Information
A propos Al-Sabil
Numéros en texte
intégral
06 | 2018
Le bidonville de Djebel Lahmar, séquelle de l’ère coloniale
Evolution morphologique et avenir architectural et urbanistique
Sami Kamoun
Table des matieres
Résumé
Depuis la nuit des temps, la médina de Tunis est un modèle urbanistique particulier et présente une typologie architecturale riche en histoires et en styles. L’avènement du protectorat français l’a entraînée dans la déshérence. Abandonnée par ses propres habitants, elle se dégrade. Cette dégradation s’amplifie avec l’arrivée d’une population rurale qui fuit la famine et la misère. Les nouveaux arrivants occupent les habitations abandonnées et l’encerclent de gourbis. Les flux deviennent importants avec la crise de l’entre-deux-guerres et donnent naissance à une ceinture de « gourbivilles » tel que le bidonville de Djebel Lahmar. Ce dernier, situé à quelques kilomètres de la médina, résiste aux efforts de « dégourbification » menés par l’Etat et développe sa propre morphologie. Avec les événements de 1978, il est réhabilité et ses habitations sont régularisées. Aujourd’hui, une nouvelle vague de chantiers de constructions illégales réapparaît et se répand sur tout le bidonville. Nous nous interrogeons sur l’avenir de sa morphologie et ses conséquences sur l’urbanisation de la ville de Tunis.
Mots clés
bidonville, gourbis, médina, morphologie, morphogenèse.
Pour citer cet article
Sami Kammoun, « Le bidonville de Djebel Lahmar, séquelle de l'ère coloniale : évolution
morphologique et avenir architectural et urbanistique », Al-Sabîl : Revue d'Histoire,
d'Archéologie et d'architecture maghrébines [En ligne], n°6, Année 2018.
URL : https://al-sabil.tn/?p=12827
Texte integral
Nous nous engageons dans le cadre de cette intervention à examiner la morphologie d’un
exemple particulier dans l’histoire de l’extension de la ville de Tunis : celui du bidonville de
Djebel Lahmar. Nous nous interrogerons, par la suite, sur l’avenir d’une telle agglomération.
Notre hypothèse suppose que l’avènement du protectorat français est le moteur principal qui a
transformé un champ d’oliviers périphérique à la médina en faubourg clandestin, voire en une
troisième ville dans la ville. Notre corpus d’étude se base sur des images satellites actuelles,
des vues aériennes, des archives classées par dates, des plans d’aménagement et des
photographies prises récemment au cœur de ce quartier. A partir de ce corpus, notre méthode
consiste à analyser le développement morphologique en dégageant les masses bâties et les
différents équipements.
Le bidonville de Djebel Lahmar est l’une des premières agglomérations clandestines de la ville
de Tunis. Un plan cadastral de la région mentionne le mot « gourbis » pour désigner cette zone
extramuros à la médina. Ce plan date de 1878. Un tel constat conduit à se demander si le
bidonville de Djebel Lahmar avait commencé à se constituer bien avant le protectorat français.
Cependant, pour entamer cette étude, il nous semble important de distinguer le terme
« bidonville » de celui de « gourbiville ». Le bidonville suppose des constructions précaires
faites de matériaux industriels, des ferrailles, des bidons, des tôles, des rebuts métallurgiques,
entre autres. Le « gourbiville » est, en revanche, une agglomération de constructions
rudimentaires faites de « toubs »1, de morceaux de bois, de pierres, de détritus naturels divers.
Cependant, le bidonville de Djebel Lahmar d’aujourd’hui est construit, dans sa majorité, en
béton armé. Il est fait de matériaux de construction relativement durables. L’usage du terme
« bidonville », que nous employons tout au long de notre texte, est un choix pragmatique.

1- Les années d’avant le protectorat français2
Avant le protectorat français, l’urbanisation de la ville de Tunis était dominée par celle de la médina. La morphologie urbaine est caractérisée par un réseau labyrinthique fait de ruelles tortueuses et d’impasses. L’architecture s’étend sur la largeur et s’exprime par une imbrication dense de volumes parallélépipédiques ayant été soumis à des déformations spatiales, à des effets d’accidents de volumes bâtis, de compressions et de torsions, entre autres. Ces parallélépipèdes dotés d’une cour intérieure offrent ainsi le modèle à patio. Ils sont disposés les uns auprès des autres. Ils sont entourés d’une muraille qui les protège et au-delà de laquelle s’arrête toute forme d’extension. La médina de Tunis est composée d’un centre traditionnel entouré par une première enceinte défensive et de deux faubourgs entourés par une deuxième enceinte. A l’intérieur de ce tissu, nous reconnaissons une hiérarchie de fonctions que nous n’aurons pas l’occasion de développer. A l’extérieur, s’étend le quartier franc dont la morphologie et l’urbanisme sont tout à fait contraires à ceux de la médina. Ce quartier prend de l’ampleur et s’immisce dans le tissu arabo-musulman dès la fin de la période husseynite3. Quant à la région dans laquelle se trouve actuellement le bidonville de Djebel Lahmar, une agglomération de gourbis s’y établissait4. Le chroniqueur arabe Ibn Abi Dhief mentionne qu’en 1867, une épidémie mortelle a frappé le milieu rural 5 entraînant des vagues d’émigration vers la capitale. Nous pensons que ces flux migratoires sont à l’origine de la formation des premiers gourbis.
