Al Sabîl

Index

Information

A propos Al-Sabil

13| 2022

Natures urbaines à Carthage : tendre vers une trame verte.

Ikram SAIDANE

Résumé

La question qu’entretiennent les espaces urbanisés avec leurs milieux naturels est au cœur des débats, l’enjeu central étant cependant est de faire en sorte que ville et nature puissent cohabiter d’une manière pacifiée et que chacune puisse profiter de la proximité de l’autre au-delà du débat qui en fait deux mondes irréconciliables. Carthage, ville littorale de la Banlieue Nord de Tunis, a été choisie comme site de recherches pour étudier la question des natures urbaines au vu de la richesse des espaces à caractère naturel qu’elle renferme et qu’elle doit en grande partie à la sauvegarde de son patrimoine archéologique. Ces espaces diversifiés constituent autant d’éléments potentiels pour une trame verte urbaine entre nature et culture. Ils constituent un maillage vert plus ou moins continu, approprié et lieu de pratiques sociales identifiées. Leur valorisation dans le cadre d’un projet de trame verte pourra constituer un outil d’aide à la décision pour la commune de Carthage pour la concrétisation de certains projets sur son territoire.

Mots clés

Nature urbaine, trame verte, paysage, espaces verts, Carthage.

Abstract

The question that urbanized spaces maintain with their natural environments is at the heart of the debates, the central issue being however is to ensure that city and nature can coexist in a peaceful way and that each can benefit from the proximity of the other, beyond the debate which makes them two irreconcilable worlds. Carthage, a coastal city in the northern suburbs of Tunis, was chosen as a research site to study the question of urban natures in view of the richness of the natural spaces that it contains and that it owes in large part to the safeguarding of its archaeological heritage. These diverse spaces are all potential elements for an urban greenway between nature and culture. They constitute a continuous green network, appropriated and place of identified social practices. Their enhancement within the framework of a greenway project could constitute a decision support tool for the municipality of Carthage for the realization of certain projects on its territory.

Keywords

Urban nature, greenway, landscape, green spaces, Carthage.

الملخّص

التساؤلات التي تتعلق بالمساحات الحضرية وبيئاتها الطبيعية هو في قلب النقاشات، ولكن القضية المركزية هي ضمان أن المدينة والطبيعة يمكن أن يتعايشا بطريقة سلمية وأن كل منهما يمكن أن يستفيد من قرب الجانب الآخر دون اعتبار النقاش الذي يجعلهما عالمين لا يمكن التوفيق بينهما. تم اختيار قرطاج، وهي مدينة ساحلية في الضواحي الشمالية لتونس العاصمة، كموقع بحث لدراسة مسألة الطبيعة الحضرية على ضوء ثراء المساحات الطبيعية التي تحتويها والتي تدين في جزء كبير منها بالحفاظ على التراث الأثري. هذه المساحات المتنوعة كلها عناصر محتملة لشبكة حضرية خضراء بين الطبيعة والثقافة. إنها تشكل شبكة خضراء مستمرة إلى حد ما، وهي مناسبة ومكان للممارسات الاجتماعية المحددة. إن الترويج لها في إطار مشروع شبكة الخضراء يمكن أن يشكل أداة لدعم القرار لبلدية قرطاج من أجل تحقيق بعض المشاريع على أراضيها.

الكلمات المفاتيح

طبيعة حضرية، شبكة خضراء، لاند سكيب، مساحات خضراء، قرطاج.

Pour citer cet article

SAIDANE Ikram, « Natures urbaines à Carthage : tendre vers une trame verte », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°13, Année 2022.

URL : https://al-sabil.tn/?p=14750

Texte integral

Introduction

Loin d’être un oxymore, le thème de la nature en ville n’a jamais été aussi d’actualité que maintenant. Ceci est dû au fait que la question des risques naturels s’impose aujourd’hui à notre quotidien, que l’élévation progressive de la température, les inondations et les épisodes de sécheresse nous interpellent et questionnent sur la façon dont nous nous engageons dans la fabrique de la ville face à une demande sociale accrue d’un meilleur cadre de vie. Ce questionnement est d’autant plus légitime que la pandémie mondiale de la Covid-19 aura indéniablement transformé nos modes de vie avec des conséquences durables et qui influeront aussi la manière dont nous allons aborder la conception de nos villes et notamment de nos espaces de nature en ville. Cette pandémie aura été une preuve tangible attestant de l’importance de ces espaces pour la santé mentale et physique des habitants. En effet, les gens n’ont jamais eu un pareil besoin de parcs et de jardins pour vivre une expérience de nature multi-sensorielle mais aussi pour se socialiser tout en respectant les règles de la distanciation spatiale. Leur effet positif n’est plus à démontrer et la nature proche peut servir de tampon pour réduire les effets négatifs d’un évènement stressant.

En Tunisie, comme partout dans le monde, les territoires ont été confrontés à des crises politique, économique, sociale et environnementale et ceci a engendré des inégalités sociales et spatiales entrainant pour certains, des difficultés d’accès aux espaces verts de proximité, ces derniers n’étant pas équitablement répartis entre les différents quartiers (riches et défavorisés) et les villes (littorales, à l’intérieur du pays), etc. Carthage, ville historique appartenant à la Banlieue Nord de Tunis, a montré des éléments de résilience face à cette pandémie dans la mesure où elle regorge d’îlots verts soit aménagés comme les parcs et les jardins, soit forestiers ou encore dédiés à l’agriculture urbaine mais aussi de paysages archéologiques et culturels intégrés au paysage urbain. Carthage constitue un terrain de recherches par excellence au vu de son potentiel en éléments à caractère naturel que recèle ce territoire et qui peuvent se poser comme une possible réponse aux impacts négatifs de la ville : absorption de la pollution, réduction de l’étalement urbain, réduction des inégalités sociales par l’accession à un environnement de qualité. La nature est ainsi souvent associée aux projets d’actions pour assurer la durabilité urbaine. Elle semble être devenue un élément incontournable pour satisfaire les exigences environnementales, mais aussi pour répondre à l’amélioration de la santé physique et mentale des résidents, de la qualité du cadre de vie, du bien-être, du lien social et pour la valorisation du bâti et l’attractivité du territoire. Reste alors à définir d’abord et en premier lieu, quel type de nature est désirée, sous quelle forme elle doit être présente, pour répondre à quels besoins ou à quelles pratiques ? En deuxième lieu, il y a lieu d’étudier la position de ces îlots verts les uns par rapport aux autres, leur répartition dans le tissu urbain, et donc la question de l’isolement de ces îlots et de leurs connexions et interactions au sein d’une trame verte urbaine. Plusieurs travaux scientifiques récents ont montré l’importance pour la biodiversité urbaine de reconnecter les espaces de nature entre eux pour créer des trames multifonctionnelles répondant aux enjeux environnementaux et sociaux1 .

