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Numéro 03

03 | 2017

Arts traditionnels au Maghreb : transmission des savoir-faire et enjeux de leurs expositions

Bernadette Nadia Saou-Dufrene

Table des matieres

Résumé

A quels enjeux-politiques, culturels- répondent les différentes manières de désigner les "arts traditionnels" du Maghreb depuis l'époque coloniale ? Considérés depuis la deuxième moitié du XIXe tour à tour comme produits de l’industrie puis comme arts musulmans, arts indigènes et depuis les Indépendances comme arts traditionnels, leur statut varie en fonction de modes d’exposition. Loin d’être neutres, les cadres d’exposition des arts traditionnels jouent un rôle politique -« devanture de la colonie », selon Lyautey- et élément de la pacification, moyen d’assurer la prospérité des indigènes ; après l’Indépendance, ils constituent l’emblème transhistorique de la nation. Ils ont également un rôle culturel en créant les conditions de leur entrée dans l’histoire de l’art d’abord comme sous-catégorie des arts musulmans, comme industries d’art et enfin comme témoins d’une histoire nationale/maghrébine.

Mots clés

Art traditionnel, expositions, enjeux, savoir-faire.

Pour citer cet article

Berndatte Nadia Saou-Dufrêne, « Arts traditionnels au Maghreb : transmission des savoir-faire et enjeux de leurs expositions », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°03, Année 2017.

URL : https://al-sabil.tn/?p=15073

Texte integral

Sous l’appellation « arts traditionnels » sont regroupés, aujourd’hui, au Maghreb, en ce qui concerne le patrimoine matériel, des arts comme le tissage, les broderies, les tapis, la dinanderie, l’orfèvrerie1. Sous l’action conjuguée de Lyautey et de Prosper Ricard, le Maroc disposa, dès le début du XXe siècle, des moyens de conserver les savoir-faire, liés à ces arts. En Algérie, l’histoire est autre, plus ancienne et plus complexe. Longtemps dépréciés et néanmoins exposés, dans différents contextes, ces arts vont être diversement qualifiés : « produits », « art musulman », « arts indigènes », « arts populaires », « arts traditionnels ». Ces appellations sont –comme nous le verrons- liées aux modalités de leur transmission - au sein d’ateliers, d’ouvroirs comme il en a existé, au XIXe, conservation par les musées d’ethnographie ou encore, expositions dédiées- et également corrélés aux rapports complexes et fortement ambivalents, que les sociétés coloniales puis les jeunes Etats indépendants, entretiennent avec eux.

Parmi les moyens de transmission de ces savoir-faire, l’exposition joue un rôle certain mais quel rôle, précisément ? Quels sont les enjeux des expositions et en particulier, de la diversité des appellations, concernant les expositions des arts autochtones ? Le passage d’une qualification à l’autre va de pair, nous le verrons, avec le mode même, de monstration des objets. De ce point de vue, l’étude des mises en scènes des objets et des discours, qui les accompagnent et les justifient, s’impose, dans la mesure où celles-ci reflètent et traduisent le point de vue, des organisateurs sur ces formes d’art; notre premier objectif est donc d’identifier des « familles » d’exposition, selon les points de vue et les intentionnalités, selon les contextes, dans lesquels ces productions artistiques prennent leur sens afin de comprendre leur réception, de 1858 , date de l’Exposition permanente des produits de l’Algérie à aujourd’hui. C’est, donc, en fonction d’une périodisation de ces formes d’expositions et en tenant compte des médiations, telles qu’elles ont été définies par Koselleck -champ d’expérience/horizons d’attentes, que nous interrogerons, dans un second temps la diversité des qualificatifs appliqués à ces arts.

1. Quatre familles d’expositions pour les arts autochtones

La première question que posent les expositions d’arts traditionnels, c’est celle du statut assigné aux objets, issus des arts autochtones, statut fortement corrélé à leur présentation. Une rapide périodisation2 permet de distinguer quatre familles d’expositions : marchande, artistique, technique, identitaire. Celles-ci peuvent coexister ou s’hybrider mais chacune présente des traits propres, suffisamment dominants. Sur fond de propagande coloniale, la période qui s’étend de 1853, date de l’Exposition permanente des produits de l’Algérie, aux expositions universelles et coloniales, dont le point culminant est l’exposition coloniale, de Paris, est 1931 marquée par le règne de la marchandise et du spectacle. La première moitié du XXe siècle, de 1902 à 1937, marque la reconnaissance d’une production artistique : elle est due, notamment, au rapport Violard, en 1902, à l’exposition à la Médersa d’Alger, en 1905, aux expositions d’arts indigènes, de 1924 à 1937. A partir de l’Exposition des Arts et techniques de 1937, c’est sous l’angle ethnographique que seront vus les arts populaires, leurs techniques et leurs modes de production : tapis, tissage, poterie etc. Après l’Indépendance de l’Algérie, -alors que la revendication nationale s’impose dans tout le Maghreb-, les arts populaires sont enrôlés au service de romans nationaux.

1.1. De l’exposition marchande, à l’Exposition coloniale

La première famille d’expositions - l’exposition marchande - correspond au moment de la généralisation de la mise en scène des « produits ». Indissociable de la propagande coloniale, l’Exposition permanente des produits de l’Algérie, qui se tient d’abord, à Paris puis à Paris et à Alger, s’adresse aux entrepreneurs des deux rives de la Méditerranée ; elle est la première exposition présentant les productions artisanales (la plupart provenait de la sélection pour l’Exposition universelle de 1851). Inaugurée par le Ministre de la guerre, le 18 octobre 1853, elle fit l’objet de ce commentaire, qui montre bien que l’exposition sert un dessein, l’exploitation des ressources de l’Algérie : « cette exposition ne peut manquer d’être un sérieux sujet d’études pour les industriels de la métropole, et elle pourra fournir aux capitalistes l’idée de vastes entreprises, aussi productives pour eux que pour l’Algérie3».

