Après 1945, l’exposition des arts indigènes, sous l’angle pittoresque est en perte de vitesse. Dans la présentation des arts des colonies, de l’exposition de 1937 et a fortiori, après la guerre dans les expositions de 1947, on pourrait souligner l’influence de la muséologie de Georges Henri Rivière qui se fonde sur une approche esthétique des expos, sans pour autant ignorer leur mise en situation. Elle s’exerce aussi bien, sur les présentations, conçues dans une perspective d’histoire de l’art, comme celles de G. Marçais, que sur celles ayant une vocation « ethnographique » ou « sociologique », comme celles de Lucien Golvin. Deux exemples permettront de montrer parentés et, néanmoins, différences, dans l’exposition des arts indigènes, sous l’angle des techniques : l’exposition Tapis et tissagestissages, au musée Galliera en 1947, l’exposition Tapis, à Alger, en 1951, sous le contrôle du Service de l’artisanat. Dans la présentation de Georges Marçais, au musée Galliera, le primat de l’objet persiste : certes, l’exposition intègre les techniques mais elle se focalise davantage, sur les styles. La présentation de Lucien Golvin, en revanche, se situe dans la lignée des conceptions, de Prosper Ricard : donnant la priorité à la communauté qui les produit, l’exposition Tapis entend montrer l’existence d’une « industrie familiale » et sa vitalité ; l’intérêt économique et social en est la toile de fond. On note, dans les deux cas, l’attention portée à la mise en situation ; cependant, dans l’exposition histoire de l’art , elle se limite à la restitution de la technique tandis que dans l’exposition ethnographique, la démonstration d’un art vivant, sa mise en situation, la documentation photographique l’emportent sans effacer, totalement, la recherche du spectaculaire (dans le cas des expositions de L. Golvin, la valorisation des productions d’une communauté permet, d’ailleurs, d’y voir la préfiguration de l’écomusée). Il y a donc une prééminence de la mise en valeur des tapis, dans le cas des expositions de Marçais, une prééminence de la communauté productrice, dans le cas de celles de Golvin, qui recouvre l’opposition primat de l’objet/ primat de la situation.
Après les Indépendances, les expositions des industries d’art trouvent un autre emploi : de « devanture de la colonie », celles-ci deviennent des « devantures des Etats-nations » nouvellement créés. La construction du récit national repose, en premier lieu, sur des choix chronologiques : ainsi, dans l’exposition Arts musulmans (Alger, 1964), le parcours va de la période médiévale, à l’époque turque. Dans l’exposition Arts traditionnels (Alger, 1970) apparaissent deux catégories, présentées comme des catégories temporelles : « un art millénaire », « l’art musulman ». On peut lire dans le catalogue : «l’art traditionnel algérien est la manifestation d’une très ancienne civilisation née au Maghreb, dès les premiers temps de l’histoire, au moment où l’homme jadis chasseur, se fixa, devint éleveur et agriculteur. Les symboles de cette civilisation ont remarquablement traversé les millénaires pour se manifester, encore vivants dans le tissage, le bijou et la poterie berbères. A cela est venu s’ajouter l’héritage musulman, très raffiné, du travail du cuivre, de la céramique, du fer forgé, de la broderie, de la verrerie….Il y a donc deux catégories dans l’art traditionnel algérien. L’un de tradition rurale très attachante dans sa simple beauté… l’autre catégorie provenant de l’héritage musulman, se rapportant à l’art traditionnel urbain et qui répond à des techniques plus poussées. Fortement imprégnées de traditions nationales, toutes ces créations qu’elles soient en pierre, en argile, en bois en cuir, en métal, en laine, reflètent le mode de vie des populations ».
La construction du récit national se traduit, aussi, par l’abolition de la distinction arts nobles/ arts mineurs : Racim, dont l’oeuvre est considérée comme l’emblème des arts de l’enluminure et de la miniature, premier peintre à être admis au musée des beaux-arts, est ramené dans le giron des arts « traditionnels ».
Dans ce nouveau contexte, les expositions des industries d’art donnent une visibilité, à des arts peu représentés, dans les musées, d’un triple point de vue : marchand, historique et politique. Elles participent ainsi -au même titre que les sélections des musées ou les publications scientifiques- à la formation d’un regard.
Au final, comment ces expositions sont-elles fait prévaloir un champ artistique spécifique ? Comment, de l’une à l’autre une catégorie artistique s’est-elle (re)construite ?
Quelles sont, alors, les possibilités de réappropriation, après les Indépendances, alors que les cadres sociaux traditionnels ont été largement détruits et que les cadres de la colonisation n’existent plus ?
Ce que l’injonction de modernité suppose, comme rapports de force, même en histoire de l’art explique-t-elle, au moins, en partie, le recours à la désignation « arts traditionnels », apparemment neutre, par volonté d’affirmer une identité, qui reposerait sur une histoire et un rejet des termes utilisés, à l’époque coloniale ?
La catégorie « arts traditionnels » englobe ce qui est défini, dans un premier temps, comme « les arts musulmans », considérés au lendemain de l’Indépendance, comme vecteurs de l’identité nationale et conformes aux revendications culturelles de la Révolution ; leur exposition opère une synthèse des expositions d’art musulman et des expositions d’arts indigènes : aux premières, elles empruntent la définition des genres, aux secondes, leur valeur ethnographique et économique. L’exposition des arts traditionnels privilégie des artistes, comme Racim, héros, à la fois, de la tradition, par son rapport à la miniature et à l’enluminure et de la modernité, du fait de l’introduction de la perspective. Par ailleurs, elle réindigénise les arts, dans un cadre, avec plus de valorisation que de contextualisation : dans la mesure où la tradition est vivante ou, du moins, l’était encore, dans les années 70.
Du point de vue de l’histoire de l’art, même si la perception qu’on en a, aujourd’hui, reste marquée, par leur rôle dans l’industrie du tourisme et du divertissement, l’intérêt pour les styles et les techniques a conduit à une évolution, du statut des arts industriels indigènes : les expositions d’art musulman puis d’art indigènes font passer ces productions, du statut de produits commerciaux, à celui d’arts fussent-ils mineurs. Il y a, certes, le problème de la mise en scène, des modes de production : en leur faisant perdre toute valeur d’usage, le cadre de l’exposition – notamment, quand il s’agit des expositions coloniales et universelles- les bloque dans un espace-temps, qui en donne une image exotique, conforme aux attentes de l’industrie du tourisme et du divertissement mais, par-delà cette allochronie, la focalisation sur les techniques répond à des visées esthétique et éducative. Du point de vue politique, le rôle des expositions est particulièrement riche : devanture de la colonie, pour reprendre la perspective de Lyautey, ils sont, à l’époque coloniale, considérés, aussi, comme un des éléments de la pacification, un moyen d’assurer la prospérité des indigènes ; après l’Indépendance, ils constituent l’emblème transhistorique de la nation. Dans le même temps, leur réception se métamorphose : destinés au commerce et à la prospérité de la colonie, ils entrent, néanmoins, dans l’histoire de l’art, sous des angles différents : comme sous-catégorie des arts musulmans, comme industries d’art et, enfin, comme témoins d’une histoire nationale/maghrébine.
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Lyautey cité par Prosper Ricard, mars 1935, L’artisanat indigène En Afrique du Nord, Rapport déposé par M. Prosper Ricard, Ecole du Livre, Rabat (Protectorat de la République française, Direction générale de l’Instruction publique, des Beaux-arts, et des Antiquités au Maroc).
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