Nous nous attacherons dans ce travail à répondre aux questionnements suivants : Comment se répartissent les espaces à caractère naturel et culturel à Carthage ? Quel rôle jouent-ils dans le tissu urbain et à quelles pratiques sociales correspondent-ils ? Dans quelle mesure la commune de Carthage pourrait-elle prétendre quant à l’existence d’une trame verte urbaine ? Quelle place pour les espaces de nature dans la planification de la ville ? L’idée de la trame verte multifonctionnelle est-elle juste un concept théorique ou possède- t-elle une fonction urbanistique qui donne matière à projets ?

Dès lors, l’article s’articule comme suit : En premier lieu, il s’agit de revenir sur l’historique du concept de trame verte afin d’en définir les fondements et les enjeux, de voir la manière par laquelle il est passé du monde scientifique au monde opérationnel et d’étudier son écho en Tunisie. Dans un deuxième temps, nous entreprendrons un diagnostic pluriel pour analyser les Espaces à Caractère Naturel qui vont désigner l’ensemble des éléments urbains non bâtis (espaces naturels, parcs, jardins, végétation d’alignement, espaces agricoles, etc.). Nous étudierons leur ancrage dans l’histoire de Carthage, en dresserons une typologie, nous examinerons leur spatialisation ainsi que les pratiques sociales y référent et comment elles s’articulent avec les projets engagés dans la commune. Dans un troisième et dernier temps, nous développerons des arguments quant à l’existence potentielle des éléments pour une trame verte à Carthage et à sa possible concrétisation. Nous conclurons par la nécessaire cohabitation pacifiée de la nature et de la ville. Mais nous allons d’abord nous intéresser aux enjeux de la trame verte urbaine et à ses composantes.

1. La trame verte urbaine, une histoire héritée du paysagisme et de l’écologie du paysage

L’idée de maillage vert de l’espace, contenue dans l’expression « trame verte » est une idée commune à plusieurs disciplines : celles de l’aménagement du territoire, notamment de l’urbanisme et du paysagisme, celles de la recherche scientifique, principalement l’écologie du paysage mais aussi la géographie et plus récemment la sociologie et l’anthropologie2. Elle se déploie à l’échelle internationale et revêt selon les époques et les contextes culturels dans lesquels elle s’inscrit, plusieurs formulations. Il ressort de la lecture spécialisée que l’histoire de la trame verte est héritée du paysagisme. Elle est apparue d’abord aux Etats-Unis en termes d’aménagement paysager et de réflexion sur les parcs publics et les espaces verts, puis en France dans un contexte de planification urbaine et enfin depuis les années 1960 en écho à la montée des mouvements environ-nementalistes3.

1.1. Trame verte et aménagement urbain

L’histoire de la trame verte est directement rattachée au domaine de l’aménagement urbain et du paysagisme4. Elle remonte au XIXe siècle à l’époque où l’on planifiait les parcs publics dans une vision esthétique mais aussi hygiéniste de l’espace urbain et ce, à travers un réseau interconnecté de parcs linéaires et de réseaux verts. Ce concept apparut d’abord, aux Etats Unis avec Frederick Law Olmsted5 qui aurait créé le premier maillage vert via le Boston Park System renvoyant à la pratique de la promenade urbaine, le parkway, pensé comme un libre accès à la nature. Cette idée a été ensuite reprise et développée en France par le paysagiste français Jean Claude Nicolas Forestier (1861- 1930) qui affirma la nécessité de développer des « systèmes de parcs » en milieu urbain dans l’optique de créer des continuités vertes dans la ville par un réseau d’espaces verts aux qualités diversifiées. Ce système de parcs devait se constituer à partir d’espaces déjà présents dans le site allant des « grandes réserves et paysages protégés » aux « terrains de récréation » en passant par « les avenues promenades », les « parcs suburbains », « les grands parcs urbains », « les petits parcs », « les jardins de quartier » (Grandes villes et systèmes de parcs », 1908)6. La philosophie de Forestier était de concevoir ces espaces végétalisés en tant que continuités physiques permettant de ne pas interrompre la promenade, une manière d’appréhender les points d’intérêt du paysage urbain et d’en déceler les points de vue « pittoresques »7.

Cette notion polysémique du paysage tendit à disparaître avec l’avènement de l’urbanisme fonctionnel basé sur la planification, le zonage et la spécialisation des aires délimitées pour le travail, l’habitat, les loisirs, le transport. Les espaces végétalisés sont tout ce qui reste dans ces projets d’aménagement et le « vert » devient alors une couleur marquant une zone parmi d’autres et participe, de ce fait, au décor des plans urbains8. La ville s’est ainsi construite aux dépends des surfaces agricoles et des espaces dits naturels, les limites usuelles de la ville sont donc effacées par l’étalement urbain. Afin de freiner cette périurbanisation et de faire pénétrer la nature en milieu urbain, il y a eu le recours aux ceintures vertes autour des villes, ce qui revient à préserver ou à aménager un « anneau végétal » ou « couronne verte » constitués de territoires agricoles, boisés et naturels qui l’entourent. Cette introduction de la nature est néanmoins réduite à des dimensions paysagères morphologiquement identiques et dessinées. L’idée la trame verte développée par les prédécesseurs et prônant la continuité verte est alors abandonnée et ne donne plus matière à projet.

Les années 90 constituent un retour en force de la notion de la trame verte avec celle du développement durable, où elle est entendue comme une réponse au besoin de nature de la population, en réservant des espaces de loisir à proximité des habitations, tout en respectant les aspects écologiques du territoire, en liant les espaces de biodiversité potentielle (les forêts, les bocages, les cours et les plans d’eau..)9. La mise en place des trames vertes devient alors un moyen de traduire le développement durable du territoire, dès lors que le « discours vert » n’a cessé d’être le plus souvent confondu avec celui de la ville durable.

1.2. La trame verte de la science au monde opérationnel

L’historique de la trame verte démontre que la notion est largement présente dans le discours scientifique, notamment avec l’émergence de la discipline montante de l’écologie du paysage qui s’est emparée d’une question de société : celle de la protection de la nature en milieu urbain10. Son champ d’investigation concerne l’étude des causes et des conséquences de l’hétérogénéité de l’espace sur le système écologique et ce, à différentes échelles géographiques. L’appropriation de l’idée de continuité verte par l’écologie du paysage joue un rôle certain dans le regain d’intérêt pour ce paradigme à la fin de la décennie 199011. Les travaux des chercheurs ont essayé de poser une base conceptuelle afin d’envisager la manière dont les citadins et la nature peuvent cohabiter12. L’objectif est de limiter la fragmentation des habitats liée au développement humain et ce, par le développement d’un concept impliquant des éléments de base d’un territoire : des taches d’habitat ou noyaux de biodiversité, des corridors écologiques (éléments linéaires permettant la dispersion des espèces entre les taches) et une matrice (élément du paysage le plus étendu et le plus connecté, plus ou moins perméable aux mouvements des espèces).

Fig. 1. Représentation schématique d’une trame verte avec ses noyaux primaires, secondaires et ses corridors écologiques.
Source : Clergeau P. Blanc N., 2013, « Trames vertes urbaines De la recherche scientifique au projet urbain. », Editions Le Moniteur.