Le ton est le même, un an après, lorsqu’elle est installée « par les soins de M. le Maréchal Vaillant, dans un local vaste et convenable4. Elle a –selon le rédacteur de l’Annuaire historique universel, pour l’année 1855- initié la France, à la connaissance des innombrables ressources que l’Algérie offre aux entreprises de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. Ainsi représentée à Paris, dans ses productions, les plus variées et les plus utiles, au travail de l’industrie métropolitaine, l’Algérie l’a été encore, à Alger même, par une exposition permanente, destinée à exciter chez les colons, une émulation salutaire5».

L’exposition permanente, qu’elle soit rue de Grenelle ou rue Bab-Azoun, marque le début de la présentation de ces arts, hors de leur contexte de production (corporations, villages ou même, familles). Elle met l’accent sur les richesses de la colonie de peuplement et parmi celles-ci identifie « l’industrie algérienne » ; le catalogue de 18556 est divisé en quatre sections : règne minéral ; règne végétal (bois, lièges écorces, céréales, plantes fourragères, tinctoriales, cotons manufacturés, sucs et produits végétaux etc.) ;règne animal (prédominance des cocons et des soies) ; l’industrie constitue la plus petite section : elle comporte des armes, des bijoux, s’étend à la sellerie, aux équipements de cavalerie. C’est cette dernière, qui fournira diverses pièces au musée d’Alger. Le regard sur les productions artisanales est uniquement économique ; elles ont le même statut que les autres « produits » d’une colonie, dont l’exploitation promet beaucoup de bénéfices. Au sein de cette famille, les expositions universelles et coloniales dépassent le cadre, purement marchand, même si la médiation de la marchandise7 y est essentielle ; elles y ajoutent, toujours dans un objectif de propagande, deux ambitions : le spectacle et la pédagogie. Par là même, elles modifient les pratiques de l’exposition et les représentations des arts populaires : la restitution du cadre de production, comme les échoppes des « attractions algériennes », lors de l’Exposition universelle de 1900, mêle ainsi, étroitement, la visée éducative et la mise en spectacle, de la fabrication et du commerce. Dans les reconstitutions8, le spectaculaire fait, plus ou moins, bon ménage avec un souci de vérité : si l’interprétation du palais du Bardo à l’Exposition universelle de 1867, témoigne du goût pour la féerie exotique, la reconstitution du palais barbaresque par J. Guiauchin, à l’exposition coloniale de Marseille, en 1922 ou à l’exposition des Arts et techniques de 1937, sont davantage proches de l’esprit, de l’architecture des palais de l’époque ottomane (Dar Aziza en étant l’inspiration). Les reconstitutions sont, aussi, mises au service de l’exotisme ethnographique : c’est ce qu’inaugure l’Exposition universelle de 1889, avec la reconstitution des villages kabyles et les premières mises en scène des techniques, avec la participation des indigènes, devenant partie intégrante du spectacle : la pédagogie se met au service de la vente des produits et de la propagande coloniale et les occulte. Les arts indigènes sont la « devanture de la colonie », comme le dira Lyautey, plus tard9.

1.2. L’exposition des arts locaux comme formes d’art

Avec les expositions des Arts décoratifs de 1925 et des Arts et techniques de 1937, la présentation « pittoresque » est remise en question ; les enjeux de la mise en scène apparaissent dans la tension, entre deux partis possibles : présentation écologique et exotique ou mise en valeur des productions, pour elles-mêmes ? Contribuant, aussi, à cette mise en question des présentations exotiques, se trouvent une autre famille d’expositions : les expositions d’art musulman et les expositions d’ « arts indigènes » à visée éducative.

La deuxième famille -celle des expositions qui reconnaissent un statut artistique, aux productions artisanales du Maghreb- apparaît au début du XXe siècle. Pour Rémi Labrusse, l’exposition de 1905, à la Médersa d’Alger, est une exposition fondatrice de l’histoire de l’art, au Maghreb : « on peut considérer cette exposition comme l’acte inaugural d’une histoire des arts du Maghreb, menée sous égide coloniale par la France, dans un bâtiment emblématique du style néo-mauresque favorisé par Jonnart10 » ; en effet, elle donnera lieu à des répliques et, notamment à des expositions qui auront comme vocation de présenter les « arts indigènes » ; si les expositions universelles et coloniales s’adressent au public de la métropole, les expositions de cette famille s’adressent, prioritairement, aux publics de la colonie, à ses institutions essentiellement académiques mais, aussi, économiques. Leur objectif est, d’abord, d’identifier des « industries d’art indigènes ». A Alger, en 1899, le gouvernement général ordonne une enquête sur l’artisanat et, plus particulièrement, sur les productions indigènes ayant un caractère artistique qu’il confie, à E.Violard11.

Ce début de reconnaissance est, sans doute, à mettre en relation avec, d’une part, les expositions d’art musulman en Europe, d’autre part, l’ouverture de sections, consacrées à l’art musulman, au musée du Bardo de Tunis et au musée des Antiquités, à Alger. Violard dresse l’inventaire des industries d’art et publie son rapport en 1902. L’exposition d’art musulman, à Alger, prend le relais des expositions d’art musulman à Paris mais identifie des traits propres, au Maghreb, notamment grâce à la comparaison, introduite par l’existence d’une salle berbère et d’une salle orientale. Elle est, ainsi, décrite par G. Marçais : « quelques semaines parurent suffisantes à M. Gsell pour transformer les salles de cours en un musée où toutes les techniques, tous les styles si divers de l’art industriel du Maghreb étaient représentés, groupés dans un ordre logique et où quelques beaux spécimens de l’art oriental permettraient d’intéressantes comparaisons12 ». D’après l’exposition, quelles sont les industries d’art ? Une place particulière est réservée à la broderie, aux tissages et aux tapis mais, aussi, à l’orfèvrerie et à quelques manuscrits.

