dans le cadre d’une opération de réhabilitation sociale, aux objectifs mercantiles et touristiques.

Source : Revue Archibat n° 30, 50 ans d’architecture en Tunisie, p.70
Cette instrumentalisation du patrimoine a été le fait des acteurs tant durant la période coloniale, que postcoloniale. A partir des années 1970, les sociétés maghrébines ont puisé dans leur patrimoine, pour affirmer leur identité et leur savoir-faire mais, aussi, en ont joué, dans une interconnexion complexe de forces historiques et d’effets cumulatifs, sur les usages et mésusages du patrimoine. Exemple, à Tunis, dans les années 2000, du projet politique de transformation radicale, de l’axe majeur de l’avenue Habib Bourguiba et ce qu’il en est advenu, dans un compromis final, est, ici, significatif.11


La notion de patrimoine a enduré, depuis le XIXe
siècle au Maghreb et dans le monde
arabe moderne, une série d’infléchissements politiques et culturels, qui l’ont réduit, à un
instrument idéologique et de propagande, brandi, aujourd’hui, par des factions en guerre12.
Depuis les conceptions romantiques des premiers orientalistes, tour à tour, pilleurs
et « conservationnistes », au début du XIXe
siècle, jusqu’à la construction de nouveaux musées,
clinquants et aux objets, pour les remplir13, l’itinéraire de la notion de patrimoine, dans le monde
arabe est un itinéraire tourmenté, dont l’importance s’est définie, en termes d’idéologie, au gré
de l’occidentalisation, du colonialisme, du totalitarisme, du mondialisme et, enfin, de
l’islamisme. La Tunisie n’a pas, échappé à ces soubresauts contemporains, des politiques
patrimoniales et des actes d’agression, vis-à-vis du patrimoine cultuel.
S’agissant de la ville de Tunis, aujourd’hui, la question patrimoniale reste complexe et
controversée. D’une part, il y a l’ASM, qui préserve et agit sur le tissu médinal, sans toutefois,
maîtriser les multiples modifications, que les habitants apportent, en façade et en distribution,
à leurs maisons. A cela, s’ajoute la rapide transformation de maisons anciennes, en lieux de
travail informels et la dégradation du bâti, que l’action de l’ASM n’arrive pas, compte tenu de
ses moyens, à enrayer. D’autre part, il y a l’ensemble de la ville moderne, centre historique,
partie prenante de la vie quotidienne, de nombreux citadins, qui se dégrade et n’est pas
entretenue, ni protégée. Ainsi, le grand absent de la préservation du patrimoine, malgré les
textes officiels et la promulgation du code du patrimoine, en 1994, est le tissu de la capitale, né
en 1900, et qui se délite, de nos jours à toute vitesse. L’héritage récent, de la période du
protectorat, qui abrite, aujourd’hui, de nombreux citoyens, dans ses murs, ne serait-il pas digne
de figurer au rang d’héritage historique reconnu et validé par les pouvoirs publics ? Si les voix
de la société civile et des associations s’élèvent, depuis peu, pour réclamer plus d’attention,
aux enjeux culturels et d’usage, de ce patrimoine récent et habité, force est de constater, que
sur le terrain, les édifices subissent, lentement et sûrement les effets d’une dégradation certaine,
faute d’entretien, de gestion et de moyens.
Ainsi c’est tout un pan de la culture et de la conscience patrimoniale, de cet héritage récent et
actuel, qui est oblitéré et oublié.
Quelques édifices, cependant dans le quartier historique de la Qasba ont fait l’objet d’un
classement, en 1992, puis en 2000-2001, édifices remarquables et ministères, réalisés entre
1905 et 1915, par des architectes de renom, tels Jean-Emile Resplandy et Raphaël Guy. Durant
les années 2000, l’Association de Sauvegarde de la médina de Tunis a bénéficié du prix Agha
KHAN, pour son action et ses réalisations de réhabilitation, du tissu colonial, de part et d’autre
de l’axe majeur de l’avenue Habib Bourguiba.
Mais, que deviennent la plupart des tissus urbains des villes de Tunisie, à l’aube du XXIe siècle,
aujourd’hui, habitées, majoritairement, par des Tunisiens ? A l’instar des édifices du protectorat
et du XXe
siècle, les quartiers centraux de Tunis, pris dans les limites de la ville, des années
1930-1950, se détériorent. Assainissement défaillant et obsolète, trottoirs et chaussées,
défoncés et abîmés, éclairage public, en berne, réseaux inadéquats, infrastructures de transport
ou routières, prédatrices de l’espace public commun, bâti riverain fatigué. Seuls, résistent les
usages et l’urbanité, qui en est produite, perçue et vécue, par les habitants et les pratiques socio-spatiales.
La question de la réhabilitation de ces tissus dégradés et de leur préservation passe,
d’abord, par une reconnaissance du droit au logement et à la ville, à la mixité sociale et
fonctionnelle, pour les habitants des quartiers centraux de Tunis. Ensuite, par une prise de
conscience officielle de la valeur économique, patrimoniale et sociale de ces ensembles
uniques, la plupart du temps, situés stratégiquement, au centre-ville des agglomérations. Toute la question est de savoir, à partir de quand l’héritage bâti et urbain du protectorat sera,
véritablement, considéré comme un héritage national, digne d’intérêt, objet de sollicitude et de
stratégies de préservation et de réhabilitation, associant pouvoirs publics communaux, bailleurs
de fond et associations d’habitants ou de voisins riverains gérés par des ateliers publics
d’architecture et d’urbanisme, sous la houlette des municipalités.
Les enjeux fonciers actuels sont énormes et les réalités contradictoires, entre des populations
de classe moyenne ou de faibles revenus, qui continuent à résider dans les centres villes
tunisiens, et des tendances diffuses, à la rénovation lourde et à la spéculation immobilière
effrénée.
Conclusion
La notion de patrimoine, au Maghreb et en Tunisie, son histoire, ses évolutions et ses avatars contemporains, sociaux, politiques, esthétiques, psychologiques, émotionnels et identitaires se trouvent pris, aujourd’hui, au cœur de plusieurs problématiques. Celle de la reconnaissance, matérielle et immatérielle, des valeurs du centre et de la centralité historique, d’abord. Centres historiques, bien sûr, mais aussi, centralités nouvelles dues à l’urbanisation contemporaine, qui n’est pas, forcément, synonyme d’absence d’urbanité et qui sera, demain, le creuset et le ferment, de nouvelles valeurs patrimoniales. L’avenue Habib Bourguiba, les marches du Théâtre municipal, à Tunis ou la place de la Qasbah, prises d’assaut et, formidablement réappropriées, lors des manifestations publiques de la révolution, du 14 janvier 2011 et de février 2011, demeurent centrales, vecteurs de mémoire collective et véritables théâtres de l’émancipation, à ce moment contestataire, du printemps 2011. Mais, cette centralité se démultiplie, aujourd’hui, le long de nouveaux axes préférentiels et vers de nouveaux pôles d’activités, qui pourront, un jour, prochain, se muer en lieux de convergence, des flux et des luttes.