L’apparition de l’écologie dans le discours politique ou les politiques environnementales dans les années 1990, permit à la notion de trame urbaine dans son acception écologique, de s’affirmer avec la production de lois et de décisions politiques concernant les milieux naturels. La continuité redevient un moteur de projet dans les champs de l’aménagement du territoire et de la planification urbaine13, un projet applicable à toutes les échelles. A l’échelle du continent européen, une stratégie paneuropéenne visant à préserver les sites écologiques rares s’appuie sur le réseau Natura 2000. Le concept fut relayé en France en 1999 par la Loi sur l’Aménagement et le Développement Durable du Territoire (LOADDT) avec les schémas de services collectifs des espaces naturels et ruraux (SSCENR) à l’échelle nationale. Le terme « trame verte » entra cependant dans la législation française à partir de 2009 comme « un outil d’aménagement du territoire » à l’échelle régionale et intercommunale. Les objectifs de la trame verte à l’échelle européenne, nationale et régionale française sont bien d’ordre écologique14. La prise en compte de la trame verte à l’échelle locale, celle de l’agglomération ou de la commune, répond à d’autres attentes sociales comme les besoins récréatifs et économiques. Le projet de trame verte prend alors en considération les espaces agricoles et horticoles, les forêts, les sentiers de randonnée…

1.3. Une possible traduction de la notion en Tunisie

L’histoire de la trame verte a été étudié ci-dessus selon le contexte français à travers lequel il était facile de voir sa migration du paysagisme et de l’urbanisme, vers l’écologie, la géographie et la sociologie et puis vers le monde opérationnel à travers les shémas et les plans d’aménagement. Ce concept n’est pas propre à la France puisqu’i s’agit d’une notion qui s’est diffusée sur le plan mondial15 même si chaque région du monde s’est emparée de l’un des aspects de la trame verte plutôt que d’un autre.

Il serait dès lors intéressant de voir si ce concept international a connu un écho en Tunisie et s’il a sa place dans les documents de planification. Une étude préliminaire a permis de montrer que les documents d´urbanisme qui sont les seuls outils règlementaires selon lequel sont délimitées les zones à vocation d’espace vert, ne mentionnent jamais le terme de « trame verte », même s´il en ressort des orientations distinctes comme l’amélioration du cadre de vie, l’aménagement durable, la préservation des ressources naturelles, etc.16. Le « discours vert » est en effet, devenu un slogan récurrent dans le discours tenu par les pouvoirs publics, et ce, parallèlement à l’adoption des principes du « développement urbain durable » et de la « qualité de la vie » susmentionnés. Le Schéma Directeur du Grand Tunis (2010)17, propose ainsi, parmi ses perspectives pour la métropole de Tunis, l’une des orientations du discours électoral du Président de la République :
«
Une ville culturelle agréable où le patrimoine est préservé et où l’environnement est sain ce qui consolide le développement durable». Le discours développé dans le Schéma Directeur d’Aménagement du Grand Tunis, est orienté vers « le renforcement des potentialités environnementales », les « zones humides », les « sites agro-forestiers » qui sont à intégrer au sein de l’armature projetée des « zones vertes et de recréation ». Il préconise de créer « une coupure verte d’urbanisation » à travers les cours d’eau comme dans le cas de l’Oued Meliane. L’idée de la trame verte est ici sous-entendue par «une armature de jardins publics et de parcs » ou encore par un « schéma d’armature sous forme d’un Plan vert » sans qu’elle ne soit vraiment explicitée. Comme le souligne Zhioua I.18, l’idée de construire un schéma d’armature verte est avancée dans les documents stratégiques sans pour autant conceptualiser les modalités de cette connectivité entre les éléments constitutifs.

Le concept de trame verte est cependant esquissé d’une manière très explicite à travers le programme d’élaboration des plans verts19. Il s’agit de documents de référence et d’orientation qui traduisent la vision stratégique et globale de la composante verte d’une agglomération donnée. Ils sont le plus souvent élaborés à l’échelle d’une commune mais ne constituent pas des documents règlementaires et ne sont, de ce fait, pas opposables aux tiers. L’idée de la trame verte y revient néanmoins en force, elle est sous-entendue par « le maillage vert » et emprunte aussi bien au champ de l’écologie qu’à celui du paysagisme avec toujours cette même référence au développement durable. La trame verte ou maillage vert désignant ici une maille continue d’espaces verts traversant toute la commune urbaine. Les objectifs visés sont la préservation de la biodiversité ainsi que le renforcement et la régénération des fonctions des écosystèmes dans la ville. L’idée de « maillage », de « réseau », de « coulées vertes », est très commune dans ces plans. Les recommandations concernent la diversification des espaces verts, la conservation de la mosaïque paysagère urbaine d’une part mais aussi la conservation des réservoirs de biodiversité et du système écologique ainsi qu’une adaptation au changement climatique20.

2. Carthage : quatre arguments pour une trame verte

L’objectif principal de cet article est de vérifier l’existence des éléments pour une trame verte à Carthage à travers l’étude de la spatialisation des espaces paysagers que nous entendrons par Espaces à caractère naturel potentiellement mobilisables pour un projet de trame verte urbaine. Une analyse cartographique permettra d’identifier « les corridors » potentiels sur le territoire et de les hiérarchiser. Cette analyse bien que nécessaire n’est pas suffisante vu que ce territoire est inscrit dans un patrimoine et une histoire locale et qu’il est le lieu de pratiques diversifiées et de projets urbains et paysagers. Ce constat aboutit à une méthodologie de lecture pluridisciplinaire du territoire. Celle-ci comptera sur un diagnostic historique et paysager d’une part et s’intéressera aux pratiques sociales et aux projets en cours d’une autre part. Ce dernier volet permettra de rendre compte s’il y a une articulation possible avec la trame verte urbaine.

2.1. L’apport de l’histoire

De fondation phénicienne, Carthage est une ville historique souvent amalgamée au site archéologique étendu qui se situe sur une colline dominant le golfe de Tunis et la plaine environnante. Cette ville a connu un brassage culturel exceptionnel vu les différentes ères historiques qui s’y sont succédées à savoir la Carthage Punique (814-146 avant J.C.), la Carthage romaine, la Carthage Chrétienne, Carthage Vandale (439-534 après J.C.), la Carthage byzantine (534-698 après J.C.), la Carthage Arabo-musulmane et la Carthage moderne et contemporaine. Chacune de ces périodes historiques a laissé des monuments et des vestiges emblématiques. Les principales composantes connues du site de Carthage sont l’acropole de Byrsa, les ports puniques, le Tophet punique, les nécropoles, le théâtre, l’amphithéâtre, le cirque, le quartier des villas, les basiliques, les thermes d’Antonin, les citernes de La Malaga21. La résonance historique et littéraire de Carthage a toujours nourri l'imaginaire universel. Le site de Carthage est associé notamment à la patrie de la légendaire princesse tyrienne Elyssa-Didon, fondatrice de la ville ; à Hannibal, l'un des grands stratèges militaires les plus célèbres de l'histoire mais aussi à un agronome de grande renommée comme Magon22, le garant des richesses agricoles de Carthage comme le nomme l’historien Mohamed Hassine Fantar23 qui souligne par ailleurs que les carthaginois semblent avoir très tôt accordé à la terre et à l’exploitation du sol une très grande importance car les champs et les jardins émerveillaient les contemporains de la métropole et suscitaient la convoitise de Rome. Carthage, détruite puis reconstruite par les romains conserva cet aspect24.