Pour une nouvelle exposition de pareille ampleur, à Alger, il faudra attendre l’exposition, organisée par Augustin Berque Les arts indigènes indigènes. Elle avait été précédée, d’une exposition, à Paris, fin 1923, les arts indigènes au pavillon de Marsan mais l’Afrique du Nord en était absente. Après la rupture, introduite par la première guerre mondiale et l’impulsion donnée, par les expositions de 1905 et celle de 1923 au Pavillon de Marsan, cette exposition peut apparaître comme la préparation de l’Exposition des arts décoratifs, prévue en 1925 à Paris. En vue de celle-ci, il s’agit de « …grouper toutes les productions de l’industrie indigène ; faire comme la synthèse des arts arabo-berbères dans leurs manifestations contemporaines et sous les modalités qu’ils empruntent aux conditions nouvelles du milieu algérien ; en dresser l’inventaire et le répertoire détaillé, constater leur position actuelle, leurs tendances, le sens général de leur évolution ; encourager les efforts les plus heureux et remédier aux déviations qui auraient pu se produire13 ». Ces lignes sont riches d’enseignements, notamment, sur la volonté de conserver le traditionnel, tout en le modernisant et de lutter contre les formes abâtardies, dictées par les impératifs du commerce de l’exotisme. Elles s’inscrivent dans un contexte politique, où le gouvernement général de l’Algérie cherche à faire des arts locaux, « la devanture de la colonie » comment le montre ce passage : « en 1923, la situation économique des indigènes a retrouvé son équilibre. Plus que jamais, nos administrés musulmans apprécient, dans le cadre souple de nos institutions libérales, le génie maternel de la France. L’horizon politique dégagé de tout nuage a ces promesses dorées dont parle le vieux poète. L’aisance est revenue dans les douars et un apaisement s’est fait dans les esprits L’occasion est propice d’inventorier et de révéler le patrimoine artistique de l’Algérie nouvelle ».

Par Algérie nouvelle, il faut entendre l’Algérie de l’appareil colonial, à son apothéose dans l’entre-deux-guerres. L’exposition d’Alger est une exposition dossier, montrant (et par-là, même, documentant et préservant), « les techniques ancestrales en usage sur divers points de la colonie » mais sous l’angle de l’école française : Ecole de la rue Marengo (Alger), Ecole de Blida, Ecole de Constantine, écoles diverses. L’objet de l’exposition, c’est autant, le travail des Ecoles (et, donc, la glorification de l’oeuvre accomplie par la colonie) que les arts locaux. A. Berque se félicite, d’ailleurs, des progrès conjoints, de l’enseignement et des arts locaux : « Sans parler des progrès considérables réalisés par l’Administration académique dans ses Cours complémentaires d’enseignement professionnel, il est indéniable que les arts mineurs indigènes poursuivent eux aussi une lente évolution ».

Le choix du classement, par Ecole, plutôt que par origine géographique, sert la propagande coloniale. La « renaissance » des arts indigènes, dont se vante A.Berque consiste à substituer aux modes de transmission traditionnels, au sein des familles, des villages ou des corporations, des modes de transmissions européens, fondés sur l’encadrement scolaire et l’inventaire. Il est à noter que dans le cadre des Expositions du Centenaire, les arts indigènes ne font pas l’objet d’une exposition spécifique ; cet aspect est pris en charge par l’ouverture du musée du Bardo. En 1937, une Exposition des arts indigènes aura lieu à la Chambre de commerce. A la veille de la Seconde guerre mondiale, l’exposition « arts indigènes » est un genre qui, de part et d’autre de la Méditerranée, s’adresse à un public qui est, en partie, le public de la métropole mais, surtout, celui, d’une part, des institutions académique et scolaire, d’autre part, de l’entrepreneuriat colonial. Le genre que constitue l’exposition d’arts indigènes, dans l’entre-deux guerres, a donc ses spécificités : l’accent est mis sur la mise en valeur des objets produits, dans le cadre de l’appareil colonial (école et musée voire petites entreprises), la conception de l’art « indigène » est, non celle de la pratique ordinaire de ces arts mais d’une conception « savante », fondée sur des recherches et des rapprochements historiques, en vue d’une mise à niveau du goût des producteurs remodelé selon les attentes des représentants de l’appareil colonial. Jean Mirante, chef du Service des Affaires indigènes de l’Algérie, écrit en 1930 à propos de ce qu’il appelle « la rénovation des arts indigènes » : « un cabinet de dessin a été annexé au Rectorat. Son oeuvre s’est traduite d’abord par l’inventaire minutieux et patient des types artistiques existant encore dans la Colonie et, au besoin, par leur reconstitution ; d’autre part, par l’épuration et la correction de ces types et un retour à la forme classique qu’ils avaient, autre fois, revêtue. On a, enfin, demandé aux pays voisins, des thèmes orientaux ou arabo-berbères, faciles à acclimater et à développer, en Algérie14 ».

Ce genre s’éloigne du pittoresque exotique, pour s’inscrire dans la lignée des expositions, qui adoptent le point de vue de l’histoire de l’art : outre l’exposition de 1905, les expositions de 1925 - L’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes - et celle des Arts et techniques, en 1937, contribuent à définir cette famille. Ces deux expositions parisiennes comportent une « section coloniale » mais l’accent y est mis sur la modernité : dans l’exposition Les arts indigènes (Médersa d’Alger, 1924), les arts traditionnels sont interprétés, dans le sens d’une adaptation aux fonctions, qu’ils peuvent avoir dans la vie présente : à propos de l’ébénisterie par exemple, il s’agit de chercher, « dans les modèles du passé le renouvellement de la sculpture sur bois et son adaptation à l’usage moderne15 », dont la vitrine Alfonsi offre un témoignage. Néanmoins, dans le cas de l’exposition de 1937, la question de la mise en scène de ces industries d’art, dans leur rapport au temps, se pose : devaient-elles apparaître, comme les témoins d’un art immuable ou, au contraire, être ancrées dans la modernité ?

