Après avoir signé le traité du Bardo en 1881, le pouvoir colonial français en Tunisie ne
peut échapper à une réalité : pour tenir le pays, il faut le contrôler directement et entièrement.
Une panoplie d’équipement de superstructure et d’infrastructure, couvrant l’ensemble du pays,
est donc programmée après la colonisation officielle. Les premières décisions concernent la
création d’un réseau de communication routier, qui sera accompagné d’un réseau de villages de
colonisation pour assurer le peuplement pendant la Régence. C’est dans ce contexte que dans
les environs immédiats de Tunis, et plus précisément dans la zone nord-ouest, plusieurs centres
vont se développer tels que Massicault, El Battane, Tebourba, Djedaida, Chaouat. Notre intérêt
se dirige vers une étude monographique du village de Massicault qui porte aujourd’hui le nom
de Borj El Amri. Le contexte historique, les modèles d’aménagement urbain adoptés ainsi que
la typologie du bâti du village seront nos principales préoccupations tout en nous intéressant
aux formes urbaines et architecturales rurales produites dans les colonies.
Mots clés
Borj El Amri, Massicault, village de colonisation, aménagement urbain,
architecture coloniale.
Pour citer cet article
Samia Ammar, « Massicault : un village de colonisation dans les environs immédiat de Tunis », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture
Maghrébines [En ligne], n°06, Année 2018.
Durant les premières années du Protectorat, les centres de colonisation ont connu un
développement notoire. Ceci est lié essentiellement à la volonté des Français de maîtriser les
territoires nouvellement conquis. Ainsi à partir de 1881, le secteur agricole a subi une
transformation radicale avec l’apparition de procédés modernes de culture, ces changements
étant accompagnés d’une politique de peuplement qui est à l’origine de l’aménagement de
plusieurs centres de colonisation.
Nous examinerons dans cet article les caractéristiques urbaines et architecturales de la
cité de colonisation Massicault qui porte aujourd’hui le nom de Borj El Amri. Il faut dire que
la région en question a connu un développement agricole très important pendant la période
coloniale se traduisant par l’aménagement de plusieurs petites villes à caractère rural. Nous
citons les villes de Mornaghia, Borj El Amri, El Battane, Tebourba, Djedaida, Chaouat, Oued
Ellil, Manouba et Douar Henchir qui font partie du gouvernorat de La Manouba.
Pour ce faire, nous allons d’abord examiner l’origine de la création du centre de
Massicault, ensuite, nous étudierons les caractéristiques urbaines et architecturales du village
objet de notre étude. Et finalement, notre intérêt portera sur la typologie et l’architecture des
bâtiments de cette cité en essayant de répondre à la problématique des modèles européens
transférés dans les colonies.
1- La genèse du centre de colonisation Massicault à Borj El Amri
La création des centres ruraux comme outil de colonisation
Durant les premières années de la colonisation, l’administration se contente d’offrir aux
colons des renseignements et des moyens de s’instruire. Les immigrants procèdent à
l’acquisition des terrains par leurs propres moyens, par l'intermédiaire des propriétaires
autochtones, et y installent leurs exploitations, vu que les circonstances économiques et sociales
de l’époque le permettent. L’achat des terrains est négocié à des prix bas et les possibilités de
développement illimitées dans un pays neuf rendent cette pratique facile. De riches acquéreurs
s'approprient des terres, mais la majorité de ces exploitants ne résident pas en Tunisie. Ainsi le
nombre d’habitants dans les nouveaux territoires se trouve réduit au minimum, puisque la
Tunisie reste une terre d’exploitation et non de peuplement.
Devant les chiffres relatifs au peuplement français, qui ne sont guère encourageants (3
500 Français en 1886 ; 54 000 en 1903 dont 25 000 protégés, contre 80 609 Italiens, 12 043
Anglo-maltais et 3627 migrants de différentes nationalités1
, l'administration coloniale intervient
en 1903 pour encourager l'installation d’une population française stable, nombreuse et apte à
constituer une base solide et un cadre à son œuvre d’expansion et d’influence2
. Pour cela, l’une
des premières mesures prises par la nouvelle administration est la création de cités de
colonisation dans les zones « urbaines et rurales », à travers lesquelles elle espère persuader les
Français de s'installer sur le sol tunisien. Si dans les zones rurales, l’agriculteur français est
l’agent de la colonisation, dans les villes ou les centres urbains, c’est le fonctionnaire, l’ouvrier,
le commerçant, voire le soldat, qui remplit ce rôle et
mentionne les procès-verbaux de la
résidence3
.
