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A propos Al-Sabil

13 | 2022

Dossier Spécial :
Ville-nature, nature en ville
Préface

Ferjani Saloua

Pour citer cet article

Ferjani Saloua, « Préface du dossier Spécial : Ville-nature, nature en ville », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°13, Année 2022.

URL : https://al-sabil.tn/?p=14660

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Depuis quelques années, et compte tenu de la préoccupation croissante générée par le réchauffement climatique, les pays du monde entier ont engagé la mise en œuvre de dispositifs de préservation des paysages naturels et de végétalisation des villes. Le sujet de la nature en ville est ainsi au cœur de la réflexion pour la ville de demain : une ville verte, durable et résiliente. La nature en ville, sous toutes ses formes (faune, flore, eau, air, sol, trame verte, trame bleue) s’avère indispensable pour adapter nos villes au changement climatique. Par ailleurs, elle procure de multiples avantages d’ordre environnemental et de santé publique : elle apaise, réjouit, régénère, procurant un bien-être certain aux habitants. Et elle se révèle de nos jours un enjeu planétaire crucial.

Du point de vue hygiénique, de nombreux chercheurs pensent aujourd’hui que la destruction de la biodiversité par l’Homme crée les conditions d’apparition de nouveaux virus et de nouvelles maladies telles que le Covid-191. Une nouvelle discipline, la santé planétaire, est en train d’émerger, qui se concentre sur les liens de plus en plus visibles entre le bien-être des humains, celui des autres êtres vivants et des écosystèmes entiers2. Les végétaux (arbres d’alignement, haies, toitures végétalisées, murs verts, parcs et jardins…) concourent à cette question d’hygiène car la plantation en ville reste l’outil permettant d'obtenir durablement, à l'avenir, un air urbain de qualité. Tous les observateurs ont constaté que les citoyens qui ont le mieux supporté le confinement, en ayant une vie épanouie, étaient ceux qui résidaient à proximité des parcs et des parcours ou ceux qui habitaient dans un environnement serein, apaisant et thérapeutique entre ville et nature.

Sur le plan psychologique, il a été prouvé, pendant les deux confinements, le rôle apaisant de la nature, avec son air pur, permettant d’atténuer les effets d’une atmosphère anxiogène. Car la nature semblerait absorber les énergies négatives et les transformer, apaisant le cœur et l’esprit, le corps et les souffrances. Les espaces verts appropriés contribuent également à l’amélioration de la qualité de l’air en agissant comme des filtres naturels.

La nature en ville représente également un fort enjeu social dans la mesure où elle renouvelle la qualité des espaces publics en favorisant la rencontre, les diverses pratiques de loisirs, en offrant de nouvelles sociabilités urbaines (relaxation, promenades, jeux, assises, sport, contemplation, etc.). Elle permet aux habitants de retrouver le plaisir de vivre en ville en favorisant le bien-être dans l’espace urbain et en favorisant le « vivre ensemble » au sens du partage et de l’entraide.

Au-delà des besoins matériels, les espaces verts répondent aux aspirations conscientes ou inconscientes, les plus profondes de la population. Ils s’inscrivent dans la confluence de la symbolique, de l’imaginaire et de la sensibilité esthétique, comme en témoigne « l’art des jardins » faisant des espaces verts la contrepartie idéalisée des conditions de vie en milieu urbain3. Dans l’histoire des villes et de l’humanité, la nature a toujours été davantage un atout qu’une contrainte. Ainsi, les témoignages picturaux les plus anciens sur l’art des jardins nous viennent des Égyptiens qui cultivaient des jardins à la fois d’agrément et utilitaires servant à produire du vin, des fruits, des légumes et du papyrus. Par la suite, dans les premiers royaumes d’Assyrie, les rois de Mésopotamie entretiendront des jardins royaux et des vergers dans la cité, comme une tentative de recréer « le Paradis ». Les Grecs quant à eux montraient assez peu d’intérêt pour l’aménagement des jardins car ils avaient tendance à dominer la nature et non à l’imiter et leurs espaces verts avaient un caractère religieux ou utilitaire. A l’inverse, il semblerait que les Romains aient eu une réelle passion pour les jardins, déclinés en deux types: de vastes jardins à la campagne d'une part et des jardins urbains aux dimensions nécessairement réduites d'autre part. Les jardins romains étaient également des lieux privilégiés de pratique religieuse4.