1.3. La représentation des arts algériens à l’Exposition internationale des Arts et techniques dans la vie moderne (Paris, 1937) : les arts traditionnels au regard de la modernité

L’exposition des arts décoratifs de 1925 avait ouvert la voie à un nouveau regard, sur les arts indigènes et à travers eux, sur l’Algérie, en les enrôlant dans la modernité. Par rapport à ce parti pris, l’exposition internationale des arts et techniques marque une sorte de recul, dans leur appréciation dans la mesure où la représentation de l’Algérie se fonde sur l’opposition spatiale, entre arts indigènes et arts nobles (peinture, sculpture) : le cadre des premiers sera l’île des Cygnes, c’est-à-dire, la section d’Outre-mer, dont le thème est « l’artisanat dans le décor local », celui des seconds le Pavillon de l’Algérie « projeté au milieu de l’activité mondiale des nations civilisées, au Champ de Mars16 ». Il ne s’agit plus, de montrer la rénovation au sens de modernisation des industries d’art mais davantage, de reproduire ce qui avait plu dans l’Exposition coloniale de 1931, l’aspect pittoresque, exotique et spectaculaire. Les propos du catalogue sont parfaitement éclairants, sur la tension qui a suscité cette dichotomie spatiale, la représentation de l’Algérie comme création française et comme culture exotique, deux identités conflictuelles :

« Sous quel aspect offrirait-on aux visiteurs une image, un reflet du joyau colonial français ? Sacrifierait-on au pittoresque, avec le rappel des architectures arabes, de l’artisanat indigène en pleine renaissance ? Il fallait déjà marier le classique et le moderne…Ou bien, innovant résolument, convenait-il de montrer essentiellement le labeur de ceux qui, depuis un siècle, ont fertilisé tous les domaines de la Colonie et en ont fait jaillir de splendides moissons ?...Le Commissariat de l’Algérie à l’exposition, sous l’active impulsion de M. Felix Falck, son commissaire général, a tourné la difficulté avec élégance. Au lieu de tout faire entrer dans un cadre unique, que l’invraisemblance eût fait craquer de toutes parts il a adopté une solution hardie et radicale. L’Algérie aurait alors deux pavillons…Les amateurs d’exotisme trouveraient au Pavillon de l’île des Cygnes de quoi satisfaire leur goût du pittoresque : une synthèse de l’art architectural musulman et les diverses manifestations de la vie indigène…Loin de là… au Champ de Mars, à côté de la Publicité, de la Presse, de la Radio, l’autre pavillon offrirait ses salles de peinture, indication de la vie intellectuelle de l’Algérie et ses vins, l’essentiel, le symbole de son effort agricole17 ».

La représentation de l’Algérie est fondée sur une double hiérarchisation : archaïsme pittoresque/ modernité conquérante, arts mineurs/arts majeurs, industries d’art/production agricole. L’opposition architecturale traduit l’allochronie des cultures : bien que les deux pavillons soient l’oeuvre du même architecte (J. Guiauchin), l’un, le palais barbaresque -réplique de Dar Aziza-, est la reconstitution d’un art ottoman révolu, l’autre, le pavillon des beaux-arts est en revanche, pleinement ancré, dans la modernité, par son style art déco ; la référence à la romanité est explicite dans l’architecture extérieure et l’aménagement : « l'ensemble comprenait une grande salle logeant les oeuvres des architectes urbanistes, peintres et sculpteurs algériens modernes et, en contraste, les moulages de statues gréco-romaines et une maquette de Djémila. En façade, sur l'avenue, un portique de marbre blanc, sous lequel une grande frise reproduisait les mosaïques de Cherchell et de Djémila ». A cette allochronie s’ajoute la hiérarchie arts mineurs /arts nobles : non seulement, les industries d’art ne sont pas jugées dignes, du même intérêt que les oeuvres du musée des Beaux-arts ouvert au moment du Centenaire mais, de plus, elles sont ravalées au rang d’artisanat (sans que soit explicité le rôle de celui-ci, dans l’économie touristique). Cette double dépréciation en fait une catégorie commerciale et, non plus, artistique.

Même si les arts indigènes sont rejetés du côté de l’exotique, l’exposition a une visée éducative. La mise en scène des techniques (notamment, celle du tissage) n’est pas chose nouvelle mais elle a un caractère systématique : elle se fonde sur la présence d’ateliers. Au coeur de l’exposition, ce sont les hommes et leurs savoir-faire naturalisés dans cette distribution des rôles. Ainsi, la grande tente du chef arabe contient deux métiers à tisser, dressés verticalement sur lesquels travaillent des petites filles « encapuchonnées ». La scène est décrite et commentée, comme suit : « les mains séparent les fils de la trame, glissent, nouent les laines, les coupent, se déplacent en gestes courts d’un mouvement rapide, avec une sûreté et une aisance, qui révèlent autant l’atavisme d’une race faiseuse de tapis que l’apprentissage d’une technique. Les éducatrices sont là !18 ».Disséminés tout au long du parcours, les dioramas finissent de parfaire la couleur locale.

1.4. La mise en valeur des techniques après 1945 : entre histoire de l’art et ethnographie

Après 1945, l’exposition des arts indigènes, sous l’angle pittoresque est en perte de vitesse. Dans la présentation des arts des colonies, de l’exposition de 1937 et a fortiori, après la guerre dans les expositions de 1947, on pourrait souligner l’influence de la muséologie de Georges Henri Rivière qui se fonde sur une approche esthétique des expos, sans pour autant ignorer leur mise en situation. Elle s’exerce aussi bien, sur les présentations, conçues dans une perspective d’histoire de l’art, comme celles de G. Marçais, que sur celles ayant une vocation « ethnographique » ou « sociologique », comme celles de Lucien Golvin. Deux exemples permettront de montrer parentés et, néanmoins, différences, dans l’exposition des arts indigènes, sous l’angle des techniques : l’exposition Tapis et tissagestissages, au musée Galliera en 1947, l’exposition Tapis, à Alger, en 1951, sous le contrôle du Service de l’artisanat. Dans la présentation de Georges Marçais, au musée Galliera, le primat de l’objet persiste : certes, l’exposition intègre les techniques mais elle se focalise davantage, sur les styles. La présentation de Lucien Golvin, en revanche, se situe dans la lignée des conceptions, de Prosper Ricard : donnant la priorité à la communauté qui les produit, l’exposition Tapis entend montrer l’existence d’une « industrie familiale » et sa vitalité ; l’intérêt économique et social en est la toile de fond. On note, dans les deux cas, l’attention portée à la mise en situation ; cependant, dans l’exposition histoire de l’art , elle se limite à la restitution de la technique tandis que dans l’exposition ethnographique, la démonstration d’un art vivant, sa mise en situation, la documentation photographique l’emportent sans effacer, totalement, la recherche du spectaculaire (dans le cas des expositions de L. Golvin, la valorisation des productions d’une communauté permet, d’ailleurs, d’y voir la préfiguration de l’écomusée). Il y a donc une prééminence de la mise en valeur des tapis, dans le cas des expositions de Marçais, une prééminence de la communauté productrice, dans le cas de celles de Golvin, qui recouvre l’opposition primat de l’objet/ primat de la situation.