La première action de l’Etat a été de mettre en place une caisse de colonisation pour
financer la réalisation des projets préconisés. Diverses terres à coloniser ont été trouvées. Il
convient de préciser ici que la majorité des terrains fournis à la colonisation sont des terrains
« habous ». En effet, chaque année « Jamiya el Habous » met à la disposition de la Direction générale de l’agriculture et de la colonisation et ce, par voie d’échange ou en argent, un certain
nombre de propriétés « habous » rurales, dont la superficie ne peut être inférieure à 2 000 ha.
Depuis cette décision et jusqu'en 1914 (décrets sur les lots de colonisation), le gouvernement
tunisien procure aux agriculteurs français près de 125 000 hectares de terres nouvelles, sur
lesquelles 842 familles s’installent. En 1919, un programme réalisé grâce aux ressources de
l’emprunt est mis en place. Il permet, chaque année, l'installation de 100 familles d’agriculteurs
sur le sol tunisien.
À partir de 1924, l’administration envisage un temps d’arrêt dans la colonisation
officielle, en raison de son coût financier très élevé : « cependant, de 1926 à 1934, 541 colons
ont été établis sur des lots formés à partir de grandes propriétés rachetées par les domaines.
Après 1934, de nombreux lotissements parsèmeront la Régence permettant ainsi la maîtrise du
territoire tunisien. À la suite de la Deuxième Guerre mondiale, cette maîtrise sera totale grâce
à la liquidation des biens fonciers italiens en Tunisie et leur attribution au profit de Français
et de Tunisiens combattants »4
. Nous pouvons dire que l’acquisition et la mise en valeur des
terres ont donné des résultats encourageants. Mais le peuplement qui était le principal objectif
recherché, restait décevant, bien que la Direction générale de l’agriculture et de la colonisation
(DGAC) ait procédé à la création des cités de colonisation sur des terres domaniales sur
l’ensemble du territoire. La politique de peuplement a donné lieu à deux types de centre de
colonisation à savoir le rural et l’urbain. C’est dans ce contexte général que la région nord-ouest
de la ville de Tunis a connu un développement agricole très important pendant l’époque
coloniale. Il sera traduit par l’aménagement de plusieurs centres ruraux dont celui de
Massicault. Sachant qu’avant l’occupation française, sur la rive gauche de la Medjarda et à 25
km de Tunis, nous trouvons le village de Djédeida et à 9 km, le village de Tebourba près duquel
les Romains avaient construit un barrage dont les ruines sont encore présentes.
Massicault : un centre de colonisation français contre la présence italienne
Nous pensons que la création du centre de Massicault n’est pas fortuite, elle a été
programmée par l’administration coloniale pour contrecarrer la présence italienne, dans la
mesure où le site offre plusieurs atouts pour l’installation des Français et par conséquent le
développement agricole des environs immédiats de Tunis. Le centre en question est situé à une
trentaine de kilomètres au sud-ouest de la capitale, sur la route reliant Tunis au Kef. Il est l’un
des premiers lotissements de colonisation officielle qui a vu le jour en Tunisie. Le décret
beylical du 17 décembre 1904 signé par le résident général S. Pichon est l’acte de naissance de
ce centre de colonisation appelée Massicault
5
en hommage à Justin Massicault, résident général
de France en Tunisie (1886 -1892). Au départ des Français en 1961, il prendra le nom de Borj
El Amri en souvenir d’une ancienne forteresse (borj)
6
. Il naît sous la forme d'un village où
s'installent des colons français pratiquant la culture des céréales et la viticulture. Du point de
vue du choix du site, nous constatons que la cité a été implantée dans une zone très fertile : la
vallée de Medjerda, l’objectif principal étant de créer un centre suburbain qui contient les
habitations et les équipements de première nécessité pour attirer et fixer des colons français. Ce
choix a aussi un rapport très étroit avec les pistes existantes, devenues au début du protectorat
des voies de communication. En effet, la cité en question a été implantée le long de la route
nationale n° 5 qui est aujourd’hui la voie reliant Tunis à Medjaz El Bab (Fig n°1). Par ailleurs,
Massicault, a été créée pour contrebalancer la colonisation italienne. En effet, une grande vague
italienne a envahi les périmètres de colonisation française, constituant un vrai danger pour la
réussite de celle-ci.