Fig. 2. Reconstitution de Carthage à l’époque romaine, l’image d’une ville verte.
Source : www.jeanclaude golvin.com, 2001.

Si nous faisions un saut dans l’histoire, nous verrions que jusqu’au début du XXe siècle, la zone de Carthage arborait l’image d’une ville-jardin qui a conservé tous les éléments constitutifs de son paysage urbain pendant une longue période historique et avec la même qualité esthétique, culturelle et fonctionnelle comme le rapporte Beya Abidi dans son ouvrage : « Les palais beylicaux dans la Banlieue Nord de Tunis pendant la période Husseinite (1705 -1957)»25. Le paysage urbain était fortement marqué par les palais des hauts dignitaires de la ville de Tunis entourés des «Souanis» (vergers) et des «Montazeh» (parcs privés). Loin d’être de simples résidences, ils manifestaient une note symbolique quant à la force du souverain et à la richesse de sa cour. Le choix de leur emplacement, près des Ports puniques et des thermes romains ne devait pas être fortuit. Le développement urbain ne s’est enclenché à Carthage qu’en 1907 avec la construction de la ligne de transport Tunis-Goulette-Marsa (TGM), le train reliant le centre de Tunis à La Marsa où se trouvait le palais du Bey. C’est alors que des lotissements commençaient à y être construits sous l’initiative du pouvoir beylical et de celle privée, de certains princes, afin de doter la région d’un nouveau centre urbain pour des couches sociales aisées. Il y a alors eu l’apparition de nouvelles villas à Salammbô autour des ports puniques et sur les flancs de la colline de Byrsa. Des constructions qui ont fait régresser les parcs et les jardins des anciens palais26.

Fig. 3. Evolution de l’urbanisation à Carthage au lieu et place des zones vertes (1960 -2018).
Source : www.jeuneafrique.com, juillet 2018.

Il n’en demeure pas moins que le site archéologique de Carthage, certes, très épars, est classé comme un bien culturel inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO et ce depuis 1979. Les zones archéologiques couvrent aujourd’hui environ 70% du territoire Carthaginois. Le décret du 7 octobre 1985 a classé le site de Carthage-Sidi Bou Saïd comme parc national composé de trois zones – archéologique, historique et verte. Il a établi une zone non aedificandi et permis d’enrayer le processus d’urbanisation dans l’immédiat mais n’a pas permis des déclassements de terrains publics pour de futures opérations immobilières endommageant un large patrimoine enfoui27.Les terrains vagues, parsemés dans le site, sont certes, non valorisés, mais constituent aujourd’hui des espaces à caractère naturel dans lesquels se sont développées d’importantes formations végétales.

2.2. Carthage, un paysage urbain culturel et naturel

           2.2.1. Carthage, une situation dans un contexte plus global de trame verte

Etudier les paysages de Carthage revient à la considérer dans un contexte urbain plus large que ses limites géographiques. Cette ville littorale de la Banlieue Nord de Tunis, dispose d’un rivage de 3 km. Elle est étroitement attachée au village et à la forêt de Sidi Bou Saïd et à la baie de Gammarth dont les paysages caractéristiques se rattachent aux côtes Nord Est ainsi qu’à une forêt de 300 ha constituant une réserve naturelle et archéologique. Elle est reconnue comme étant le symbole national de 3.000 ans d’histoire, le résultat d’une stratification historique de valeurs et d’attributs culturels et naturels dont les signes sont largement visibles sur le territoire.

Fig. 4. Site archéologique et zones vertes adjacentes de Carthage.
Source : fr-academic.com, 2008.
Fig. 5. Vue aérienne sur le rivage de Carthage, un littoral marqué par une cohabitation de la nature et de l’urbanisation.
Source : www. observatoirevivreensemble.org, 2015.

           2.2.2. Les emblèmes paysagers

Dans une seconde étape, nous sommes partis à la recherche des motifs emblématiques constitutifs du paysage urbain de Carthage et pouvant être porteurs d’espaces boisés, jardinés ou cultivés.

La colline de Byrsa, point culminant de Carthage s’élevant à 57m. où se dresse l’Acropolium, ancienne cathédrale Saint-Louis dans son écrin de « verdure ». Elle constitue le cœur du site antique et à partir de l’esplanade du forum formant un belvédère, le site offre un point de vue exceptionnel embrassant la capitale, le golfe de Tunis et son lac et les montagnes du mont Boukornine.

Fig. 6. L’acropolium de Carthage surplombant la colline de Byrsa sur fond de Boukornine.
Source : La Tunisie d’Antan (groupe Fb)© Guechai L., 2021.
Fig. 7. Stratification culturelle : la mosquée Anas Ibn Malek et l’acropolium de Carthage.
Source : La Tunisie d’Antan (groupe Fb), © Dridi R. 2020.

La colline de l’Odéon : elle abrite le théâtre et les villas romaines, en contrebas, la muraille du temps de Theodose, le monument de la Rotonde et la basilique Damous El Karita. Le site est délimité par la voie du TGM. Il accueille également la Mosquée El Abidine, dont le fin minaret constitue désormais un repère majeur du paysage.

Fig. 8. Le Minaret de la mosquée de Carthage, repère majeur dans le paysage.
Source : www.flickr.com
Fig. 9. La mosquée vue de la basilique Damous El Karita.
Source : Carthage entre hier et aujourd’hui, séminaire de représentation, ENAU, 2017.

Les ports puniques : Ils constituent une entité archéologique aménagée dans une anse du rivage de Salammbô. Les deux bassins communicants des ports antiques avec l’îlot central de l’amirauté et les berges plantées de lauriers roses et de palmiers composent un haut lieu d’histoire et de culture et un très beau paysage naturel, certes menacé par la pollution et l’urbanisation.

Fig. 10. Vue sur la colline de Byrsa depuis les ports puniques.
Source : Zaher Kammoun,2015.
Fig. 11. Vue depuis le site antique de la colline de Byrsa sur les ports puniques, le golfe de Tunis et la montagne du Boukornine.Source : Zaher Kammoun,2015.

Les citernes de la Mâalga : elles sont situées au Nord-Ouest de la ville de Carthage. Au nombre de quinze, elles sont voûtées en berceau et accolées les unes aux autres sous la forme d’un U. Elles constituaient un imposant réservoir de l’eau acheminée par l’aqueduc de Zaghouan et le plus important ouvrage hydraulique de la Carthage antique28. La Maalga qui les accueille, constitue un vaste territoire archéologique couvert de petits bois et de quelques champs encore cultivés.