1.5. Les arts indigènes support de la construction d’un récit national

Après les Indépendances, les expositions des industries d’art trouvent un autre emploi : de « devanture de la colonie », celles-ci deviennent des « devantures des Etats-nations » nouvellement créés. La construction du récit national repose, en premier lieu, sur des choix chronologiques : ainsi, dans l’exposition Arts musulmans (Alger, 1964), le parcours va de la période médiévale, à l’époque turque. Dans l’exposition Arts traditionnels (Alger, 1970) apparaissent deux catégories, présentées comme des catégories temporelles : « un art millénaire », « l’art musulman ». On peut lire dans le catalogue : «l’art traditionnel algérien est la manifestation d’une très ancienne civilisation née au Maghreb, dès les premiers temps de l’histoire, au moment où l’homme jadis chasseur, se fixa, devint éleveur et agriculteur. Les symboles de cette civilisation ont remarquablement traversé les millénaires pour se manifester, encore vivants dans le tissage, le bijou et la poterie berbères. A cela est venu s’ajouter l’héritage musulman, très raffiné, du travail du cuivre, de la céramique, du fer forgé, de la broderie, de la verrerie….Il y a donc deux catégories dans l’art traditionnel algérien. L’un de tradition rurale très attachante dans sa simple beauté… l’autre catégorie provenant de l’héritage musulman, se rapportant à l’art traditionnel urbain et qui répond à des techniques plus poussées. Fortement imprégnées de traditions nationales, toutes ces créations qu’elles soient en pierre, en argile, en bois en cuir, en métal, en laine, reflètent le mode de vie des populations ».

La construction du récit national se traduit, aussi, par l’abolition de la distinction arts nobles/ arts mineurs : Racim, dont l’oeuvre est considérée comme l’emblème des arts de l’enluminure et de la miniature, premier peintre à être admis au musée des beaux-arts, est ramené dans le giron des arts « traditionnels ».

Dans ce nouveau contexte, les expositions des industries d’art donnent une visibilité, à des arts peu représentés, dans les musées, d’un triple point de vue : marchand, historique et politique. Elles participent ainsi -au même titre que les sélections des musées ou les publications scientifiques- à la formation d’un regard.

Au final, comment ces expositions sont-elles fait prévaloir un champ artistique spécifique ? Comment, de l’une à l’autre une catégorie artistique s’est-elle (re)construite ?

2. Titres des expositions et conflit des appellations : quels enjeux?

Sous des titres différents, les expositions que nous avons évoquées, désignent les mêmes arts (tapis, tissages, broderie, orfèvrerie, dinanderie etc.) : c’est le constat que l’on peut faire, si l’on confronte l’exposition d’art musulman de 1905 aux expositions d’arts indigènes ou à celle des Arts traditionnels, de 1970. Expositions « d’art musulman », d’ « arts indigènes » ou d’« arts traditionnels », quels points de vue les titres indiquent-ils ? Quels sont les enjeux de ces appellations ? Au-delà de leur fonction de « devanture », ces arts constituent-ils une seule et même catégorie artistique ? Quelles sortes d’espace public leur exposition crée-t-elle ?

2.1. Art(s) musulman(s) : le pluriel comme marqueur de la revendication identitaire

Lorsque Georges Marye, commissaire de la première exposition d’arts musulmans, en 1893 utilise l’expression « art musulman », au lieu d’ « art arabe », il définit cet art comme celui de tous les pays « soumis à la loi de l’islamisme ». Dans son analyse de la réception européenne des arts de l’Islam, Rémi Labrusse19 rappelle que l’appellation« art musulman » a suscité des débats, comme le souligne Georges Marye : « Ce n’est pas sans résistance que ce titre a été admis. Les collectionneurs ont protesté contre une appellation qui bouleversait les vieilles habitudes, et si l’on avait eu recours à un vote pour trancher la question, il est probable que le terme consacré, mais trop restreint, d’d’art arabe eût prévalu ». Les expositions d’art musulman, comme les présentations au sein des musées en Europe, ont participé à la construction des arts de l’Islam, comme catégorie artistique.

L’exposition de 1905, à la Médersa d’Alger, s’inscrit dans cette lignée de l’orientalisme savant. Se démarquant des expositions européennes, elle ne s’appuie que très peu, sur les acquis des musées ou sur des collections privées. En revanche, elle met en place les fondements des arts du Maghreb et élargit, de ce fait, le territoire géographique que la catégorie « art musulman » couvre. Cet élargissement géographique ne signifie, pas une homogénéisation du regard : au contraire, si les arts sont les mêmes, la comparaison entre les styles oriental, d’un côté, berbère, de l’autre, sert à mettre en valeur les spécificités des matériaux et du décor ainsi que la place, prise par certains arts comme la broderie. Il est intéressant de voir que cette appellation disparaît de la scène en Algérie pour ne faire retour qu’après l’Indépendance, avec l’exposition Arts musulmans, en 1964 : le pluriel l’emporte alors. L’exposition présente -outre « les arts populaires »- les plâtres sculptés de Sedrata, des stèles, des inscriptions, des panneaux de marquetterie ou de céramique des époques almoravide et almohade ainsi que des objets de « l’époque turque ». A la différence de la première appellation, qui présentait des styles, sans les relier à une histoire, la seconde met, d’abord, l’accent sur le découpage spatio-temporel : de la capitale des ibadites, à l’époque turque. Cette matrice fait de ces arts, non seulement des arts « musulmans » mais des arts « algériens ». Elle ouvre la voie, à une revendication identitaire : « L’essor artistique qui se manifeste aujourd’hui en Algérie et le souci de le lier à une tradition nationale nous font une obligation de rechercher, de rassembler, de présenter d’une façon cohérente les éléments authentiques de cette tradition20.