2- L’avènement du protectorat français6
L’avènement du protectorat français engendre un bouleversement général de l’urbanisation de
la ville de Tunis7. Un deuxième modèle urbanistique, complètement contrastant, est
« parachuté » en très peu de temps. Il jouxte la vieille cité arabo-musulmane et provoque des
rivalités urbanistiques dans l’ensemble de la ville. L’administration française dresse son propre
plan d’aménagement, ses propres équipements administratifs, ses propres styles architecturaux.
Parallèlement à cela, la muraille de la médina, qui assurait, jadis, la protection de la ville, se
dégrade considérablement. La pénétration de son espace intérieur en est facilitée. D’emblée, les
palais beylicaux et les demeures bourgeoises se vident de leurs habitants et se dégradent. Dans
le même temps, les deux faubourgs sont désertés, puis se remplissent de « barraniyas »8, des
nouveaux habitants, pauvres, essentiellement d’origine rurale. Les logements de la médina se
louaient alors par famille et par chambre. La ville arabo-musulmane se trouve, progressivement,
transformée en « quartiers surdensifiés et taudifiés »9. Son décor est dépouillé. Son architecture
est dégradée. Une grande partie de son espace bâti devient une ruine.
Dans le milieu rural, le bouleversement de la morphologie de la ville de Tunis semble plutôt
émaner de décisions juridiques et technologiques. L’accès aux terrains agricoles est facilité aux
Français. Il demeure, en revanche, difficile aux agriculteurs tunisiens. Le phénomène
d’industrialisation, auquel nous ajoutons le capitalisme « sauvage », consomme énormément de terrains agricoles. Il rétrécit la campagne et entraîne le chômage. Il en résulte des vagues
successives d’exode vers la ville de Tunis. Avec le temps, ces vagues deviennent de plus en
plus massives. Marginalisée par le développement « fiévreux » – pour emprunter le terme de
Paul Sebag – de la ville coloniale10, la médina de Tunis demeure un espace d’accueil qui a pu
contenir ce bouleversement démographique. « (…) c’est en médina, dans les fondouks et les
oukala-s, mais également dans les cimetières que se localisent [ces] populations migrantes »
précise, en ce sens, Jellal Abdelkafi11.
3- Période de l’entre-deux guerres12
Avec le début du XXe
siècle, plusieurs propositions de planification urbaine de la capitale ainsi
que sa médina, sont élaborées à la demande de la municipalité13. Cependant, aucune de ces
préconceptions ne sera réalisée à l’exception de quelques expérimentations effectuées sur le
quartier de la Hara14. Pendant cette période, la médina de Tunis continue à se dégrader
d’avantage. Frappés par la crise économique des années 1930, les habitants des « oukalas »
n’arrivent pas assurer leurs loyers. Ils deviennent, par conséquence, des « sans-logis ». Ils
quittent la vieille cité et construisent des logements clandestins extramuros. Ils contribuent, de
cette façon, à la densification des gourbis existants15
et à l’apparition des « gourbivilles ». Le
phénomène de « taudification »16
de la médina devient, par conséquence, « gourbification »
17
autour de la médina. Cette nouvelle forme d’habiter dans la ville entraîne la cité arabo-
musulmane dans un nouveau stade de dégradation.
A la campagne, la crise économique se manifeste par un exode massif vers Tunis de la
population rurale qui fuit la misère et espère trouver une meilleure vie dans la ville. Parmi les
plus importants moteurs de ce déplacement, citons : l’émeute due aux famines18, les années de
sécheresse19, la psychose causée par la guerre mondiale, les dommages engendrés par les
colonisateurs, tels que ceux décrits précédemment… Les flux migratoires s’intensifient
exponentiellement. Les gourbis qui commençaient jadis à se former autour de la médina
accueillent les nouveaux arrivants, se multipliant jusqu’à constituer de véritables
« gourbivilles ». Pour y remédier, l’Etat organise des manœuvres de refoulement. Les plus
significatives datent des années 1931, 1934, 1935, 1936, 1937, 1938 et 194120. « Ce sont les
prisons qui hébergent les individus raflés » écrit, en ce sens, Claude Leziau 21. Lors du recensement effectué en 1946 22, la médina était déjà encerclée d’une ceinture de
« bidonvilles »23
parmi lesquels figure celui de Djebel Lahmar
24. Ce dernier est considéré
comme l’une des premières installations clandestines dans la capitale et remonte à l’année
194125. Situé au nord-ouest de la médina, il se dresse sur une colline argileuse aux reliefs
accidentés. « La qualité et l’abondance de l’argile qu’on y trouve y ont entraîné l’implantation
d’importantes briqueteries. Les ouvriers qui y travaillaient ont sans doute été les premiers à
s’établir dans les parages » explique Paul Sebag. « Mais aux premières habitations s’en sont
ajoutées d’autres et le gourbiville qui s’est formé n’a cessé de s’étendre jusqu’à constituer l’un
des plus importants de Tunis », ajoute-t-il
26.

Pour faire face à ce phénomène de « gourbivilles » autour de la médina, l’Etat, mobilise ses
bulldozers et organise, en même temps, des opérations de refoulement pour renvoyer ces
habitants à la campagne. Il met au point un certain nombre de décrets27 officialisant sa
démarche qu’il qualifie de « dégourbification ». Le bidonville de Djebel Lahmar n’échappe pas
à ce phénomène et ses habitants font l’objet d’expulsion, le 19 février 1942. Cependant, ils ne
tardent pas à retourner dans le site. Malgré les tentatives de « dégourbification », de nouveaux
bidonvilles naissent autour de la médina entre les années 1943 et 195328.
Au cours de l’année 1944, l’Etat décide, par mesure d’hygiène, de démolir les bidonvilles29.
Celui de Djebel Lahmar échappe à la « dégourbification » puisqu’il doit accueillir les refoulés
du bidonville de Bab el Khadra30
ainsi que celui de Toukrana31. Jean-Baptiste Dardel et
Slaheddine Chedli Klibi, témoignent dans leur article que près de 300 gourbis de Tourkana ont
été refoulés dans la colline de Djebel Lahmar pour cause d’épidémie de variole32. « J’ai pu
savoir qu’il se construit plus de 200 gourbis par semaine, groupés en tribus ethniques »
explique, le Khalifat de Bab Souika, dans un rapport au Cheikh el Médina33. Ce même discours
se retrouve dans une lettre au vice-président délégué de la municipalité de Tunis au résident
général
34. Dans l’année 1953 s’établit le « plan topographique Danger » dans lequel on indique
les différents bidonvilles qui deviennent, selon la thèse de Jallel Abdelkafi, « une partie
intégrante de l’écologie urbaine tunisoise »35. Une ceinture d’habitats clandestins groupés
contourne la médina incluant, à la veille de l’indépendance, plus de quatre cent mille
habitants36. Elle constitue un danger pour la sécurité de la ville. C’est dans ces conditions de
foisonnement rapide et difficile à maîtriser que naissent les « opérations gourbis » menées par
le Commissariat à la Reconstruction au logement37. Selon le bulletin économique et social de
la Tunisie38, ces opérations ont commencé dans les bidonvilles de Garjouma, de Djebel Lahmar,
de Mellassine et de Kabarya39.



4- L’indépendance40
Avec l’indépendance du pays, des brigades sont constituées spécialement pour faire face au
foisonnement des bidonvilles. Elles effectuent, alternativement, des contrôles dans des endroits
suspects. L’arrêté de mai 1957 pris par le conseil municipal de la ville doit permettre d’identifier
les lieux clandestins et de procéder à la « buldorization ». En même temps, les autorités
préparent des études pour construire des logements appropriés aux habitants refoulés. Ceux-ci,
installés temporairement dans des tentes, attendent leur éventuel recasement. L’arrêté fut
rigoureusement appliqué à partir de l’année 1968.
Vers la fin des années 1970, l’Etat change de politique urbaine envers l’expansion des
bidonvilles. Selon la thèse de Morched Chebbi41, les événements du 26 janvier 197842 sont à
l’origine de cette nouvelle orientation qui converge de la démolition vers la tolérance et,
d’emblée, vers la réhabilitation. Ainsi, un travail sur le terrain et des recensements ont été
effectués, en 1978, par le bureau d’études français Groupe Huit
43, afin de réhabiliter les
bidonvilles de Djebel Lahmar et de Mellasine. L’étude indique, pour Djebel Lahmar, que plus de 40 000 habitants vivaient dans 4 650 logements44. Près de la moitié des logements observés
ne comportaient qu’une seule pièce. Ces bâtiments constamment inachevés, correspondent à
une « dynamique évolutive de la construction »
45. Ils sont construits à base de briques et de
parpaings. L’étude du Groupe Huit sur le bidonville de Djebel Lahmar indique aussi une densité
de 86 logements/hectare46
et de 790 habitants/hectare47. Alors que 67 % de ces logements
bénéficient de l’électricité, 53 % sont dotés d’un réseau d’eau potable et 41 % d’un réseau
d’égouts48.
Malgré les efforts de réhabilitation menés par l’Etat, les équipements sanitaires et hygiéniques
du bidonville de Djebel Lahmar demeurent insuffisants : « Les toilettes sont sommaires et se
déversent dans la rue. (…) Il n’y a pas de salle d’eau »49. Près de 20 % des logements de ce
bidonville offrent de mauvaises conditions de vie. Dans certaines zones, le chiffre atteint 50 %.
Ces logements s’insèrent dans des parcelles qui ne dépassent pas 70 m2
de superficie, voire
30 m2. Quant à la surface bâtie, elle mesure 50 m2
et ne dépasse pas 10 m2
pour les petites
parcelles. Les rues du bidonville de Djebel Lahmar sont, à la fin des années 1970, partiellement
goudronnées. La municipalité concernée a assuré la réfection de plus de quatre kilomètres de
ces rues. En revanche, trois kilomètres et demi des espaces de circulation restent des pistes.

D’après le dénombrement de 197850, nous constatons la présence de 317 lieux de commerce dont près de 2/3 sont réservés à l’alimentation. Nous constatons également l’existence de huit écoles primaires, de quinze écoles coraniques et de six mosquées. Nous retrouvons aussi un hammam, une polyclinique, un poste de police, un dispensaire, une maison du parti et un centre d’union des femmes. Nous trouvons encore un certain nombre d’équipements sportifs51. Par ailleurs, nous ne pouvons pas ignorer l’existence de la briqueterie qui date du début du XXe siècle. Implantée au sommet de la colline, elle témoigne de l’installation des premiers habitats sur ce site.




5- Aujourd’hui
A la révolution du 14 janvier 2011 a succédé une montée remarquable de chantiers de
constructions illégales, quasiment, dans toutes les villes de la Tunisie. Le bidonville de Djebel
Lahmar n’échappe pas à ce phénomène. En revanche, nous ne disposons que de très peu de
travaux scientifiques problématisant l’état actuel de sa morphologie. Nous nous sommes basés,
par ailleurs, sur notre immersion sur le terrain, sur des prises photographiques et des séquences
vidéo que nous avons effectuées in situ. Nous nous sommes appuyé, également, sur un plan
d’aménagement de la ville de Tunis daté des années 200052
et sur une vue satellite datée de
l’année 201853. Nous remarquons d’ailleurs que le bidonville de Djebel Lahmar conserve l’essentiel de sa morphologie héritée des années 1940. Nous remarquons également que les
équipements, jadis dénombrés par l’étude du Groupe Huit, n’augmentent que très peu en
nombre54.
En dépit des difficultés d’accessibilité de terrain que nous avons rencontrées, nous avons établi
un parcours séquentiel basé sur des images photographiques55. Ces images montrent un paysage
bâti dominé par la présence du béton armé et de la brique rouge. Cela confère à l’architecture
– plus précisément à la morphologie architecturale – un aspect d’inachèvement perpétuel. Cela
indique aussi une volonté de survivance des espaces construits, voire d’extensions éventuelles
qui demeurent orientées vers la hauteur. En ce sens, l’immeuble illustré par la figure 1956
exprime bien ce souci d’extension verticale. Par ailleurs, la plupart des photographies que nous
avons prises montrent des habitats à un57
ou deux étages58. L’immeuble de la figure 19 nous
semble un cas limite, une infraction exagérée, entre autres. Nous nous interrogeons, d’ailleurs,
quant à savoir s’il y a des cas similaires. Les constructions de la partie haute de la colline59
montrent, dans la majorité des cas, un premier niveau quasiment accompli et comportant,
souvent, des travaux de réparations ponctuelles. Le deuxième et le troisième niveau sont,
inversement, en état de chantier total et de longue haleine. Les travaux de chantier en sont, dans
la plupart des cas, au second œuvre et à un stade très peu avancé. Ces constructions, malgré
leur inachèvement, sont habitées.
Le bidonville de Djebel Lahmar, bien que les travaux de chantier soient encore en cours, est un
quartier quasiment réhabilité. Ses rues et ses ruelles sont goudronnées60, équipées d’un réseau
d’égout, d’eau potable 61, d’électricité62
et d’éclairage public. En revanche, son extension
actuelle, en dépit de la vitesse à laquelle elle s’effectue, n’en est qu'à ses débuts. Il est cependant
prématuré d’imaginer sa morphologie dans les années à venir puisque la position politique
envers un tel phénomène demeure « tolérante » et « ambiguë ». Sur le plan pratique, nous
n’avons pas assisté à des opérations de démolition ou à des mesures préventives sérieuses prises
par l’Etat.





