Fig. 12. La plaine de la Mâalga, la colline de Byrsa et la colline de l’Odéon formant le « cœur vert » de Carthage

           2.2.3. Une mosaïque d’espaces paysagers

La deuxième étape du diagnostic paysager a consisté en l’identification des espaces à caractère naturel qui peuvent être potentiellement mobilisables dans un projet de trame verte urbaine. Une analyse cartographique doublée de visites in situ ont permis de mettre en évidence une mosaïque d’espaces paysagers oscillant entre les espaces ouverts végétalisés et les espaces aménagés. Les Espaces à Caractère Naturel (ECN) vont désigner ici l’ensemble des éléments urbains non bâtis (espaces naturels, parcs, jardins, végétation d’alignement, espaces agricoles, etc.). D’un point de vue purement quantitatif, la commune de Carthage affiche un ratio de 26 m² d’espaces verts par habitant, ce qui est vraiment signifiant par rapport à une norme internationale de 10m².

           a. Les espaces aménagés

Le parc de Carthage

Le parc de Carthage ou le parc El Abidine du nom du président déchu, est l’un des plus importants espaces verts de la commune du point de vue de sa situation stratégique près du palais présidentiel au sein de la zone archéologique entre la colline de l'Odéon et la Mâalga. Il s’agit d’un parc classique du point de vue de sa composition paysagère. Il recouvre une superficie de 9ha et comprend un jardin andalou, un jardin des roses, des aires de jeux pour enfants, des terrains de sport, un parcours de santé et un café-restaurant. Il se compose pour l’essentiel de pelouses parsemées d’arbres de moyenne densité. La palette végétale y est constituée de bigaradiers, de cyprès, de diverses espèces de palmiers et d’eucalyptus. La multitude des activités possibles (jogging, pique-nique, jeux d’enfants, terrains dégagés pour les jeux de ballon et les activités de groupe, etc.) en font une destination des familles et des sportifs.

Le cimetière américain

Dans la continuité physique du parc de Carthage, se trouve le cimetière américain de Carthage, appelé le North Africa American Cemetry and Memorial, un cimetière militaire regroupant les tombes de 2841 soldats américains et inauguré en 1960. Il fut conçu par l’architecte paysagiste New-Yorkais Bryan Lynch, représenté par l’architecte local Jacques Marmey. Il arbore une forme rectangulaire et s’étend sur une superficie de 11 ha entourés par des bosquets d’arbres. Sa conception est très lisible, il comprend tout simplement neuf carrés séparés par de larges allées dont les croisements sont marqués par des bassins d’eau. Il s’agit d’un espace vert entretenu avec un grand soin et une maîtrise totale de la nature. Il est géré par la commission américaine des monuments de bataille. Il est ouvert au public mais du point de vue de sa vocation et de son tracé, les pratiques des visiteurs se rapportent à la promenade ou au repos.

Le parc de Salambo

Le parc de Salambo se trouve quant à lui dans la partie Nord-Est de la commune directement en bord de mer dans un quartier résidentiel de villas cossues à proximité des ports puniques. Il a été réalisé pratiquement à la même époque que le parc de Carthage, c’est-à-dire en 2005, sur une superficie de 2 Ha. Ses attractions sont limitées à une aire de jeux pour enfants, une place marquée par un bassin d’eau et à un café-restaurant dont les abords bénéficient d’un entretien plus soigné que le reste du parc qui est dégradé.

           b. Les espaces « forestiers » et les espaces cultivés

Carthage compte en plus des espaces verts aménagés, divers boisements implantés dès les années 1940. Ces boisements accompagnent souvent le site archéologique comme à Carthage Mohamed Ali dans le pourtour de l’amphithéâtre romain ou sur la colline de Byrsa entourant l’acropole Saint Louis, ou encore au pied de la colline dans la continuité de l’édifice à colonnes et dans la plaine d’El Mâalga. Un autre espace boisé assez significatif mérite d’être cité, il s’agit de celui surplombant la plage d’Amilcar, difficilement accessible à cause de sa situation jouxtant le palais présidentiel. Les essences forestières sont composées pour l’essentiel d’eucalyptus, de pins, d’acacias et de cyprès.

Fig. 13. Décor champêtre dans les terrains vagues de Carthage.
Fig. 14. Décor champêtre dans les terrains vagues de Carthage.

Les visites sur site ainsi que les photos aériennes permettent aujourd’hui d’entrevoir des parcelles de terrain cultivées, notamment dans la plaine de la Mâalga, entre les citernes romaines et le cimetière américain, ce qui donne à la zone un caractère champêtre déconcertant dans la ville puisqu’ils apparaissent comme des « fragments » de la campagne en ville.

           c. Les accompagnements de routes et de voies

Ce qui est remarquable à Carthage, c’est bien le nombre de rues et de voies pourvues d’alignements végétaux, ce qui contribue considérablement à la qualité du paysage urbain et qui constituent des coulées vertes de la trame verte potentielle. Il s’agit également du recours à des espèces végétales variées marquant une identité et des repères urbains spécifiques pour chacun des axes routiers. Cela est vrai aussi bien pour les axes structurants, comme les routes de Carthage et de Roosevelt ,ou les avenues principales de Habib Bourguiba, du 7 novembre, la république, l’avenue du commandant Béjoui, Hedi Chaker et l’avenue du 20 Mars 1934 ou encore les rues comme la rue de l’amphithéâtre ou la rue Mohammed Ali.

Fig. 15. Coulées vertes à Carthage.

2.3. Pratiques urbaines à Carthage

Les espaces à caractère Naturel identifiés à Carthage sont des lieux plus ou moins fréquentés et supports d’usages diversifiés comme la promenade, le jeu, les raccourcis… Afin d’identifier ces pratiques sociales et d’en développer une connaissance, une approche de terrain a été développée à savoir : l’observation qui est une technique empruntée à la sociologie et à la psychologie sociale. Dans le cadre de cette recherche, c’est une observation non participante (séparation totale entre le sujet et l’observateur) et directe (observation du phénomène dans le lieu et l’instant où il se produit). Notre réflexion s’est nourrie de plusieurs sessions d’observations et de déplacements sur site afin de repérer la composition des usagers (seuls ou en groupe), les équipements qu’ils avaient (ballons, tables de pique-nique, etc.) et les activités qu’ils pratiquaient. Au niveau de la temporalité, le choix a été fait de mener des observations variables dans le temps, mais fréquentes. Ce choix se justifie par la volonté d'identifier les variations selon les moments de la journée et de la semaine 29. Au niveau de la modalité, elles se sont faites en voiture, et à pied, seule ou au sein de groupes de marche30.

Cette approche a permis d’identifier des pratiques sociales diverses faisant référence à des usages sédentaires et à des usages itinérants.