La préface du ministre de l’Orientation nationale fait référence aux recherches des plasticiens, comme Khadda, Mesli ou Martinez qui, à l’Indépendance, cherchèrent dans ce patrimoine, le matériau d’une expression proprement algérienne. Arts « musulmans » et création artistique ont un temps, partie liée, jusqu’à ce qu’on reconnaisse que Klee et Atlan avaient, déjà, cherché une inspiration, dans la calligraphie ou du moins, dans la figuration du signe.

2.2. L’oeuvre paradoxale des expositions d’arts indigènes

La catégorie « arts indigènes », qui fleurit dans l’entre-deux-guerres, est le fruit d’une construction croisée, de rapports administratifs et d’expositions de part et d’autre de la Méditerranée. Paradoxalement, les expositions d’arts indigènes préparent le terrain du nationalisme artistique, qui sera prépondérant à partir de 1962 : en effet, non seulement, elles mettent l’accent sur le sol de ces productions et l’appartenance ethnique des artistes mais elles constituent un moment important de leur préservation. Les rapports administratifs de Violard en 1902, d’Alxeande Arsène, en 1905, de Prosper Ricard, en 1934 inscrivent les arts indigènes dans les préoccupations de la colonie. Le rapport d’E. Violard, en 1902, doit mener une enquête approfondie :

            - sur les productions indigènes, ayant un caractère artistique appréciable ;

      - sur les meilleurs moyens de protéger les fabricants arabes, contre le mauvais goût qu’encourage, trop souvent, la clientèle des acheteurs ignorants ;

            - sur les meilleurs moyens, de former de bons ouvriers d’art indigènes ;

      - sur les industries indigènes, capables d’assurer aux familles indigènes, des moyens d’existence …

L’économie liée à ces arts, ses marchés, les cadres sociaux dans lesquels ils se transmettaient (familles, villages, corporations) avaient été bouleversés par la colonisation. Le but de Violard est double : sur le plan artistique, il s’agit d’inventorier ces arts, de faire reconnaître des savoir-faire, des centres de production ; sur le plan social, il s’agit de revivifier les métiers d’art. Seule l’institution scolaire pouvait répondre à ces deux objectifs. Dans la même perspective, le rapport d’Alexandre Arsène21 –commandé par le gouverneur général Jonnart- prône, aussi, la sauvegarde, par la création de concours, à l’occasion de salons et celle d’écoles, qui ne soient plus des écoles indigènes. L’approche d’Arsène, moins utilitariste que celle de Violard relève davantage d’une démarche de connaisseur.

La perspective d’E. Violard est assez proche de celle que Prosper Ricard définira une trentaine d’années plus tard : il s’agit, à la fois, de créer des enseignements professionnels, pour sauvegarder l’artisanat, fortement menacé, par les pacotilles venues d’Europe et d’assurer une paix sociale, dans la colonie, en redonnant aux artisans, les moyens de vivre. A ces deux objectifs -préservation artistique et intérêt économique- P. Ricard, en bon ami de Lyautey, en ajoute un autre : la propagande, pour la colonie. « La question (celle de l’artisanat indigène) a une valeur économique réelle… Elle a une valeur sociale incontestable puisqu’elle met en oeuvre des techniques, des formes et des décors tous particuliers, puisqu’elle perpétue toute une gamme de sentiments intimes et profondément respectables, puisqu’elle prolonge un état de choses depuis longtemps établi, ennemi des transformations trop brutales. Elle a enfin une valeur de propagande considérable puisque par son originalité elle peut avoir le don de s’imposer à l’attention des plus distraits22 ».

La définition des arts indigènes, que donne P. Ricard, va surtout, dans le sens de leur valorisation économique. « Par artisanat indigène, il faut comprendre tout ce qui a trait à la transformation de matières premières, non de denrées, d’origine locale ou importées, en objet d’usage plus ou moins courant, destinées la plupart du temps, du moins à l’origine, à la population autochtone mais qui ont pu trouver aussi des débouchés à l’extérieur et dans la clientèle touristique ».

Dès lors, il n’est pas étonnant que l’exposition d’arts indigènes constitue un instrument de propagande, autant celle du nouveau cadre de transmission, -l’école, les cours professionnels ou les ouvroirs- que des arts, eux-mêmes. L’exposition d’arts indigènes, c’est l’exposition des arts autochtones, qualifiés et redéfinis par l’appareil colonial. A la différence des expositions d’ « art musulman », en Europe, il s’agit de maintenir les productions, dans un statut ambivalent, à la fois marchand et d’art mineur, dans des présentations, plus ordonnées que celles des marchés, donnant à voir l’ordre du classement au moins autant que les pièces, elles-mêmes, préférant à la mise en valeur la distribution raisonnée. Dans arts « indigènes », c’est à travers la référence au sol, la référence à un système d’exploitation exogène, qui est suggérée. Or, ce système, du fait même qu’il est exogène, cherche une pureté idéale, dans les productions d’art. En les faisant encadrer par l’institution scolaire, non seulement il s’arroge le droit de les évaluer, par rapport à la norme qu’il fabrique (les arts sont vus comme décadents, avant l’intervention du pédagogue) mais, de plus, il dessaisit l’artisan de son initiative : la conception, comme, l’évaluation, appartiennent, dès lors, aux pédagogues. On peut lire, à propos de la dinanderie : « Comme pour tous les arts mineurs de l’Algérie, notre influence a consisté à restituer à l’art indigène sa première vigueur, sans tomber dans le primitif et le tâtonnement…23 ». A propos des tapis : « c’est à éliminer des tapis algériens les influences étrangères qu’on s’est d’abord attaché : on inventoria et on reconstitua les types purs du XVIIIème siècle : puis, avec prudence on emprunta au Maroc, à la Tunisie, à l’Orient, des types nouveaux aisément adaptables à l’art algérien. Ainsi ont été rendus à leur pureté primitive les tapis de Kalaa… ». Les arts indigènes présentés, loin d’être autochtones, sont donc des interprétations coloniales, à partir, certes, de recherches sur le décor, les teintures etc. mais, surtout, dictées par le souci d’améliorer la rentabilité par des produits de substitution ou des techniques plus rapides. A ceux qui réclamaient le maintien des procédés traditionnels, Mirante répondait qu’ils « négligeaient l’immense transformation économique qui avait suivi l’occupation française : la lente recherche des plantes tinctoriales, les procédés primitifs d’extraction et de fixation devaient faire place à des méthodes plus rapides et plus modernes24 ».