Dans son ouvrage, Rodd Balek mentionne qu’autour de Massicault, vers 1903, 420
hectares ont été transférés à 3 Italiens et 580 à 4 indigènes, diminuant ainsi de sept lots et de
1000 hectares l’effectif français existant à la veille des hostilités7
. C’est pour contrecarrer ce
mouvement que la cité de colonisation Saint-Cyprien est née en 1904, à 18 km de Tunis, au
croisement de la RN5 et de la route qui mène à Djdaida. Elle comprend un domaine de 980 ha
dont 98 vignes, une poste-école, la chapelle, 14 fermes, et un grand cellier pouvant contenir
5 500 hectolitres de vin.
Le centre a été créé sur des terrains domaniaux appelés Aalouin situé à proximité de Bordj
El Amri au kilomètre 30 de la route de Tunis au Kef. Il naît sous la forme d'un village où
s'installent des colons français pratiquant la culture des céréales et la viticulture. Pour assurer
le développement agricole de la zone, plusieurs acquisitions de terrains ont été effectuées auprès
des propriétaires autochtones. Les documents d’archives nous donnent des indications sur les
caractéristiques physiques et géographiques des acquisitions foncières de la direction générale
de l’agriculture et de la colonisation (DGAC).Deux domaines seront proposés à l’achat au début
de la création du centre de Borj El Amri, le domaine d’El Mengoub et celui de Drijet (voir
figure n°3). Il faut dire que le domaine dénommé « henchir El-Mengoub » présente plusieurs
atouts d’abord, il couvre une surface de 1096 hectares, ensuite il contient un puits produisant
une bonne qualité d’eau qui se caractérise par son abondance et il permet par conséquent de
desservir toute la région. Contrairement, au domaine de « henchir El-Drijet », qui présente une
surface de 1000 ha et se situe à 3 à 5 km du domaine d’El-Mengoub et il n’est pas approvisionné
en eau, d’où la nécessité de créer les aménagements nécessaires pour assurer sa transformation
en terrain favorable à la production agricole.
Par ailleurs, les colons rencontrent des difficultés dans l’acquisition des terrains comme
l’opposition des autochtones qui se sont établis de père en fils prenant la terre en location d’un
gérant
8. Sur le domaine de Drijet par exemple se trouvent environ 90 gourbis abritant 120
indigènes adultes qui possèdent un important troupeau. D’où la nécessité de cohabitation entre
eux et les français, ceci est la source de plusieurs désagréments comme l’empiétement des
animaux sur les terres cultivables. Du point de vue aménagement du territoire, de la région
nord-ouest de Tunis, l’achat de ces deux
domaines a permis de relier entre eux des centres
de colonisation européenne à savoir les
groupements de Massicault, de Goubellat, de Bir
Mcherga, d’Ain El Asker, de Saint-Cyprien et de
la Mornaguia, formant un cercle continu de
fermes françaises autour des domaines en
question. Le journal l’Afrique du Nord illustrée
9
nous donne une description de Massicault après
une trentaine d’année de sa création, le
chroniqueur écrit : « à la place des steppes en
friche qui existaient dans cette région, il y a un
demi-siècle, on voit aujourd’hui à perte de vue les
belles terres labourées, les moissons dorées et à
travers la campagne fertile, les toits rouges des
habitations des colons. S’ils furent longtemps à la
peine, les colons de Massicault peuvent être fiers
du moins des résultats féconds que leur labeur
incessant leur a procurés ».