Au Moyen-âge, ordonné selon les besoins de l’homme, le jardin est à la fois un lieu d’abondance et un témoignage de civilisation. Proches des espaces d’habitation, ils joignaient l’utile à l’agréable. C’est en Europe et au XVIIe siècle que les plantes, parcs et jardins, envahissent l’espace urbain témoignant de l’imprégnation constante de la ville par les végétaux. Cette présence du végétal dans la ville a ainsi fluctué au cours des siècles. La nature en ville a sans cesse été soutenue par les « naturalistes », terme qui renvoie aussi bien aux particuliers, aux professionnels qu’aux pouvoirs publics. Mais étendre ou maintenir la présence végétale en ville impose de relever de multiples défis (fonciers, financiers, esthétiques, biologiques, etc.) qui ont pu varier au cours des siècles.

En Europe, à l’époque moderne, l'entrée de la nature en ville est fortement liée à l’ère industrielle avec l’apparition de la machine dans le paysage de la vie quotidienne. Puis pendant le second Empire, les jardins royaux à usage privatif se transforment en Bois, Parcs et jardins publics ouverts au public (Bois de Boulogne et Bois de Vincennes, Parcs Monceau et Montsouris, les jardins du Champ-de-Mars, les Buttes-Chaumont, les grands cimetières à Paris, etc.). Ces aménagements passent l’épreuve du temps et changent le visage du Paris post-industriel. Mais les Grands Boulevards et les aménagements de l’urbanisme haussmannien ne font pas toute l’histoire des jardins de l’époque car en 1898, l’urbaniste britannique Ebenezer Howard innove avec le concept de « Cité-jardin » insérant les jardins pour la première fois dans l’habitat ouvrier. Autre manière de penser la qualité de vie en ville en opposition à la ville industrielle polluée au développement incontrôlé et à la campagne.

Au XXe siècle, apparait la notion « d’espace vert » qui désigne tout espace d'agrément aménagé et végétalisé. Les espaces verts peuvent prendre des formes différentes et occupent des superficies et des emplacements variables selon les besoins auxquels ils répondent, leur aire d’influence et la diversité du milieu urbain avoisinant. On distingue ainsi les jardins privés et les jardins d’immeubles, les squares et les jardins publics, les parcs et les promenades ou les forêts promenades, les terrains de campagne ou les parcs d’attraction en zone périurbaine.

Ce numéro spécial propose une réflexion pluridisciplinaire sur les aspects, les rôles et les usages de la nature en ville. Paradoxalement, ces instruments d’urbanité, de sociabilité et d’affirmation sociale constituent les enjeux des différents acteurs, qui sont tout aussi bien des particuliers, des professionnels que les pouvoirs publics. Mais étendre ou maintenir la présence végétale en ville impose de relever de multiples défis d’ordre fonciers, financiers, esthétiques, ou biologiques qui ont pu varier au cours des siècles. Nous pouvons également faire usage du végétal pour le bien-être et le bien-vivre, pour accompagner les plaisirs, exercer les corps ou cultiver les esprits. Plus prosaïquement, la ville est aussi, tout au long de ces quatre siècles, un lieu de production et de consommation importante de végétal. Ce tableau général, inédit, permet ainsi de voir la ville autrement et d’offrir des pistes de réflexion sur la place de la nature en milieu urbain aujourd’hui.