           2.3.1. Usages sédentaires

Ils correspondent à des activités sportives, de surveillance des enfants dans les aires de jeux, à l’organisation de pique-niques ou simplement au repos et à l’observation de panoramas. Ceux-ci ont été observés surtout dans les espaces verts aménagés comme dans le parc de Carthage doté d’une aire de jeux pour enfants, d’un espace dédié à la pétanque et de larges pelouses largement appropriées par les usagers. Nous avons également repéré des pique-niques organisés dans les terrains vagues situés à la Maalga, un environnement végétalisé au décor champêtre. Ceci démontre un besoin de rupture avec la ville et un contact avec la nature avec un nouveau rapport aux plantes adventices qui ne sont plus perçues comme sauvages. Un autre phénomène a été aussi repéré : il s’agit des séances photos, notamment de mariage, qui prennent pour toile de fond les éléments emblématiques de Carthage dans leur écrin de verdure comme à la colline de l’Odéon près de la cathédrale de Damous El Karita et de la mosquée Anass Ibn Malek.

           2.3.2. Les usages itinérants

Ce sont les pratiques les plus observées à Carthage. L’observation a permis de repérer des circuits récurrents de déambulation, les usagers ayant tendance à former des itinéraires à partir d’espaces individualisés. Ces espaces combinent les Espaces à Caractère Naturel déjà identifiés et les emblèmes paysagers en relation avec le patrimoine archéologique. Ces flux ne changent presque pas, sauf en termes de vitesse de parcours ou encore de sens de rotation des itinéraires de promenade.

En effet, ce parcours itinérant définit une boucle partant des abords du parc de Carthage (parking), passant par le théâtre de Carthage, la colline de Byrsa puis les ports puniques rejoignant le parc de Salammbô pour revenir vers les plaines de la Mâalga et la colline de l’Odéon (Mosquée Anas Ibn Malek). Ces itinéraires mettent en valeur deux axes majeurs dans lesquels les flux sont continus : il s’agit du Boulevard de l’environnement situé entre la mosquée et le parc de Carthage et de la rue Roosevelt limitant les plaines de la Mâalga et le cimetière américain. Ils sont aussi le siège de mobilités douces en isolé ou en groupes31. A Carthage, commencent à se développer de nouvelles manières de se déplacer et de découvrir les paysages à l’initiative de société privées. Cette tendance n’est pas isolée et risque de faire institution puisque la commune de Carthage a élaboré en partenariat avec la Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ), un Schéma directeur d'itinéraires cyclables et piétons et d’un plan de la signalétique32.

Fig.16., Fig.17. et Fig18. Pratiques itinérantes à Carthage 2021.

2 .4. Projets engagés

Le décret de 1985 a constitué un outil règlementaire permettant de protéger le site archéologique de Carthage statué en tant que zone non aedificandi. Au début des années 1990, les autorités tunisiennes ont voulu substituer cette démarche réglementaire de protection du site par un projet de parc archéologique et naturel, dans le but d’améliorer le cadre et l’attractivité du site et de ses environs et de promouvoir le tourisme culturel. Hind Khedhira33 souligne qu’il y a eu deux plans successifs de mise en valeur, élaborés avec le concours de deux institutions internationales – l’UNESCO puis la Banque Mondiale. Les deux ont échoué soit à cause de conflits d’intérêts, soit de contraintes budgétaires.

           2.4.1. Le Plan de Protection et de Mise en Valeur de 1995

L’objectif de ce plan est de relancer un programme de fouilles archéologiques, et de réhabiliter quinze sites du parc archéologique. Plusieurs projets d'aménagement sont prévus : promenade entre les sites ; diversification du parcours dans le village de Sidi Bou Saïd ; installation de points de vue et de tables d'observation, d'un système d'information ; montage audiovisuel retraçant l'histoire de la Carthage antique ; aménagement d'un point d'accueil, centralisant billetterie, librairie, et information sur l'ensemble du patrimoine tunisien. Plusieurs parcs thématiques sont prévus : sports et loisirs (Yasmina), parc d'attraction (La Marsa), et parc champêtre (La Mâalga), avec l'objectif de satisfaire la diversité des publics ayant accès au site : touristes et Tunisois attirés par les activités balnéaires, familles aisées et enfin familles modestes n'ayant pas forcément accès à des équipements sportifs et de loisirs par ailleurs. Un plan de protection et de mise en valeur est aujourd’hui en cours de révision mais sa mise en exécution a été retardée parce que l’Etat n’a pas encore statué sur le sort de certaines zones déclassées.

Les experts de l’UNESCO préconisent le développement d’activités socioculturelles, notamment adressées à la jeunesse. Plusieurs études préconisent l’aménagement du site comme un parc urbain profitant aux citoyens de la métropole dans le but d’améliorer leur cadre de vie.

           2.4.2. Le projet de valorisation du patrimoine culturel de Carthage

Ce projet a été initié par la Banque Mondiale pour la valorisation du patrimoine culturel de la Tunisie. Il concerne l’ensemble du territoire tunisien à travers six projets pilotes et il préconise pour Carthage, un travail de paysagisme, et la création de « chemins entre les sites », mais aussi une uniformisation visuelle des équipements et l’installation de publicités cohérentes dans les stations et dans les sites. Enfin, une « Navette Héritages de Carthage » est proposée, devant remplacer à terme les cars des Tour Operators afin de diminuer la congestion dans la ville. La valorisation de deux pôles d’intérêt majeur est préconisée avec la rénovation du Musée de Carthage d’une part, et la création d’un auditorium à la Mâalga d’autre part.

3. Du concept de la trame verte au projet de territoire

texteNous nous sommes arrêtés dans ce travail à 4 diagnostics en nous intéressant à l’histoire, au paysage, aux pratiques sociales et aux projets urbains qui, une fois croisés permettent de statuer quant à l’existence d’une trame verte urbaine dans la commune de Carthage. Celle-ci désigne, rappelons-le, un réseau « d’espaces ouverts », non construits, plus ou moins connectés, développant l’idée d’une continuité verte qui peut être assurée soit au moyen d’une voie naturelle comme un front de rivière ou une route pittoresque pour piétons ou pour vélos, soit en tant qu’espaces libres liant parcs, réserves naturelles, éléments culturels, ou sites historiques les uns avec les autres34 . Ceci peut être vérifiable à Carthage :

D’abord, du point de vue de son histoire, Carthage dispose d’un héritage culturel qui témoigne de plus de deux milles ans d’histoire. Il s’agit d’un haut lieu de l’histoire de la Méditerranée et du monde qui constitue un potentiel important pour le tourisme alternatif. Le site de Carthage est un bien culturel inscrit sur la liste du patrimoine mondial depuis 1979, il comprend des vestiges de la présence punique, romaine, vandale, paléochrétienne et arabe. Les principales composantes connues du site sont l’acropole de Byrsa, les ports puniques, le théâtre, l’amphithéâtre, le cirque, les thermes d’Antonin et les citernes de la Mâalga. Elles se trouvent dans des sites individualisés et « l’expérience Carthage » forme un itinéraire de découverte. L’ensemble des monuments sont situés dans un rayon de 1,5 km et le site touristique est visitable à pied ou à vélo dans un environnement agréable avec vues panoramiques sur la mer et sur les vestiges archéologiques. Ce qui constitue en soi un filet de la trame verte urbaine de Carthage. L’intégrité du site archéologique de Carthage a certes, été partiellement altérée par une urbanisation incontrôlée durant la première moitié du XXe siècle mais son classement qui l’a déclaré en zone non aedificandi, a permis de contenir de fortes pressions d’urbanisation mais surtout de réserver des zones plus ou moins protégées et largement végétalisées et qui font d’eux des éléments incontournables de la trame verte.

Ensuite, Carthage bénéficie d’un fort potentiel en matière d’espaces verts aménagés et autres espaces à caractère naturels, en plus de ceux situés dans les zones archéologiques. Elle dispose de deux parcs de 9 et de 2 hectares, de zones à aspect forestier et de terrains cultivés où persiste une agriculture urbaine. Sans compter la multitude d’espaces verts de petite taille qui accompagnent les voies et qui peuvent constituer un potentiel pouvant renforcer l’infrastructure verte de Carthage. Ces espaces sont reliés entre eux par des voies, des cheminements arborés offrant plusieurs panoramas. Ce réseau va constituer les corridors reliant les matrices paysagères de la trame verte urbaine de Carthage.

Fig. 19. Spatialisation des espaces à caractère naturel à Carthage, matrices et corridors verts.

L’étude des pratiques sociales a démontré par la suite, l’existence de pratiques sédentaires au sein des espaces à caractère naturel et d’autres, itinérantes, dédiées à la promenade, à la pratique d’activités sportives ou encore au développement des mobilités. En effet, le territoire de Carthage s’y prête avec sa topographie aux faibles reliefs (le point culminant est à 53 m dans la colline de Byrsa). Il existe à Carthage, un réseau de chemins et de sentiers piétons denses, offrant de beaux panoramas, et permettant de relier les vestiges entre eux sans passer par la route avec un fort potentiel de développement de ces pratiques afin d’améliorer « l’expérience de Carthage ».

Enfin, la commune est régie par les particularités du Plan de Protection et de Mise en Valeur (PPMV) qu’il est obligatoire de prendre en compte dans toutes propositions d’aménagements. Tout projet programmé sur le territoire devrait donc se faire en concordance avec lui. Or, les prérogatives du PPMV ne contredisent pas celles de la trame verte puisqu’il plébiscite l’aménagement d’une promenade entre les sites et une diversification du parcours même s’il s’inscrit dans une échelle géographique plus large, celle des communes voisines de Sidi Bou Saïd et de la Marsa. Ce plan aujourd’hui est en cours d’élaboration et n’a pas été entériné par les autorités responsables, c’est pourquoi sa concrétisation sera un atout majeur qui fera de Carthage l’une des rares communes de Tunis qui sera en mesure de faire face à la pression urbaine et aux contraintes environnementales et pourra offrir à ses habitants et à ses visiteurs, un meilleur cadre de vie, entre nature et culture.

La mise en place d’une trame verte à Carthage permettra justement de réconcilier le bien du patrimoine mondial avec son environnement urbain et naturel, elle permettra la mise en place de mesures visant la protection et la mise en valeur des paysages d’intérêt du territoire, d’enrichir le contenu de son plan d’aménagement et de donner à la commune de Carthage, un outil facilitant la prise de décision dans l’analyse de certains projets sur son territoire.

Un projet de trame verte pourra être concrétisé à travers l’élaboration d’un plan vert qui permettra de mobiliser les savoirs paysagers afin de définir une stratégie globale d’aménagement urbain, d’intégrer la composante verte de la commune, de préserver ses paysages dans le cadre d’un projet urbain cohérent et de qualité. L’enjeu sera de traduire ce qui peut apparaître théorique ou normatif comme les trames vertes en espaces publics ou privés : parcs, jardins, promenades, rues, etc. Les espaces végétalisés et les espaces de nature sont le support de la biodiversité animale et végétale, ils contribuent à la qualité du cadre de vie des habitants, à leur santé et leur bien-être, constituent un atout touristique, voire économique et font partie de l’identité d’un territoire au même titre que le patrimoine architectural35. D’où la nécessité de les étudier dans le cadre d’un plan vert. Celui-ci n’est pas aujourd’hui un document règlementaire, il s’agit encore d’un outil innovant en matière de planification spatiale, il pourrait le devenir mais en attendant, une harmonisation avec les autres outils de la planification urbaine est impérative pour favoriser sa mise en œuvre.

Conclusion

Le développement urbain durable est aujourd’hui au cœur des préoccupations dans les concepts de la fabrique de la ville. Il a été la plupart du temps associé au verdissement ou au fleurissement des espaces publics : qu’il s’agisse de squares ou d’avenues plantées, des parcs urbains ou des abords de voies rapides. Cette approche est totalement dépassée, le vocabulaire de l’aménagement végétal ne peut plus se limiter à des fonctions décoratives, ou à des formes résiduelles dans les villes, une approche de la ville par l’urbanisme végétal et paysager mérite d’être mise en place pour donner corps aux défis écologiques urbains.

Un urbanisme paysager déjà prôné par le paysagiste Frédérick Law Olmsted connu aux Etats-Unis pour ses parkways et park system, ou un peu plus tard par Jean Claude Nicolas Forestier, alors conservateur des promenades et plantations de la ville de Paris. La condition même d’un développement urbain durable vient de la réconciliation entre la nature et la ville. Les « solutions vertes», sorte de dispositifs basés sur l’utilisation de la végétation ou le patrimoine arboré est une composante active de la ville offrant de nombreux bénéfices et services écosystémiques pouvant contrer les effets du changement climatique : confort thermique au sein de la ville, participation à la gestion de l’eau, dépollution de l’air et des sols, atténuation des bruits, bienfaits sur le psychisme des citadins, etc.36. Face à ces réalités, nous nous devons de prendre conscience de cet allié et de valoriser au mieux la place de la nature à nos côtés pour envisager un développement durable de la ville et de nos vies. Pour ce faire, nous avons besoin d’un outil rassemblant l’ensemble des acteurs du territoire dont les métiers, les actions ou la sensibilité sont en interface avec la nature. La déclinaison d’une politique des espaces verts sous la forme d’un plan vert suppose que les communes urbaines disposent d’un projet d’ensemble de ville durable. Ceci devra se faire nécessairement avec la mise en place d’une gouvernance locale et dans laquelle les habitants auront leur place sans quoi toute démarche sera prise pour lettre morte.

Notes

1 Plante &Cité, 2014.
2 Monique Toublanc and Sophie Bonin, 2012.
3 Clergeau P. Blanc N., 2013.
4 Arrif T., Blanc N., Clergeau P., 2011.
5 Architecte paysagiste américain.
6 Cormier L., Carcaud N., 2009.
7 Le Dantec J.P., 1996 p. 368.
8 Blanc N., 2012.
9 Cormier L., Carcaud N., 2009.
10 Clergeau P., 2007.
11 Toublanc M., Bonin S., 2012.
12 L’ouvrage de Forman et Gordan, 1986.
13 Toublanc M., Bonin S., 2012.
14 CORMIER L., CARCAUD N., 2009.
15 Comme en témoigne l’ouvrage de Fabos et Ahern, 1995.
16 Saidane I. FEKIH S., 2015.
17 URBACONSULT-URAM-BRAMMAH, 2003.
18 ZHIOUA I., 2022.
19 Programme lancé par la direction Générale de l’Environnement& de la Qualité de Vie du Ministère de l’Environnement en 2018, elle vise l’élaboration des Plans Verts de quatre communes pilotes avant de la généraliser sur l’ensemble des communes tunisiennes.
20 GEREP-Environnement, 2018.
21 https://whc.unesco.org.
22 Magon était un agronome carthaginois du IV siècle avant. J.-C. auteur d’une encyclopédie agronomique en 28 livres qu’il rédigea en langue punique. C’était l’œuvre la plus importante sur l’agriculture de toute l’Antiquité méditerranéenne
23 Fantar M. H., 1993.
24 Ennabli A., 2009.
25 Abidi Beya, 2013.
26 Abidi Beya, 2011.
27 Khedira H., Molho J., 2010.
28 Baklouti Habib, 2019.
29 Observations réalisées régulièrement de janvier à septembre 2021.
30 Plusieurs associations sportives dédiées à la marche sont actives sur le territoire de Carthage.
31 A l’exemple du Lemon tour, une jeune start-up fondée en 2018, offrant la possibilité de découvrir Carthage, ses vestiges archéologiques et ses panoramas à vélo selon divers circuits préétablis.
32 Le projet est intitulé « TOUNES WIJHATOUNA » Promotion du tourisme durable, GIZ, Ministère du tourisme, Commune de Carthage.
33 Khedira H., Jérémie Molho, 2010.
34 Do Carmo Giodano L., Setti Riedel P., 2008.
35 Larramendy S., 2020.
36 Fompeyrine N., Thiollier R., 2020.

Bibliographie

Liste des abréviations

GIZ : Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit.

LOADDT : Loi sur l’Aménagement et le Développement Durable du Territoire.

SDAGT : Schéma directeur du Grand Tunis.

SSCENR : Schémas de Services Collectifs des Espaces Naturels et Ruraux.

PPMV : Plan de Protection et de Mise en Valeur.

TGM : Tunis Goulette Marsa.

UNESCO : Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture.

Bibliographie

Abdelkafi Jalel, 2005, Atlas des paysages de la Tunisie, Ministère de l’Equipement de l’Habitat et de l’Aménagement du Territoire Direction Générale de l’Aménagement du Territoire.

Abidi Beya, 2013, Les palais beylicaux dans la banlieue Nord de Tunis pendant la période Husseinite (1705 – 1957), Centre de Publications Universitaires, Tunis.

Abidi Beya, 2011, L’évolution de l’habitation beylicale : une nouvelle dynamique urbaine dans la Banlieue Nord de la ville de Tunis, in Ammar L. (sous-dir.),Formes urbaines e architecturales au Maghreb aux XIXe- XXe siècle,Centre de Publication Universitaire.

Arrif T., Blanc N., Clergeau P., 2011, « Trame verte urbaine, un rapport Nature-Urbain entre géographie et écologie », Cybergéo, http://cybergeo.revues.org/24862

Baklouti Habib, 2019. Recherches archéologiques récentes sur un ensemble hydraulique antique monumental dans la zone de La Malga à Carthage. Plan d’ensemble et architecture, CaSteR 4, DOI :IO.13125/caster/ 3854, http://ojs.unica.it/index.php/caster

Blanc Nathalie, 2012, Nouvelles esthétiques urbaines, Editions Armand Colin, Paris.

Clergeau Philippe, 2007, Une écologie du paysage urbain. Apogée Ed., 140 p.

Clergeau P. Blanc N., 2013, Trames vertes urbaines, De la recherche scientifique au projet urbain , Editions Le Moniteur.

Cormier L., Carcaud N.,2009, Les trames vertes : discours et/matérialité, quelles réalités ? http:/www.projetsdepaysage.fr/fr/fr/les_trames_vertes_discours_et_ou_matérialité_quelles_réalités_

Do Carmo Giodano L., Setti Riedel P., 2008, « Multi-criteria spatial decision analysis for demarcation of greenway : A case study of the city of Rio Claro, Sao Paulo, Brazil », Landscape and Urban Planning, 83 :301-311.

Ennabli Abdelmajid,2009, Carthage : un site d’intérêt culturel et naturel, éd. Contraste, Tunis.

Fantar M’hamed Hassine, 1993, Carthage : l’histoire d’une civilisation, Editions Alif.

Fompeyrine N., Thiollier R., 2020, La recherche des cobénéfices dans les projets urbains : pierre angulaire d’une démarche de résilience, dans Adaptation au changement climatique et projet urbain sous dir. Marry S., Editions Parenthèses/ ADME, Marseille ;

Khedira Hind, Molho Jeremy, 2010, Carthage, la place du site archéologique dans le Grand Tunis, Rapport de mission de l'ONG Urbanistes du Monde, 24 pages.

GEREP-Environnement, 2018, Etude de l’élaboration des plans verts urbains en Tunisie, Phase II : Elaboration des projets de plans verts pour quatre communes pilotes, Projet de Plan vert de la Commune de Zaghouan.

Larramendy S., 2020, La conception écologique des espaces publics paysagers, dans Urbanisme et biodiversité. Vers un paysage vivant structurant le projet urbain. Ouvrage collectif sous dir. Clergeau Philippe, Editions Apogée.

Le Dantec J.P.,1996, Jardins et paysages : textes critiques de l’antiquité à nos jours, Paris, Larousse.

Saidane I. FEKIH S., 2015, La trame verte en Tunisie entre réalités et perspectives, Alternatives éco-paysagères dans les régions méditerranéennes, ouvrage inter universitaire transdisciplinaire à comité de lecture international, Responsable Rejeb H et Al, Imprimerie Officielle de Tunisie.

Toublanc Monique and Bonin Sophie, 2012, « Planifier les trames vertes dans les aires urbaines : une alliance à trouver entre paysagisme et écologie », Développement durable et territoires [Online], Vol. 3, n° 2 | Juillet 2012.

Plante &Cité, Ingénierie de la nature en ville, 2014, Les bienfaits du végétal en ville, Etudes des travaux scientifiques et méthodes d’analyse.

TOUNES WIJHATOUNA, 2003, URBACONSULT-URAM-BRAMMAH, Etude du Schéma Directeur d’Aménagement du Grand Tunis, Rapport Final de la 3ème Phase.
https://whc.unesco.org

Zhioua I., 2022, Ville, nature et paysage : vers un renouvellement des planifications territoriales dans le Grand Tunis, Thèse de doctorat en sciences de la société mention urbanisme et aménagement, Université de Genève, Faculté des Sciences de la société.

Auteur

nom de l'auteur

biographie

Retour en haut