2- Un urbanisme et une architecture d’urgence à Massicault
La trame urbaine du village
Le village de Massicault est situé dans un emplacement stratégique. Il est délimité au
nord-ouest par la route nationale n°5 (RN5). Il est traversé au nord - est par oued Bougattas. Au
sud - est par le chemin qui mène de Bou Arada à Tébourba. Et finalement au sud-ouest, il est
parcouru par une voie qui relie la RN5 au chemin de Bou Arada à Tébourba. Le plan de
lotissement de la cité en question, nous procure des données sur le plan parcellaire, la forme
des îlots et la typologie du bâti. La configuration du terrain réservé à la cité est rectangulaire,
sa lecture nous permet d’émettre l’hypothèse suivante : le lotissement en question a été aménagé
en deux phases temporelles, le premier a été réalisé en 1903 et la seconde en 1930. Nous allons
d’abord décrire la première phase et par la suite la zone d’extension. Il faut dire aussi que la
première phase du lotissement s’étale sur une surface de 17 hectares qui a abrité au début du
siècle dernier près de 1 500 habitants. L’accès à la première tranche du lotissement se faisait à
partir de la RN5 par une place centrale percée par un axe principal d’une largeur de 12 m qui
aboutit à une place de surface moins importante. Une voie de 800 m contourne le périmètre du
plan parcellaire, créant ainsi des îlots de forme rectangulaire et trapézoïdale. Le premier
aménagement se caractérise par un traçage effectué selon un quadrillage simple délimitant des
îlots de forme régulière et rectangulaire qui ont une surface qui varie de 1 500 à 3 000 m2
. La
vocation principale de ces lots est l’habitation. La construction des équipements se fait
progressivement avec l’arrivée des colons. Par exemple, la création d’un marché hebdomadaire
à Massicault s’est faite en 1910, malgré les objections qu’a soulevées la question auprès de
l’administration coloniale. En effet, d’après les responsables, ce marché ne peut devenir un lieu
d’attraction en raison du peu d’habitants installés, de l’absence de l’élément autochtone et aussi
à cause de la proximité du marché de Tebourba qui par son importance et son rayonnement sur
la région continuera à attirer plus de monde.
Quant à la seconde phase que nous appelons la zone d’extension, nous n’avons pas
beaucoup d’informations sur la conception ni la date des affectations des lots en question. Nous
avons constaté que les lots aménagés destinés à l’habitation ont subi une augmentation des surfaces, soit 5 000 m²
en moyenne et ce par rapport aux lots conçus dans la première tranche
où ils ont une surface de 2 000 m²
. Le plan de la zone d’extension présente une composition
urbaine en étoile qui ressemble à de nombreuses opérations ex nihilo effectuées en Tunisie
pendant la période coloniale, telles qu'à Bizerte, Hammam-Lif ou à la cité ouvrière de Mégrine.
Nous remarquons que le parcellaire détermine la forme urbaine des îlots qui le composent, ici
c’est un découpage de rues qui se croisent en étoile où les îlots sont presque toujours
triangulaires et ils tranchent de l’îlot classique parisien, qui est plutôt rectangulaire.
Nous pouvons dire que la disparité constatée au niveau de l’aménagement urbain entre la
première phase et l’extension démontre que dans un premier temps, les concepteurs ont travaillé
dans l’urgence, d’où l’aménagement de la place du village à proximité de la RN5 et non devant
l’église. Par contre, la seconde tranche, elle, a été réfléchie, un plan en étoile a été programmé
et une place centrale aménagée. Après la Première Guerre mondiale, de nombreux Français se
sont installés dans la cité. Ceci a incité l’administration coloniale à construire des équipements
socio-collectifs : une école primaire mixte, un bureau de poste, une église catholique, un
dispensaire et son presbytère, etc. Une gendarmerie a été bâtie sur la route principale à savoir
la RN5, ainsi qu’une salle de réunion et une salle des fêtes appelée « la maison du colon ». Les
habitants ont aussi doté la cité de plusieurs équipements de première nécessité tels qu’une
boulangerie, une boucherie, deux épiceries et un cabinet médical.
Nous avons aussi recensé des équipements destinés aux activités sportives, un bureau
pour le club sportif nommé « l’Etoile Sportive de Massicault », les sièges de l’équipement et
de l’électricité régionales et une aire de sports comprenant un terrain de football, un autre de
basket-ball, un champ de tir pour pistolets et carabines, un ball-trap, un circuit hippique de saut
d’obstacles, un court de tennis et des vestiaires. Si nous avons énuméré les différents
équipements qui ont vu le jour dans la cité, c’est pour montrer l’essor qu’a pris le centre dans
la région après une dizaine années d’existence.