La nature dans la Médina a toujours eu une présence discrète, rarement abordée par les historiens de la ville. C’est ce que tente de mettre en exergue Imen Zhioua dans son article : « La place et la signification du végétal dans la Médina de Tunis : une dimension cachée». L’auteur entreprend de démontrer que le végétal a accompagné le développement de la Médina à travers le temps en prenant à chaque fois une place et une signification différente. Presque invisible, le végétal cédait sa place au bâti au fur et à mesure de la densification de la ville tout au long de l’histoire. Zhioua montre qu’aujourd’hui, en revanche, le végétal revient dans l’espace public grâce aux opérations menées par l’Association de Sauvegarde de la Médina et regagne la sphère privée pour reprendre la place du bâti, faisant ainsi entrer la Médina dans une nouvelle phase de son rapport au végétal. La nature reprend donc ses droits dans les interstices de la vieille ville, offrant de multiples « services écosystémiques » à ses habitants.

Des jardins historiques existent en ville, répondant à des compositions à la fois architecturales et végétales. Certains ont gardé leur configuration d’origine, d’autres ont subi des transformations, mais tous représentent une vision singulière de la société par les princes, rois ou les religieux de l’époque. Dans l’article intitulé : « Les jardins des palais de Tunis durant le règne husseinite : Étude du cas de reconversion en parc public du jardin de Ksar Essaâda », Sondes Zaier présente l’histoire des jardins durant le règne husseinite (1705- 1957), mettant en exergue leurs principaux traits et leur importance dans la vie des beys. A travers l’étude détaillée du jardin de Ksar Essaâda à La Marsa, elle montre combien ces jardins constituent aujourd’hui des lieux de mémoire collective. A la fin de son article, l’auteur s’interroge sur les différents aménagements de ce palais : une manière de renouer avec la sauvegarde d’un patrimoine retraçant la mémoire, ou une belle initiative permettant à la population de la Marsa de disposer, au sein de la ville, d’un espace de loisirs qu’elle a longtemps appelé de ses vœux ?

Contrairement au désert, aride et inhabité, l’oasis au pays du Jérid apparait, à travers les sources médiévales et modernes, telle une île verdoyante peuplée de palmiers et alimentée de sources d’eau. Dhaker Sila, dans son étude : « Des jardins au bord du désert : Aspects du paysage oasien au Jérid durant le Moyen-âge et l’époque moderne », montre comment, par ses différents produits agricoles, la « ghaba » ou forêt constituait la principale source économique des habitants du Jérid, tout en assumant la fonction d’espace de loisir, de détente et de divertissement. L’auteur met en lumière l’importance de cette forêt et la diversité de ses rôles, garants de la continuité du peuplement et de l’enracinement dans les centres limitrophes, aux portes du désert.

L’étude de Samia Ammar : « La cité-jardin à Tunis : une nouvelle forme urbaine dans les environs immédiats de la ville » focalise sur un nouveau modèle de production de la ville qui questionne aussi bien l’urbanisme que la nature et qui représente un projet fondateur de toute une série d’expériences concrètes dans le monde. Elle restitue les particularités urbaines et architecturales de ce type d’habitat pavillonnaire développé en Tunisie sous le Protectorat français, favorisant ainsi la création de nouvelles cités résidentielles à caractère paysager et hygiéniste destinées aux populations démunies des environs immédiats de Tunis. A travers une étude de cas, celle du lotissement « Belvédère cité jardin », l’auteur retrace l’histoire sociale, urbaine et architecturale de cette nouvelle expérimentation en Tunisie.

Etudiant le rapport étroit de la nature et de la qualité de vie en ville, Ferjani Saloua nous donne à voir dans l’article : « Mégrine coteaux, de la cité fleurie à la ville dépareillée », la singularité de la cité fleurie de Mégrine, qui constitue un exemple pertinent de symbiose entre la ville et la nature initiée par l’administration coloniale et confirmée par la volonté de l’association syndicale des propriétaires pendant la période de l’entre-deux guerres. Examinant l’évolution des différents types d’espaces verts en ville jusqu’à la période actuelle, elle s’interroge sur le devenir de la ville de Mégrine face à une politique de densification non maitrisée, qui risque d’altérer le patrimoine urbain et naturel de la ville et de lui fait perdre son identité. Enfin, elle met en évidence le rôle des différents acteurs dans le renforcement de l’attractivité de cette ville et son développement durable et inclusif.