Les écrits de S. Chauvet, même s’ils concernent d’autres aires géographiques, en sont le témoignage : « notre pays qui possède cependant de nombreuses et importantes colonies n’a pas encore, hélas, de musée colonial à l’instar du si remarquable musée de Tervueren… Et pourtant il rendrait les plus grands services pour l’instruction de nos compatriotes, pour la documentation de nos artistes et des commerçants exportateurs et provoquerait, chez de nombreux adolescents, l’éclosion d’une vocation coloniale dont eux-mêmes et leur patrie ne pourraient que profiter largement ; enfin il suggèrerait des médiations philosophiques bien utiles25 ». Pour autant, ces expositions, ces ateliers ont pleinement rempli, un de leur rôle : conserver productions et savoir-faire.

2.3. Arts traditionnels et modernité

Une question demeure posée, en ce qui concerne le triomphe de l’appellation arts indigènes, dans l’entre-deux-guerres : pourquoi celle d’arts industriels ne lui a-t-elle pas été préférée, alors qu’elle était d’usage courant, sur le continent ? Outre la raison que nous venons d’évoquer, c’est, sans doute, du côté du rapport au temps, qu’il faut chercher une explication. Les deux grandes expositions de cette période, celle des « arts décoratifs et industriels modernes », comme celle des « arts et techniques », se fondent sur l’injonction de la modernité. En 1925, l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, qui comporte une « section coloniale » définit, ainsi, ses objectifs :
« L’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes est ouverte à toutes les industries dont la production présente un caractère d’art et des tendances nettement modernes. C’est dire que toute copie ou contrefaçon de style ancien en sera bannie ; c’est dire aussi que toutes les industries y figureront, les objets usuels les plus simples étant susceptibles de présenter autant de beauté que les oeuvres les plus précieuses. Tous les industriels, tous les artistes, tous les artisans, quelle que soit la matière qu’ils travaillent, bois, pierre, métal, céramique, verre papier, tissus etc. , quelle que soit la forme sous laquelle ils l’emploient, quelle que soit la destination à laquelle ils l’appliquent, peuvent et doivent se montrer modernes, ainsi que le furent, en leur temps, leurs illustres devanciers des siècles passés, en donnant à chaque objet une forme logique, harmonieuse, exactement adaptée aux conditions de la vie actuelle et traduite par une exécution parfaite. Dans ces conditions, l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes ne saurait manquer d’avoir la plus heureuse influence sur le développement des exportations et sur l’essor économique des pays qui y prendront part26.

Or si les arts « indigènes » ont bien une valeur économique, l’injonction à être moderne ne signifie rien, dans l’histoire d’une production qui, même fondée sur des techniques et schémas qui se transmettent à toutes sortes d’échelles (familles, villages, territoires des tribus), est sans cesse actualisée, par l’artisan. Dans la conception du temps, qui prévaut au Maghreb, la modernité ne fait pas l’objet de querelles, entre Anciens et Modernes, elle est simplement la saisie de l’esprit du temps, de l’instant. Cette allochronie explique que l’exposition de 37 soit amenée à scinder, en deux parties, la présentation des arts et techniques, de l’Algérie. Elle ne parvient pas à se détacher, d’une conception du temps occidentale, orientée par le progrès, qui l’amène à rejeter, dans la section exotique, « les arts indigènes », dans lesquels on veut voir les témoins d’un Orient immuable, sans histoire, dans l’esprit du commissaire tandis que la modernité est incarnée, par les artistes « français » (presque tous, de second ordre mais utilisant les techniques « modernes », de la peinture et de la sculpture !).

2.4. Réappropriation des arts et savoir-faire : les expositions des « arts traditionnels »

Quelles sont, alors, les possibilités de réappropriation, après les Indépendances, alors que les cadres sociaux traditionnels ont été largement détruits et que les cadres de la colonisation n’existent plus ?
Ce que l’injonction de modernité suppose, comme rapports de force, même en histoire de l’art explique-t-elle, au moins, en partie, le recours à la désignation « arts traditionnels », apparemment neutre, par volonté d’affirmer une identité, qui reposerait sur une histoire et un rejet des termes utilisés, à l’époque coloniale ?

La catégorie « arts traditionnels » englobe ce qui est défini, dans un premier temps, comme « les arts musulmans », considérés au lendemain de l’Indépendance, comme vecteurs de l’identité nationale et conformes aux revendications culturelles de la Révolution ; leur exposition opère une synthèse des expositions d’art musulman et des expositions d’arts indigènes : aux premières, elles empruntent la définition des genres, aux secondes, leur valeur ethnographique et économique. L’exposition des arts traditionnels privilégie des artistes, comme Racim, héros, à la fois, de la tradition, par son rapport à la miniature et à l’enluminure et de la modernité, du fait de l’introduction de la perspective. Par ailleurs, elle réindigénise les arts, dans un cadre, avec plus de valorisation que de contextualisation : dans la mesure où la tradition est vivante ou, du moins, l’était encore, dans les années 70.

Du point de vue de l’histoire de l’art, même si la perception qu’on en a, aujourd’hui, reste marquée, par leur rôle dans l’industrie du tourisme et du divertissement, l’intérêt pour les styles et les techniques a conduit à une évolution, du statut des arts industriels indigènes : les expositions d’art musulman puis d’art indigènes font passer ces productions, du statut de produits commerciaux, à celui d’arts fussent-ils mineurs. Il y a, certes, le problème de la mise en scène, des modes de production : en leur faisant perdre toute valeur d’usage, le cadre de l’exposition – notamment, quand il s’agit des expositions coloniales et universelles- les bloque dans un espace-temps, qui en donne une image exotique, conforme aux attentes de l’industrie du tourisme et du divertissement mais, par-delà cette allochronie, la focalisation sur les techniques répond à des visées esthétique et éducative. Du point de vue politique, le rôle des expositions est particulièrement riche : devanture de la colonie, pour reprendre la perspective de Lyautey, ils sont, à l’époque coloniale, considérés, aussi, comme un des éléments de la pacification, un moyen d’assurer la prospérité des indigènes ; après l’Indépendance, ils constituent l’emblème transhistorique de la nation. Dans le même temps, leur réception se métamorphose : destinés au commerce et à la prospérité de la colonie, ils entrent, néanmoins, dans l’histoire de l’art, sous des angles différents : comme sous-catégorie des arts musulmans, comme industries d’art et, enfin, comme témoins d’une histoire nationale/maghrébine.

Notes

1 Cette appellation elle-même -comme nous le verrons- est un legs de la colonisation ; ce qui nous importe ici, c’est la généalogie de cette catégorie et, notamment, les arts qu’elle recouvre : en ce sen, l’Exposition d’art musulman est fondatrice.
2 Cette périodisation est issue, d’une part, de la liste des expositions, telles que nous avons pu l’établir, d’après nos recherches, d’autre part, de la question sur les finalités des expositions d’arts traditionnels.
3 Revue de l’Orient, de l’Algérie et des colonies, T. XIV, Paris, Just Bonnier libraire, 1853, p. 383.
4 à l’hôtel de Sesmaisons, 107, rue de Grenelle.
5 A. Fouquier, Annuaire historique universel, Paris, Lebrun et Cie libraires, 1856, p. 404.
6 Catalogue de L’exposition permanente des produits de l’Algérie, Paris, Firmin Didot, 1855 ; voir aussi le Guide du visiteur de l'exposition permanente de l'Algérie et des colonies, par Émile Cardon et A. Noirot, 1860.
7 Cf B. Dufrene, « De l’exposition internationale à l’exposition interculturelle : évolution des problématiques », in Michèle Gellereau (dir) Médiations des cultures, Lille, Presses du Septentrion, 2000, p. 49-57.
8 Voir l’analyse des reconstitutions dans les expositions universelles par Rémi Labrusse, « La réception des arts de l’Islam : la place du Maghreb » in BN Saou-Dufrene (dir.) Patrimoines du Maghreb à l’ère numérique, Paris, Hermann, 2014, p. 40-66.
9 Lyautey cité par Prosper Ricard, L’artisanat indigène en Afrique du Nord, Rapport déposé par M. Prosper Ricard, mars 1935, Ecole du Livre, Rabat (Protectorat de la République française, Direction générale de l’Instruction publique, des Beaux-arts, et des Antiquités au Maroc).
10 Rémi Labrusse, article cité.
11 Emile Violard, Industries d’art indigènes en Algérie, Alger, Imprimerie Baldachino-Laronde, 1902.
12 Catalogue Les arts indigènes algériens en 1924, Alger, Impr. administrative Emile Pfister, 1924.
13 Mirante cité par Augustin Berque, Les arts indigènes algériens en 1924, Alger, Impr. administrative Emile Pfister, 1924.
14 Jean Mirante, « La France et les œuvres indigènes », Alger, Cahiers du Centenaire de l’Algérie, V.XI, 1930, p. 48.
15 cf illustration de la vitrine Alfonsi dans le catalogue de l’exposition Les arts indigènes algériens en 1924, op.cit., p. 31.
16 Catalogue de l’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne (1937) : Guide officiel, Paris, 1938, p. 8.
17 Ibidem.
18 Gril, op.cit., p. 16-17.
19 Op.cit.
20 Voir la préface du catalogue de l’exposition Arts musulmans, Alger, 1964.
21 Alexandre Arsène,Réflexion sur les arts et industries d’art en Algérie, Alger, éd. Akhbar, 1907.
22 Cf Prosper Ricard, L’artisanat indigène en Afrique du Nord, Rapport, mars 1935, Ecole du Livre, Rabat (Protectorat de la république française, Direction générale de l’Instruction publique, des Beaux-arts, et des Antiquités au Maroc.
23 Jean Mirante, « La France et les œuvres indigènes en Algérie », Cahiers du Centenaire de l’Algérie, n°11.
24 Ibidem, p. 50.
25 Stephen Chauvet, cat. L’Exposition d’art indigène des colonies françaises, Pavillon de Marsan, 1924, p. 5.
26 Catalogue de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes.

Bibliographie

Arsène Alexandre, 1907, Réflexion sur les arts et industries d’art en Algérie , éd. Akhbar, Alger.

Berque Augustin, 1924, Les arts indigènes algériens en 1924 , Impr. administrative Emile Pfister, Alger.

Chauvet Stephen, 1924, cat. L’Exposition d’art indigène des colonies françaises , Pavillon de Marsan.

Catalogue de L’exposition permanente des produits de l’Algérie,1855, Firmin Didot, Paris.

Dufrêne B., 2008, « De l’exposition internationale à l’exposition interculturelle : évolution des problématiques », in Michèle Gellereau (dir.) Médiations des cultures, Lille, Presses du Septentrion.
Dufrêne (dir.) Patrimoines du Maghreb à l’ère numérique, Paris, Hermann.

Lyautey cité par Prosper Ricard, mars 1935, L’artisanat indigène En Afrique du Nord, Rapport déposé par M. Prosper Ricard, Ecole du Livre, Rabat (Protectorat de la République française, Direction générale de l’Instruction publique, des Beaux-arts, et des Antiquités au Maroc).

Violard Emile, 1902, Industries d’art indigènes en Algérie, Imprimerie Baldachino-Laronde, Alger.

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Mirante Jean, 1930, « La France et les oeuvres indigènes », in Cahiers du Centenaire de l’Algérie, n°11, Alger.

Labrusse Rémi, 2014, « La réception européenne des arts de l’Islam : la place du Maghreb » in Bernadette Nadia Saou-Dufrêne (dir.) Patrimoines du Maghreb à l’ère numérique, Paris, Hermann, p. 40-66.

Auteur

Bernadette Nadia Saou-Dufrêne

Professeure en Sciences de l’information et de la communication. Université Paris 8 - Laboratoire Paragraphe

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