Du point de vue des travaux de voirie et réseaux divers, dès 1911, le programme
d’aménagement de la cité de Massicault a prévu l’alimentation en eau, l’assainissement mais
aussi les plantations ainsi que le premier outillage. Ce que nous appelons « premier outillage », c’est du matériel de nettoyage public et d’extinction d’incendie, le transport de correspondance,
etc. Mais aussi la construction des bâtiments publics, d’un réservoir, d’une fontaine-abreuvoir
sur la place publique du village. Nous pouvons par ailleurs ajouter l’entretien et le gardiennage
de moulins à vent de la place publique et le forage artésien. Pour résumer, ce sont tous les
travaux auxquels les services publics ne peuvent pas toujours subvenir. Il est important de
mentionner que toutes les habitations du village présentent un aspect de villas contenant des
prestations peu répandues à l’époque à savoir l'électricité et l'eau courante, un cabinet de toilette
avec fosse septique, buanderies et jardin, ce qui à l'époque, n'était pas banal pour un village
rural.
Lecture du patrimoine bâti
Du point de vue architectural, les maisons d’habitation construites sont conçues selon un
plan ou la fonctionnalité prime. En effet, elles comportent un rez-de-chaussée accueillant
généralement une pièce de vie commune, deux chambres et un espace de service. Chaque
maison est bâtie en maçonnerie et couverte par une toiture inclinée recouverte de tuiles. La
façade principale sur rue est symétrique, percée par deux fenêtres. L’entrée de chaque logement
s’effectue sous un porche dont la forme varie d’une maison à l’autre. La porte principale est
surélevée de deux marches donnant sur un couloir desservant les différentes pièces. Quant au
vocabulaire architectural employé, il est en rapport très étroit avec les modèles européens : les
toitures sont en tuile rouge, les ouvertures fermées par des persiennes. Nous remarquons
l’absence d’éléments de décoration ce qui traduit l’aspect économique ou la politique du
gouvernement qui incite à la construction de nouveaux centres de colonisation mais à moindre
coût.
La construction de l’église Saint-Vincent-de-Paul de Massicault a débuté en 1909. C’est
sur un terrain de 8 882 m²
que ce lieu de culte permanent pour les fidèles de la région a été
construit par un colon du nom de Gilles, un ancien employé des travaux publics. Il choisit le
style néo-gothique comme référentiel architectural afin d’assurer l’intégration des nouveaux
venus. L’église est constituée d’une nef unique éclairée par des ouvertures ogivales et
surmontées d’un clocher-tour au milieu de la façade principale. Durant les premières années,
les offices ne rassemblent que peu de fidèles car la région ne compte que 500 paroissiens, dont
beaucoup sont Italiens, répartis entre trois lieux de culte. Il faut attendre 1931 pour que l’église
acquière une certaine renommée : elle organise la bénédiction des voitures à l’occasion de la
fête de la Pentecôte en présence de l’archevêque de Carthage, Monseigneur Alexis Lemaître.
Cette cérémonie très particulière se renouvelle chaque année11
. Avec l’Indépendance, l’église
en question est devenue le siège de la municipalité.
Quant à l’école primaire franco-arabe de Massicault, elle a été construite en 1905. Le
bâtiment comprend deux classes précédées chacune d’un petit préau, situées de part et d’autre
d’un logement central. Les préaux donnent sur la cour de récréation ; à l’extrémité sud de celle-
ci se trouve une construction qui abrite les sanitaires et un débarras. Ce bâtiment présente des
caractéristiques de l’architecture locale : des créneaux décorent l’acrotère et des encadrements
en maçonnerie entourent aussi bien la porte d’entrée que les fenêtres.