Si le rapport qu’entretiennent les espaces urbanisés avec leurs milieux naturels est au cœur des débats actuels, l’enjeu central reste cependant la cohabitation pacifique de la ville et de la nature afin que chacune puisse profiter de la proximité de l’autre au-delà du débat qui en fait deux univers irréconciliables. A ce propos, Ikram Saidene examine dans l’article : « Natures urbaines à Carthage : tendre vers une trame verte » la question des natures urbaines au vu de la richesse des espaces à caractère naturel qu’elles renferment et qu’elles doivent en grande partie à la sauvegarde de leur patrimoine archéologique. Ces espaces diversifiés constituent autant d’éléments potentiels pour une trame verte urbaine entre nature et culture. Ils constituent un maillage vert plus ou moins continu, approprié et un lieu de pratiques sociales identifiées. Leur valorisation dans le cadre d’un projet de trame verte pourra constituer, pour la commune de Carthage, un outil d’aide à la décision dans la concrétisation de certains projets sur son territoire.

En ces temps de crise sanitaire, le droit à une qualité de vie en ville passe nécessairement par le droit à la nature. Olfa Ben Medien, dans son étude : « Le droit à la nature dans la commune de l’Ariana, les espaces verts et naturels, quelles participation, équité et inclusion » aborde la question de la nature dans la ville à travers le prisme du droit à la nature dans la commune de l’Ariana dont l’identité est historiquement attachée à l’espace naturel. La pertinence de cette focale tient à la conjonction de quatre éléments : la démarche participative dans la production et la gestion des espaces verts dans la commune de l’Ariana, l’accessibilité aux espaces pour tous les habitants de manière équitable, la cohérence entre la conception des espaces verts et leurs formes d’appropriation par les usagers et la qualité inclusive de ces territoires.

Enfin, depuis le Maroc, Leila Harabi nous emmène dans l’article : « Écologie urbaine dans la ville de Chefchaouen » à la découverte de la cité écologique de Chefchaouen, ville rifaine disposant d’un patrimoine culturel et d’un potentiel naturel d’exception. Elle expose les démarches, les outils et les instruments législatifs mis en œuvre par divers acteurs afin de préserver cette richesse naturelle. Elle évoque les méthodes de développement durable susceptibles de faire de Chefchaouen une ville verte, résiliente et écologique.

Ce numéro spécial dédié à la « ville nature, nature en ville » est ainsi une réflexion pluridisciplinaire sur les aspects, les rôles et les usages de la nature en ville qui se présente comme une tentative de sensibilisation à la question cruciale du devenir de la ville d’aujourd’hui. Nous espérons qu’elle permettra de ressusciter le débat sur l’avenir des villes au Maghreb au moment où commencent à s’esquisser les nouveaux concepts de ville verte, résiliente et inclusive dans le monde. A la lumière de ces études, la particularité de notre patrimoine urbain, architectural et paysager maghrébin est une toile de fond sur laquelle peut être inscrite une histoire avant-gardiste et partagée d’une ville réconciliée avec la nature, où il fait bon vivre.

Notes

1 Maladie virale apparue en Chine en décembre 2019, avec de profondes répercussions sanitaires et économiques dans les pays riches comme dans les pays pauvres.
2 Emanuele COCCIA, Table-ronde - Penser la ville comme forêt. Une table ronde organisée par le CAUE Rhône Métropole en accompagnement de l’exposition « La ville forêt, vers une nouvelle culture urbaine » co- produite par la Métropole de Lyon et l’Agence d’urbanisme de l’aire métropolitaine lyonnaise. https://www.facebook.com/colongenathalie/videos/126976822301730. Consulté le 19 Novembre 2020.
3 Pierre Merlin et Françoise Choay (1988), Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Presses Universitaires de France, p. 361.
4 Histoire de l’art des jardins, Dossier pédagogique réalisé par La Ferme Ornée de Carrouges, 2014, p. 9.

Auteur

Ferjani Saloua

Architecte urbaniste, Maitre assistante ENAU -Université de Carthage – membre du Laboratoire d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines (LAAM).

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