En 1952, en accord avec l’inspecteur de l’enseignement et le directeur de l’établissement,
il est proposé d’agrandir l’école primaire sur un terrain existant qui appartient à la direction de
l’Instruction publique. Ce terrain est d’une contenance d’1 ha et il est séparé du premier par une
haie12
. C’est l’architecte de la reconstruction Jason Kyriocopoulos qui a été désigné pour la conception des nouveaux bâtiments. Le programme demandé va être effectué en deux tranches,
une première consiste en la construction de deux classes pour 40 élèves, un groupe de WC,
urinoirs, lavabos, un logement d’instituteur de trois pièces et dépendances. Une deuxième
tranche est prévue ultérieurement, elle envisage la construction d’un réfectoire, une cuisine et
une pièce servant de dépôt ainsi que d’autres logements pour le personnel. Le parti architectural
adopté favorise l’orientation sud-est des locaux aussi bien scolaires que d’habitation, ceci
permettant un meilleur éclairage et une meilleure aération des bâtiments. L’architecte préconise
une indépendance complète des logements, une possibilité d’extension des bâtiments en
continuité avec les anciens, et enfin la création – entre la nouvelle cour de récréation et la limite
postérieure des logements – de terrains de sport et d’un jardin scolaire. Les façades adoptent
une architecture simple et sobre où des éléments de brise-soleil décorent le portique qui précède
les salles. Le choix du programme fonctionnel et de l’emplacement des bâtiments exprime les
préceptes du mouvement moderne qui découle de la charte d’Athènes dont les principes ont été
adoptés par les architectes pendant la période de la reconstruction.
C’est à partir d’un constat que renvoie l’architecture de certaines fermes, encore présentes
dans le paysage urbain tunisien, que nous émettons l’hypothèse de l’utilisation, par les
bâtisseurs, des formes européennes dans l’architecture des bâtiments. En effet, il s’agit
généralement de bâtisses en maçonnerie avec des murs porteurs et de toitures inclinées
couvertes de tuiles (voir Fig. 12. La ferme de Gadner). Nous n’avons pas d’informations sur la
conception des fermes. Mais nous notons une particularité dans les fermes de colons, qui ne
comportent pas de greniers au-dessus des bâtiments, non seulement parce que ceux-ci
surchargent les constructions mais aussi parce qu’ils attirent les insectes et les rats. Les fermiers
de l’époque adopteront le silo en maçonnerie pour mettre la récolte à l’abri.
La cave coopérative viticole
La cave coopérative viticole est formée par un groupement de vignerons. Elle produit et
vend des vins issus du raisin de ses adhérents. Les coopérateurs font le choix de mettre en
commun leurs opérations de vinification, de stockage, de vente et de conditionnement. A Borj
El Amri, une société anonyme à capital variable a été créée en 1942, elle prendra le nom de
« cave coopérative de Borj El Amri - Massicault ». Elle est gérée par un conseil d'administration
élu lors de l'assemblée générale. Le conseil d'administration quant à lui élit son président, établit
les grands axes de travail de l'année et supervise le personnel salarié.
Une convention a été signée entre l’Etat tunisien et la société en question. Elle mentionne
qu’un terrain d’une contenance de 9 000 m²
a été réservé à la construction d’une cave
coopérative viticole, mais aussi des bâtiments à usage d’habitation, des dépendances qui
contiendront le matériel vinaire. A la période des vendanges, les adhérents de la cave
coopérative y apportent leur raisin, produit dans leur exploitation. La cave coopérative présente
un statut d’association, elle ne fait pas de bénéfice. La totalité des profits de la vente est
redistribué aux adhérents coopérateurs. Aujourd’hui, la cave coopérative viticole est
abandonnée, délaissée et son avenir est incertain.
Le rayonnement du centre de Massicault au nord-ouest de la ville Tunis
Massicault, après un demi-siècle d’existence est devenu un important centre de
colonisation dans la région nord-ouest de Tunis ou plusieurs événements religieux, culturels et
ludiques ont eu lieu, créant une dynamique socioculturelle dans la région. Selon les journaux
de l’époque, pendant les fêtes religieuses de Pâques, se déroule la fête du village organisée par
l’Etoile Sportive de Massicault, qui attire non seulement la population du village et des fermes
environnantes, mais également des gens venant de toute la Tunisie. Durant cette fête
s’organisent des concours de tir, de pétanque, de boules lyonnaises, des concours hippiques, de
sauts d’obstacles, de tennis, de football, etc. Pour ceux qui n’y participent pas, il existe des
stands d’amusements divers, de restauration, une buvette. Les journées se terminent par un
grand bal avec orchestre et chanteurs dans la salle des fêtes jusqu'aux premières lueurs de l'aube.
La Dépêche tunisienne relate le déroulement de la fête de 1953 : « elle est organisée tous
les ans par l’Etoile Sportive de Massicault (ESM), la fête a connu un succès supérieur à celui
des années précédentes, à la grande joie de la population du centre et d’une foule de personnes
venues d’un peu partout et encouragées par un temps splendide au son d’une musique
entraînante, jeunes filles et jeunes hommes vendent des enveloppes surprises. L’après-midi
après le passage des coureurs du Tour de Tunisie Cycliste, auquel sont réservés des primes
offertes par l’ESM, les jeux forains attirent la foule des grands jours, pendant que se déroule
un match de football opposant l’équipe locale à celle de l’Ecole Normale d’Instituteurs. Au
stand de tir de l’ESM, les amateurs sont nombreux et les quadrettes rivalisent d’ardeur aux
boules. L’orchestre-jazz du 4e
Zouaves se surpasse et les éloges faits par des connaisseurs sont
les plus mérités ».
Les festivités terminées, le village reprend sa vie de tous les jours. Le journaliste termine
en écrivant : « si l’on s’était adressé, vers 1930 et surtout après 1945 à un habitant de Tunis
pour lui demander ce qu’était Massicault, il aurait répondu “c’est un petit village où a lieu les
dimanches et lundi de Pâques, une Kermesse ou l’on s’amuse bien, une sorte de fête du
renouveau et du printemps et où l’on peut, devant l’église de Saint-Vincent-de-Paul, faire bénir
son auto et partir rassuré »13
.
3- La période de l’Indépendance : Massicault une cité de recasement
Au départ des derniers Français en 1964, la ville prend le nom de Borj El Amri en souvenir
d’une ancienne forteresse. L’installation de la population dans la petite ville objet de notre étude
est le résultat de l’exode des colons et de l’afflux des paysans des campagnes limitrophes qui
ont suivi les foyers coloniaux. Nous assistons à l’installation des Zlass et H’mamma14
qui ont
pris pour logement des gourbis et c’est pour cette raison qu’ils sont dénommés « bougorboj ».
En effet, la politique de « dégourbification » engagée en Tunisie, à partir des années soixante,
va encourager l’installation des populations défavorisées. Les nouveaux occupants sont issus
des quartiers insalubres des petites villes telles que Sidi Thabet et Borj El Amri. Les quartiers
d’intégration se transforment en quartiers populaires où la densité dépasse les 50 logements à
l’hectare, nécessitant l’intervention des collectivités locales afin d’améliorer les infrastructures.
Avec la tunisification des terres, c’est l’Office de la mise en valeur de la vallée de Medjerda
l’OMVVM, qui se charge de gérer les anciennes fermes agricoles coloniales. Au début des
années 70, l’Etat récupère les grandes propriétés pour céder le reste aux membres des
coopératives qui devront exploiter les terres pendant une durée de vingt ans. Le projet des
coopératives accusera une lourde défaite, vu le refus de la population de céder leurs terrains aux
coopératives.
Par ailleurs, plusieurs quartiers urbains sont édifiés par les Tunisiens dès le départ des
colons, et ce jusqu'à nos jours. Les cités en question se localisent essentiellement le long de la
route nationale n° 5. A partir de 1965, la Société nationale immobilière de Tunis (SNIT) et la
municipalité construisent deux cités à caractère social. Entre 1975 et 1985, nous constatons le
désengagement de l’Etat et par conséquent l’apparition de plusieurs quartiers spontanés : la cité
El Intilaka, la cité Ettaoufik, et la cité Ennozha 1,2. Deux catégories sociales s’y installent : une
classe défavorisée issue de l’exode rural et une classe moyenne constituée de fonctionnaires. A
partir de 2001, l’Agence de la réhabilitation et de la rénovation urbaine (l’ARRU) restructure
les cités en question. Aujourd’hui, la ville continue son extension selon un plan d’aménagement
urbain approuvé en 2008 où la municipalité prône toujours le caractère agricole de la zone et
essaie de combattre l’étalement urbain et l’habitat anarchique.
Conclusion
La mise en place de la politique de colonisation officielle en Tunisie s’est traduite par la
création d’un réseau de points stratégiques, de nouveaux centres et même de véritables villes
disposées sur l’ensemble du territoire de manière à servir de base au développement agricole et
au peuplement du pays. Le choix des sites et leurs implantations dépendent de la stratégie
générale de l’administration en matière de colonisation. Quant à la distribution des concessions
terriennes et l’aménagement rural, ceci a été réalisé par la Direction de l’agriculture et la
Direction des travaux publics. Ce type de centre se constitue sur l’ensemble du territoire avec
une transposition de nouveaux modes de production de l’espace favorisant les tracés réguliers,
sachant que sur des territoires libres, les concepteurs vont choisir un mode de production qui
n’a aucun rapport avec la culture autochtone. Nous avons constaté que les maisons d’habitation
et les équipements présentent une architecture où des modèles européens sont transposés durant
la Régence et où les bâtiments construits traduisent la volonté des colons de rappeler
l’environnement rural de la métropole.
Par ailleurs, malgré la multiplication des villages jusqu'à la période actuelle, les centres
de colonisation tels que Bordj El Amri, Sidi Thabet, Jadaida, etc., ont conservé leur caractère
agricole après l’Indépendance. Lors de la politique de dégourbification engagée en Tunisie à
partir des années soixante, ces petites villes sont devenues des espaces d’intégration des
populations issues des quartiers irréguliers et insalubres de Tunis. Cette fonction d’intégration,
imposée aux élus locaux, a été entreprise par les conseils régionaux afin de répondre aux
objectifs de la politique urbaine nationale. Les quartiers d’intégration qui se sont transformés
en cités populaires où la densité dépasse les 50 logements à l’hectare, constituent des zones à
risque nécessitant l’intervention des collectivités locales afin d’améliorer les infrastructures15
.
Aujourd’hui, notre héritage rural paysager et architectural datant de la période coloniale
est en voie de disparition. Immergé dans un contexte d’appauvrissement constant, souffrant
d’un manque d’intérêt de l’autorité locale, ce patrimoine subit des transformations qui se
caractérisent par une modernisation sauvage et des ravages d'une rénovation tous azimuts. Des
villages entiers passent au plastique, nous banalisons à qui mieux les immeubles, les
dépendances et surtout les maisons, nous gommons l'originalité et la diversité des détails
d'exécution, nous oublions les couleurs et les matériaux qui les différenciaient
16
. Si la situation
est dramatique en Europe en ce qui concerne le patrimoine rural, dans les pays du Maghreb et
notamment en Tunisie, nous ne nous préoccupons nullement de ce legs mais nous essayons
plutôt de l’effacer et de le faire disparaître.
Notes
1 F. Arnoulet, 1995, p.74. 2 DGAC, 1931, p. 54. 3 DGAC, 1931, p. 54. 4 Jean-François Martin, 1993, p.72. 5 Justin Massicault, résident général de France en Tunisie du 23 novembre 1886 au 5 novembre 1892. 6Le toponyme de Borj El Amri existait avant l’aménagement du centre de Massicault. 7 Ch. Monchicourt, 1922, p. 323. 8 Ce dernier est originaire de Sidi Bou Said et il a été désigné par une princesse propriétaire du domaine. 9Journal hebdomadaire d’actualités nord -africaines du 7/9/1935, (A30, 749). 10 D’après la consultation du TF. 81347 Manouba à la Conservation foncière de la Manouba. La propriété Alouine
est située au sud de Tébourba « Jardin de Paix de Tunis », Canton Nord d’après la réquisition d’immatriculation
et le plan habous et de parcours. Cette propriété présente une surface de 1580 ha. 11 S. Ouerghemmi , 2011, p.102. 12 ANT/M3/15/75. 13 La Dépêche tunisienne, 1953. 14 Zlass et H’mamma ce sont deux tribus arabes. 15 H. Kahloun, 2008, p. 2. 16 Paul-Louis Martin, 2002, p.8-40.
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ANT, Série E, Carton 337, Dossier 55, 1895, travaux publics, route n°55 de Mateur à Borj El
Amri par Tebourba.
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l’agrandissement de l’école Franco-arabe de Massicault.
Ouvrages et publications scientifiques
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MONCHICOURT CH.,
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YAZIDI B., 2005, La politique coloniale et le domaine de l’Etat en Tunisie, Tunis.
Auteur
Samia Ammar
Maître-Assistante à l’ENAU-Université de Carthage.
Laboratoire d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines