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13| 2022

La place et la signification du végétal dans la Médina de Tunis.
Une dimension cachée

Imène Zaâfrane Zhioua

Mots clés

Médina de Tunis, végétal, nature en ville, services écosystémiques, urbanisme végétal.

Abstract

The place and meaning of plants in the Medina of Tunis: the hidden dimension

The object of this article is to reveal a hidden dimension, a discreet presence, rarely spoken about by the city’s historians, that of the vegetal in the Medina of Tunis. The vegetal has always accompanied the development of the city through ages, each time taking a different place and meaning. This is what we have aimed to show through bibliographic research, analysis of cartographic documents, traveller’s stories as well as interviews with historians and heritage architects. Almost invisible, the vegetal once gave its place to the building according to the densification of the city. Today, we notice that the vegetal is coming back to the public space thanks to the operations carried out by the Association de Sauvegarde de la Medina and is regaining the private sphere to occupy the place of the buidings. The Medina enters a new phase of its relationship with plants. Nature reclaims its rights in the interstices of the old city, offering multiple “ecosystem services” to its inhabitants, and has good days ahead of it.

Keywords

Medina of Tunis, vegetation, nature in the city, ecosystem services, plant town planning.

الملخّص

الغرض من هذا المقال هو الكشف عن بُعد خفي ، ووجود متكتم نادراً ما يتناوله مؤرخو المدينة ، وهو بُعد نباتي في مدينة تونس ، وقد رافق دائماً تطور المدينة عبر الزمن ، وفي كل مرة يأخذ مكاناً ومعنى مختلفين وهذا ما سعينا إلى إظهاره من خلال البحوث الببليوغرافية ، وتحليل وثائق الخرائط ، وتدوينات الرحّالة فضلا عن المقابلات مع المؤرخين ومهندسي التراث. حاضر بطريقة خفية ، غير مرئية تقريبا ، احتل البناء مكان النبات في الماضي تبعاً لكثافة المدينة . واليوم ، يعود لامتلاك الفضاء العام بفضل العمليات التي أجرتها جمعية صيانة مدينة تونس و هو يحتلّ الفضاء عوضا عن البناءات حيث تدخل المدينة مرحلة جديدة من علاقتها بالنباتات. وتستعيد الطبيعة حقوقها في المناطق المتداخلة من المدينة القديمة ، وتقدم"خدمات النظام الإيكولوجي" المتعددة لسكانها.

الكلمات المفاتيح

مدينة تونس،النباتات،طبيعة في المدينة، خدمات النظام الإيكولوجي، التخطيط النباتي.

Pour citer cet article

Imène Zaâfrane Zhioua, « La place et la signification du végétal dans la Médina de Tunis. Une dimension cachée », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°13, Année 2022.

URL : https://al-sabil.tn/?p=6349

Texte integral

Introduction

La nature et l'homme travaillent ensemble à forger leur histoire, suggère Moscovici (1968), parce que l'homme est à la fois sujet et créateur de la nature. De tous temps, les hommes ont composé avec la nature en ville. Celle-ci se présente aujourd’hui comme un objet hybride entre artifice et nature offrant une multitude de combinaisons entre le minéral et le végétal, sans cesse renouvelées au fil du temps. Les paysages urbains sont la meilleure illustration de cet assemblage de textures minérales et vivantes, de formes environnementales bâties et végétales constitutives de notre cadre de vie. À l’ère de l’urbain généralisé, la ville serait, comme le souligne Paquot (1994), devenue notre « nature ». Dans cette perspective, il convient de dépasser les oppositions entre minéral et végétal, nature et culture au profit d’une étude des relations que les humains entretiennent avec les milieux et les paysages urbains.

Grands parcs et petits jardins publics ou privés, coulées vertes et boulevards plantés, bois et bosquets, façades et toitures végétalisées, jardins de poche et patios plantés sont quelques-unes parmi les multiples formes que prend aujourd’hui la nature en ville. Le végétal en est la figure majeure. Il est désormais considéré comme un actant du paysage urbain. Il fournit de multiples services écosystémiques aux habitants et répond à leur désir de nature. Il participe à la composition, à la structuration et à la qualité de l’espace urbain ; il rend l’air plus respirable et la ville plus supportable à ses habitants en y apportant ombre et fraîcheur ; il participe à la conservation de la biodiversité et au maintien des écosystèmes ; enfin, face à l’urgence climatique, le renforcement de la présence du végétal en ville est devenu un impératif majeur. Grâce à la large gamme de services écosystémiques rendus aux citadins, les espaces végétalisés en milieu urbain représentent un enjeu à la fois écologique, sanitaire, social et culturel. Une nouvelle alliance se dessine ainsi entre la ville et la nature.

Les historiens sont de plus en plus nombreux à interroger les rapports entre les sociétés humaines et leur environnement à travers les âges. Des jardins de l’antiquité aux maillages verts métropolitains en gestation c’est toute une histoire urbaine qui se dévoile et éclaire nos manières d’aménager la ville à la lumière du temps long. On a souvent opposé la ville à la nature. L’importance que nous accordons aujourd’hui aux enjeux environnementaux nous pousse à changer de regard. La tâche urgente de l’urbanisme végétal, consiste à nous aider à réconcilier la ville avec elle-même et avec la nature. De fait, le végétal a toujours accompagné le développement de la ville, même sous les latitudes les plus arides et dans les périodes les plus stériles. Mais il reste trop souvent encore une « dimension cachée » comme le dirait Hall (1971) de l’histoire de la ville.

Des ouvrages de référence récemment publiés permettent d’appréhender l’histoire des savoirs architecturaux et urbains tunisiens dans leurs interrelations aux sociétés et aux acteurs qui les mettent en œuvre2. L’histoire de Tunis, soulignait le Ministre des Affaires Culturelles en préface du remarquable ouvrage sur la métropole arabe, est l’histoire de sa mémoire sociale et culturelle, de son patrimoine, de son art de vivre et ses coutumes. L’histoire de Tunis est aussi celle de la place et du rôle de ses multiples formes végétales. Une dimension souvent effacée inconsciemment par les langages disciplinaires des historiens de l’architecture et de l’urbanisme.

Examinant la nature végétale de la ville au croisement de son histoire sociale et économique, notre réflexion sur la Médina de Tunis, montre de quelles manières les espaces verts et les végétaux apparaissent aussi des biens patrimoniaux et des instruments d’urbanité, de bien-être ou de bien vivre. Construite dans le Haut Moyen Âge, la Médina de Tunis obéit aux mêmes logiques constructives que les villes de la même époque en Europe. L’histoire du palimpseste urbain tunisois s’accélère dès la fin du XIXe siècle. Nous nous proposons dans ce qui suit, d’identifier la place et le rôle du végétal, dans la Médina de Tunis et ses environs en analysant les récits de voyageurs, mais aussi une iconographie issue de sources diverses au prisme de la clef offerte par la notion de services écosystémiques. Comme le souligne, Mollie3, l’urbanisme végétal ne se limite pas aujourd’hui à ce qui en a fait le fondement pendant des siècles, à savoir l’agrément et l’ornement. Considérée souvent comme secondaire, la composition végétale, « l’art des parcs et des jardins », doit aujourd’hui être repensée comme un élément structurant de l’organisation urbaine, de son habitabilité.

1. La Médina des origines à la période Ottomane : organisation spatiale, place du végétal

« Tandis qu’en Europe la civilisation et l’environnement médiévaux prennent forme, dit Benevolo dans le monde méditerranéen la civilisation islamique est déjà pleinement développée »4. Les villes fondées et transformés par les arabes, souligne-t-il encore, se ressemblent beaucoup et ont maintenu leur structure d’origine jusqu’à l’époque moderne. C’est le cas de Tunis. Ancien comptoir phénicien, mentionné dès le IVe siècle avant J.-C., crée par des marchands partis de Tyr et de Sidon, l’histoire de Tunis de son ancien nom Thunes ou Tunes, a été incessamment marquée par les conquérants qui sont venus l’occuper. Durant la période antique, Tunis restera dans l’ombre de Carthage. Elle suivra Carthage dans sa chute quand celle-ci sera détruite par les armées de Scipion en 145 avant J.-C. et profitera de sa reconstruction un siècle plus tard. Depuis sa fondation par les arabes au VIIe siècle et jusqu’à la veille du protectorat français, la ville de Tunis sera constituée essentiellement de la Médina. Ce noyau central verra naître à ses portes deux faubourgs, l’un au Nord et l’autre au Sud, au XIIIe siècle, au moment où la ville accède au rang de capitale du pays. L’ensemble sera entouré, avec la Kasbah, d’une enceinte percée de sept portes et formera une entité qui traverse les siècles sans dépasser les limites ainsi fixées.

Lovée au fond du golfe qui porte son nom, légèrement en retrait du littoral méditerranéen, le site est situé sur un plan incliné qui descend vers la mer. Il comporte une variété paysagère grâce à un ensemble collinaire et plusieurs plans d’eau. La ville est entourée de terres fertiles arrosées par les Oueds Medjerda et Meliane : on cite les jardins de Mornag au Sud, de la Soukra au Nord, mais aussi des champs maraîchers au contact de la Médina. La ville était entourée d’une ceinture nourricière qui la fournissait en produit frais.

Fig. 1. Le site de Tunis au XIXe siècle.
Source : Paul Sebag, 1998, p. 11.
Fig. 2. Le site de Tunis, gravure extraite du Voyage illustré dans les deux mondes, Paris, 1862.
Source : F. Ben Mahmoud et M. Brun, 2012.

Ces faubourgs conservent encore quelques rares jardins, comme à Dar Ben Abdallah et jusqu’à récemment à Dar Hussein, des vestiges des anciens vergers qui occupaient ces espaces. La Médina se dote aussi au fil du temps de monuments tels que des mosquées, médersas (écoles), mausolées, hospices, etc.

1.1 Une organisation spatiale concentrique

La Médina de Tunis s’est construite dans une logique concentrique autour de la mosquée Zitouna. La mosquée principale est l’élément fondateur de la ville. C’est un espace public central, qui est d’abord l’espace du religieux. Un espace du sacré qui est l’élément structurant à partir duquel tout s’ordonne : le temps, l’espace, la société. La Médina est d’abord la citadelle de la foi. La mosquée se trouve à l’intersection des axes Nord-Sud et Est-Ouest le long desquels s’est développée la ville. Elle est reliée aux portes de la Médina par des artères principales : les souks. Ceux-ci constituent un espace économique, une forme de centralité linéaire qui jouxte, enserre ou englobe la mosquée et ses annexes. Ils sont organisés par corporations, les métiers les plus nobles comme les bijoutiers, parfumeurs et tisserands, se regroupant près de la mosquée tandis que les métiers les plus salissants sont rejetés en périphérie, comme les tanneurs, les teinturiers et les potiers. D’autres artères principales desservent l’espace dédié à l’habitation. Celui-ci est organisé en îlots desservis par un système de ruelles et d’impasses. Les artères centrales se prolongent ainsi au-delà des portes dans la campagne environnante desservant les terres cultivées de l’arrière-pays.

Dans la Médina, la voirie est organisée selon un système hiérarchisé qui sépare nettement l’espace public de l’espace privé : l’espace public de la mosquée et des souks d’une part, et l’espace résidentiel privé organisé en quartiers refermés sur eux-mêmes, d’autre part. Petite ville dans la ville, le quartier (huma) est organisé autour de sa mosquée, d’une manière autonome avec son bain maure (hammam), son école coranique (kouttab) et son petit souk pour les besoins quotidiens5. Au sein du même quartier, les grandes demeures et les maisons les plus modestes se côtoient. L’espace est organisé non pas sur des règles ségrégatives, mais plutôt sur le principe de la préservation de l’intimité des maisons. Les façades sont sobrement traitées et les maisons introverties. Pour garantir la sécurité et l’intimité des maisons, les quartiers possèdent des portes qui sont fermées la nuit venue.

A l’intérieur de ces îlots, les maisons sont bâties sur le modèle de la maison à patio hérité de l’atrium romain. Habitation commune, maison bourgeoise, grande demeure ou palais, toutes les maisons de la Médina sont construites sur ce modèle. De forme généralement carrée, il est le cœur battant de la demeure6. C’est le lieu où se déroulent une grande partie des activités de la maison, mais c’est aussi le lieu où le soleil et la terre se mêlent. Les maisons de la Médina, ne possèdent pas de fenêtres sur la rue, c’est sur le patio que s’ouvrent les chambres. Il fait rentrer l’air et le soleil dans la maison. C’est la fenêtre sur le ciel de la maison mais aussi son jardin intérieur. Dans la Médina, les maisons tournent le dos à la rue. Les façades sont inversées : celles qui s’ouvrent sur le patio sont plus ou moins richement décorées, tandis que les façades côté rue en sont dépourvues. L’espace de la rue devient un espace résiduel dont la principale fonction est le déplacement. La Médina est aussi l’espace des oppositions : entre l’espace privé et l’espace public d’une part, entre le centre occupé par les activités religieuses et commerciales et l’habitat situé en périphérie de l’autre.

1.2 L’espace public et la place du végétal : une présence discrète

Dans la Médina, l’espace public prend un sens différent de celui de la ville occidentale. Il n’existe donc pas de places d’armes ou autres places publiques comme dans les villes européennes. Les forums, les grandes places publiques, les jardins publics n’existent pas non plus. Lieu de rencontre et de prière, la mosquée est l’espace public majeur de la Médina. Elle représente un vaste dégagement dans le tissu dense de la ville, elle est l’espace de rencontre des habitants. Empreinte de religiosité, la cour de la mosquée n’autorise cependant pas tous types d’échanges comme les échanges ludiques ou commerciaux. Ceux-ci ont lieu dans les souks entourant la mosquée. Serge Santelli rappelle :

« L’espace public majeur de la ville est la mosquée, lieu de rencontre et de prière des musulmans. La cour de la mosquée, souvent vaste, n’est-elle pas un espace public déterminant au centre de la ville ? (…) Les souks et les itinéraires principaux qui relient la mosquée aux portes de la Médina constituent le second espace public de la ville»7.

L’examen des plans montre cependant l’existence de vastes espaces libres dans les faubourgs de la ville, près des portes (rahbat), où l’on vendait des moutons, des chevaux ou des grains, « ces rahbas sont en réalité des poches du monde rural dans le tissu urbain »8. Ces espaces ont été représentés dans des cartes postales de la fin du XIXe siècle qui montrent des places, bordées d’arbres. Ci-dessous la place aux Chevaux dans le faubourg Sud et la place Halfaouine9 dans le faubourg Nord. Il s’agit de rares témoignages de présence végétale dans l’espace public.

Fig. 3. Vue aérienne de la Médina et la mosquée Zitouna. Le site de Tunis au XIXe siècle.
Source : Mohamed Saleh Jabeur, in A. Daoulatli, 2018.
Fig. 4. Le souk des étoffes.
Source : Carte postale ancienne.
Fig. 5. Place aux chevaux, faubourg Sud.
Source : https://www.geneanet.org/cartes-postales/view/6702324#0
Fig. 6. Place Halfaouine, faubourg Nord.
Source : https://en.geneanet.org/public/img/gallery/pictures/cartes_postales/10/7405663/large.jpg

Pas de places dans le sens propre du terme, mais presque pas d’espaces publics végétalisés non plus. L’ambiance urbaine, plutôt austère, n’est pas propice à la promenade. Les historiens de la ville ont cependant repéré outre ces rahbas, avec une fonction de marché aux portes de la Médina, deux autres catégories de places : les places d’articulation urbaine et les places parvis10.

1.3 Des jardins intérieurs, lieux de contemplation : en symbiose avec la nature

Il ressort de l’analyse de la structure et de l’organisation spatiale de la Médina et des entretiens réalisés avec des historiens de la ville11 que le végétal est absent de l’espace public. Jamila Binous, estime que les arbres n’avaient pas leur place dans les rues de la Médina. Les voûtes donnaient suffisamment d’ombrage.

« Il y avait des vignes sur le pourtour des portes qui servaient essentiellement à y attacher la monture et procurer un peu d’ombrage (…) Les tunisois vivaient dans leurs demeures, et pour les plus aisés dans leur sénias extra-muros. C’est uniquement là que les habitants pouvaient être en contact avec des arbres et des végétaux d’une manière générale»12 .

Zoubeir Mouhli note que le végétal était présent dans les cimetières intramuros et les jardins attenants aux demeures situées dans la périphérie, essentiellement dans les faubourgs Nord et Sud. Ces espaces végétalisés ont quasiment tous disparu aujourd’hui avec la densification des faubourgs. Il ne s’agit pas d’un manque d’intérêt pour les jardins et la nature d’une manière générale. Bien au contraire, le végétal, lorsqu’il est présent, occupe une place de choix dans la ville. Il se trouve au cœur des maisons, dans l’espace le plus intime, dans le patio, au plus près des habitants. Les patios, souligne Jamila Binous, comportaient des arbres ainsi que des plantes parfumées. « La majorité des espèces, qui étaient plantées dans les demeures, dit-elle, sont des espèces parfumées (les agrumes, le jasmin, les plantes aromatiques). L’odorat joue un très grand rôle dans la culture »13. On y plantait des arbres fruitiers comme le pêcher, le cognassier ou l’oranger, espèces utiles pour leurs apports nourriciers, mais aussi un figuier ou un olivier, arbres considérés comme sacrés car maintes fois cités dans le Coran. Pour les demeures plus modestes dont le patio est trop petit, les habitants cultivent des plantes en pots (menthe, basilic, jasmin, verveine) qui leur permettent de maintenir un lien avec la nature.

La nature étant considérée comme une création de Dieu dans l’islam, le jardin est un lieu de contemplation de l’œuvre divine. Ils sont des « lieux où l’homme se concerte avec la nature pour qu’elle célèbre, par le spectacle de sa propre fertilité, les inépuisables bienfaits de la Création (…). Il s’agit de célébrer la Création sans l’imiter »14. La Création étant suffisante à la gloire du Créateur, il revient à l’homme non pas de copier les formes de la Création, mais de les représenter par un ensemble de signes qui serviraient à les comprendre. Le jardin pourrait constituer un lieu non seulement de célébration de la Création divine, mais une « image-idée du monde ». Il prend ainsi une dimension symbolique et religieuse. Ces dimensions sont inscrites dans l’espace par le biais du modèle quadripartite. Le thème de cette division, antérieur à l’islam (charbagh), a été repris par la civilisation arabo-musulmane pour symboliser une image du paradis avec les quatre fleuves cités dans le Coran. Il représente ainsi non seulement une image-idée du monde, mais aussi du paradis dont rêve tout croyant. Il est un espace où l’homme entre en symbiose avec la nature.

Le charbagh représente l’archétype du jardin arabo-musulman. Il est défini comme « un enclos de verdure quadripartite entouré de hauts murs, structuré par des canaux issus d’un bassin central »15. Deux allées se croisent au centre du patio et mènent à l’entrée des chambres, dans l’axe de symétrie de la façade. L’espace du patio /jardin se situe en continuité avec l’espace intérieur : même traitement du sol et pas de dénivelé. A l’intersection des deux allées se trouve parfois une fontaine. L’eau, symbole de vie, est omniprésente. L’espace de l’allée est un espace « propre », un espace où on pourrait marcher pieds nus16. Ce modèle a été repris dans tout le monde musulman, il est resté immuable dans ses principes et s’est adapté à chaque culture qu’il a rencontré. Ce modèle a été repris dans tout le monde musulman, il est resté immuable dans ses principes et s’est adapté à chaque culture qu’il a rencontré.

Quelques patios plantés de la Médina reproduisent le modèle de jardin quadripartite comme le patio de Dar Othmane. Celui-ci a été transformé en jardin en 1936, lors de la restauration du palais17. D’autres demeures possédant des jardins ont été identifiées dans la Médina, comme Dar Lasram, Dar Ben Abdallah, Dar Ben Ayed, Dar Bouhechem, Dar Chelbi ou le Palais Kheireddine.

Fig. 7. Le patio de Dar Othmane.
Source : https://www.voyage-tunisie.info/dar-othman-tunis-tunisie/

D’autres édifices à usage public comportaient aussi des patios plantés comme les médersas (école coranique) ou les cafés. On cite, à titre d’exemple, la médersa El Bachiya (1752), la médersa En-Nakhla (du palmier,1714). Au milieu du XIXe siècle Henry Dunant rapporte :

« Les faubourgs sont remplis de marchands maures de toutes espèces et de voituriers maltais ; on y trouve aussi des sculptures de marbre et d’albâtre, et un grand et élégant café mauresque avec jardins, kiosques et musique»18 .

En se densifiant, la Médina a perdu d’anciens jardins plantés d’arbres fruitiers (agrumes, grenadiers, pruniers et oliviers) essentiellement dans ses faubourgs qui ont gardé longtemps un caractère rural. Le faubourg sud en particulier, urbanisé tardivement, comportait plusieurs mausolées et zaouias noyés dans la végétation. Jacques Revault reconstitue le paysage de ce quartier :

« On les trouve probablement au milieu de jardins que les citadins possèdent intra-muros, les blanches coupoles émergeant des oliviers, mûriers, figuiers, orangers, citronniers… des vergers urbains »19.

Fig. 8. Médersa Ennakhla.
Source : photo Issam Barhoumi.
Fig. 9. Médersa Bachiya.
Source : photo Omar Hamdi.
Fig. 10. Intérieur de maison israélite à Tunis.
Source : Charles Lallemand, 1890.
Fig. 11. Scène dans un café à Tunis, vers 1900.
Source : Ben Mahmoud, F. et Brun, M., 2012.

Si plusieurs palais ont été édifiés dans cette partie basse de la Médina, comme le Dar Othmane et le Palais Ben Ayed, c’est en raison de l’attrait des jardins aux frais ombrages avec l’irrigation régulière de norias. La Médina a aussi perdu d’anciens cimetières intramuros qui constituaient des lieux de respiration pour les habitants. Jamila Binous affirme :

« Les cimetières jouaient un rôle très important auprès des habitants. Les femmes sortaient les après-midis au printemps, prendre l’air au cimetière du Gorjani, allumer des bougies en l’honneur de Saida Manoubia qui y était inhumée et prendre le thé pendant que les enfants jouaient dans l’herbe »20.

D’autres habitants de la Médina préfèrent aller chercher la fraîcheur et l’ombrage des jardins à l’extérieur des remparts de la ville. Zoubeir Mouhli21 estime que les grandes familles tunisoises passent uniquement la période hivernale dans la Médina, l’été, elles vont dans les résidences en bord de mer tandis qu’elles passent le printemps dans les propriétés agricoles du côté de Mornag, de l’Ariana ou de La Manouba.

1.4 Le végétal dans les environs de la Médina : un rôle d’agrément et nourricier

En dehors des patios de la Médina, les tunisois retrouvaient le contact avec les jardins et la nature dans les environs de la cité. Ces jardins ont été aménagés à l’extérieur des remparts dans les périodes de paix. Jacques Revault nous rapporte les descriptions de palais et jardins de la période hafsides (XIIe et XVIe siècle) des chroniqueurs arabes et des voyageurs étrangers qui les ont visités22. Ces jardins se situent entre les abords de la Kasbah et les rivages de la Marsa et rappellent les parcs de l’Orient et de l’Andalousie. Ils ont actuellement disparu. Les plus connus sont les jardins d’Abou Fehr et de Ras Tabia. Ibn Khaldoun (1332-1406) décrit le jardin d’Abou Fehr, édifié par le sultan El Mostancer (1228-1277) au Nord de la Médina, aux environs de l’Ariana23. Une description d’Ibn Khaldoun rapportée par P. Ricard donne des indications sur le jardin :

« Il contient des kiosques nombreux, et un énorme bassin dans lequel l’eau arrive par l’aqueduc ancien (…) Cette pièce d’eau était assez grande pour que les femmes du sultan s’y promenasse en nacelle. (…), tous les soins prodigués à ce site le rendaient si cher au sultan que pour en jouir, il avait abandonné les lieux de plaisir construits par ses prédécesseurs »24.

Cette description sous-entend l’existence d’autres jardins de plaisance dans les environs de la ville. En effet, Brunschvig, revient sur la description du jardin d’Abou Fehr d’Ibn Khaldoun :

« Al-Mustansir avait aussi tenu à créer, pour son prestige et son plaisir, un autre parc : ce fut, plus loin, au nord de la capitale, quinze-cents mètres avant l’Ariana, le jardin d’Abu Fihr, dont les bosquets, les pavillons de marbre et de bois sculpté, le grand bassin où canotaient les dames de la cour sont célébrés avec enthousiasme par Ibn Khaldoun ». Il cite également d’autres jardins au nord de la Médina : « Cependant, la banlieue offrait aussi aux regards un autre spectacle, plus riant ; celui des jardins et des vergers, principalement au nord de la ville, qui devaient à l’immigration andalouse la variété et la perfection de leurs cultures, leur agencement soigné et de bon goût. Les propriétés privées y voisinaient avec des parcs et palais sultaniens, où le souverain et son entourage venaient se délasser de la vie un peu étriquée de la Kasbah »25.

Dans le même ouvrage, l’auteur livre une description détaillée du jardin de Ras Tabia, à proximité immédiate d’une des portes de la Médina (Bab Saâdoun). Non loin du lieu où était édifié le palais de Ras Tabia, nous trouvons encore aujourd’hui un autre palais : le palais du Bardo et ses jardins, maintes fois remaniés au cours des derniers siècles. Dans sa Description de l’Afrique26, Léon l’Africain mentionne le palais et les jardins du Bardo ainsi que d’autres jardins qui ne semblent plus être des vergers. Le Chevalier d’Arvieux donne une description du palais du Bardo qui laisse penser qu’il s’agit d’un jardin intérieur avec une pièce d’eau à l’image des aguedals marocains. Les souverains hafsides furent imités par les notables de la ville qui établirent à leur tour des maisons de plaisance entourées de jardins dans les environs de Tunis. Ibn Khaldoun27 parle de « maisons de campagne et des jardins dans lesquels citronniers et cyprès avoisinaient, dit-on, avec lauriers roses et blancs ». Brunschvig28 mentionne un nombre important de jardins autour de Tunis, environ quatre mille jardins remplis de plantes parfumées, mais aussi d’arbres fruitiers. Ces jardins ont subi de profondes modifications au moment de l’instauration du Protectorat. Il ne reste aujourd’hui aucune trace de ceux des époques précédentes. La description de Tunis au XIe siècle d’El Bekri mentionne la présence de vergers et palais entourés de jardins dans les environs de Tunis :

« Le Djebel Es-Siada est couvert (…) d’oliviers, d’arbres fruitiers et de champs cultivés. (…) Cette localité renferme un palais bâti par les Aghlebides ; on y plante des arbres fruitiers et une grande variété d’arbustes odoriférants (…). De ce côté de la ville, on voit plusieurs châteaux construits par les Aghlebides, et quelques jardins plantés en arbres fruitiers et en plantes aromatiques ». El Bekri décrit également des jardins à proximité immédiate des remparts de la ville, « Du même côté est la porte de Carthage ; entre elle et le fossé (qui entoure la ville) on remarque un grand nombre de jardins et plusieurs puits surmontés de machines hydrauliques »29.

2. De la période Ottomane à la veille du protectorat : une nature cultivée, domestiquée et productive

Tunis passe à la fin du XVIe siècle sous domination Ottomane. La ville est conquise par les Turcs en 1574 et devient une province de l’empire ottoman. Le nouveau pouvoir a la sagesse de conserver les institutions qu’il trouve en arrivant dans le pays, tenant compte de l’organisation administrative héritée de la dynastie hafside. Les historiens estiment que la Médina a pris la forme et la structure que nous lui connaissons aujourd’hui durant cette période30. La présence de l’eau et de terres fertiles a poussé les souverains à édifier des palais entourés de jardins dans les environs de la capitale31.

2.1 Les vergers et les maisons de plaisance dans les environs de la Médina

La présence de jardins autour de la ville est déjà visible sur la carte de Tunis et ses environs datant du XVIe siècle qui mentionne l’existence de hortus, mais aussi de « jardins d’air » luftgarten et thiergaten 32. Sont aussi représentées (en perspective) des habitations avec des jardins entourés de clôtures de forme carré ou circulaire et dans lesquels on peut voir des animaux, ce qui fait penser à un enclos.

Fig. 12. Tunis et ses environs en 1598.
Source : Paul Sebag, 1998.
Fig. 13. Vue générale de Tunis en 1574.
Source : Paul Sebag, 1998.

Ces jardins sont localisés au Nord-Ouest et à l’Ouest de la ville. La « Vue générale de Tunis en 1574 »33représente les mêmes jardins entourés de palissades que la carte. Elle semble être prise d’un point de vue à l’Ouest de la ville. Au premier plan, on peut voir un jardin de forme carrée comportant un tracé régulier qui semble être un verger fortifié ainsi qu’un palais entouré d’un jardin planté d’une végétation luxuriante et une habitation de moindre importance entourée également d’un jardin34. En arrière-plan, au-delà de la ville, on peut voir le lac avec l’îlot Chekly et plus loin la mer. Les documents disponibles ne permettent pas d’identifier clairement les jardins représentés sur la carte et la vue de Tunis, mais les récits de voyageurs de cette époque mentionnent la présence de jardins dans les environs de Tunis (Palais de La Abdelliya à La Marsa), ainsi que la restauration des jardins et des vergers attenants au palais du Bardo. Ibn Abi Dinar35 constate que la prospérité économique dont jouissaient les habitants de la ville à cette époque, due essentiellement au développement de la Course et à l’arrivée des andalous chassés d’Espagne, permettait à un grand nombre de tunisois d’édifier des maisons et des jardins à la campagne.

L’avènement de la dynastie husseinite, imprime dès 1705, un élan urbanistique qui met en œuvre la construction de nombreux édifices ; la réhabilitation et la construction des remparts extérieurs enserrant les nouveaux faubourgs ; la construction de palais majestueux embellis et sublimés par une végétation luxuriante. Les quartiers résidentiels sont habités sélectivement par un groupe ethnique ou une classe sociale. La partie basse accueille les gens de condition modeste et les minorités juives et chrétiennes. Dans la partie haute se répartissent au Nord les fonctionnaires de l’administration turque, et au sud les notables andalous issus des migrations du début du XVIIe36.

2.2 Le XIXe siècle : un goût de plus en plus prononcé pour les jardins

Les XVIIIe et XIXe siècles, constituent une période de prospérité et de tranquillité pour les habitants de Tunis. Mohamed Seghir Ben Youssef (1705-1771)37 décrit les environs de Tunis:

« Les routes devinrent sûres et le pays prospère… les villas et les jardins se repeuplèrent et des palais, en nombre incalculable, furent construits dans la campagne, ce qui ne s’était pas vu aux époques précédentes».

La ville s’enrichit par des extensions hors de ses remparts à la fin du XVIIIe siècle par la construction de deux nouveaux quartiers à l’Est et Nord-Est de la Médina. Au tout début du XIXe siècle, souligne Bilas38, on assiste à des opérations d’envergure : la reconstruction du palais Dar el-Bey et l’aménagement au cœur du faubourg nord d’un vaste ensemble regroupant une mosquée, divers équipements et activités ouverts sur une grande place qui sera par la suite plantée et aménagée à « l’européenne » au milieu du siècle. Dès la deuxième moitié du XIXe siècle, la région de Tunis offre un paysage de petits villages à vocation agricole et une campagne parsemée de vergers et d’habitations de plaisance entourées de jardins. Les principaux habitants de Tunis, souligne Revault, « possèdent des maisons de campagne avec de jolis jardins, où les orangers, les amandiers, les figuiers plantés sans aucun ordre et très rapprochés les uns des autres, forment des voûtes impénétrables aux rayons du soleil»39.

Il s’agit de villas nobiliaires, petites propriétés agricoles qui sont utilisées pour la plaisance. Autour de l’habitation, des plantes odorantes sont disposées pour le plaisir des habitants des lieux qui viennent s’y réfugier pendant la période estivale pour fuir la chaleur de la ville. Le dispositif d’arrosage (noria et bassin) est un trait typique des domaines agricoles. Les traits communs des jardins des environs de Tunis sont les allées de cyprès qui structurent la propriété et cadrent la perspective sur la façade de l’habitation.

Fig. 14. Allée de cyprès à Ksar Essaâda à La Marsa.
Source : photo auteure.
Fig. 15. Allée de jasmins à Ksar Essaâda à La Marsa.
Source : photo auteure.

De part et d’autre s’étend la trame régulière des plantations d’agrumes ainsi que d’autres arbres fruitiers40 :

« Les (…) allées de cyprès y rappellent les jardins de l’Orient, de l’Andalousie et de l’Italie. Leurs murailles sombres s’opposent toujours au feuillage des oliviers et amandiers auxquels se mêlent figuiers, caroubiers, orangers, citronniers et grenadiers ».

On peut encore voir les longues allées de cyprès dans les jardins du palais Ksar Essaâda à la Marsa, l’actuel hôtel de ville. On peut jouir de la vue des jardins de plusieurs points de vue : depuis un kiosque, depuis une terrasse aménagée ou bien depuis les fenêtres de l’habitation. Les jardins des grandes propriétés possèdent des pavillons décorés de bois, marbre, stuc et faïence qui permettent aux occupants des lieux de profiter de la fraicheur et de la vue des jardins. Il subsiste notamment aujourd’hui deux pavillons en bon état : la Kobbet el Houa du parc du Belvédère, réplique d’un pavillon qui se trouvait dans les jardins du palais de la Rose à la Manouba et le pavillon des jardins de Dar El Kamila à La Marsa, actuelle résidence de l’ambassadeur de France. Les paysages tunisois du XIXe sont immortalisés par les voyageurs aussi bien dans les récits qui ont été cités plus haut que par les artistes peintres et graveurs.

Fig. 16. Pavillon en bois à Dar El Kamila.
Source : http://www.webdo.tn/2018/07/14/petite-histoire-de-dar-el-kamila-residence-des-ambassadeurs-de-france/.
Fig. 17. Kobbet el Houa au Parc du Belvédère.
Source : photo auteure.
Fig. 18. Tunis, vue de Saneat Eftoor, 1833.
Source : Zouhir Chelli, 1992.
Fig. 19. Gammarth, première moitié du XIXe siècle.
Source : Zouhir Chelli, 1992.

La figure intitulée « Tunis, vue de Saneat Eftoor » (1833), montre une scène qui se déroule aux abords d’une maison de plaisance. On voit l’habitation surélevée (le bordj), la haie de figuiers de barbarie, la noria, le verger, au loin la vue sur la Médina. La figure représentant Gammarth dans la première moitié du XIXe siècle, montre une localité du littoral nord avec un paysage parsemé de grandes demeures noyées dans la verdure. Les propriétés sont entourées de clôtures et les habitations surélevées. Les résidences de plaisance de la région de Tunis sont en général surélevées : le rez-de-chaussée est réservé au makhzen (dépôts) et aux écuries tandis que les pièces d’habitation se trouvent à l’étage. Contrairement aux habitations de la Médina, les façades des maisons de campagne sont largement ouvertes sur les jardins et les vergers environnants, ce qui permet à leurs occupants de jouir de la vue et aussi de profiter, le soir venu, de la brise de l’été. Cet engouement pour l’édification de maisons au milieu de jardins, à la campagne ou en bord de mer, témoigne d’un goût prononcé pour la nature. Une nature cultivée, domestiquée et productive dont la présence se manifeste à travers les jardins de fleurs odorantes, les jardins maraîchers et les vergers d’arbres fruitiers.

Beya Abidi41 décrit l’édification des palais de plaisance de la région de Tunis à l’époque husseinite en deux étapes : la construction du palais et l’aménagement du jardin. Ce dernier permet de relier l’urbain à la nature. Beya Abidi explique que l’emplacement du palais est d’abord choisi avant de procéder à l’aménagement de la senia42. Une fois les plans du palais établis, les ouvriers procèdent aux travaux de terrassements et d’amendement du terrain. Des documents d’archives cités par l’auteure indiquent que certains végétaux ont été transportés par voies maritimes d’autres régions du pays mais aussi d’autres contrées. Viens alors l’étape du tracé de la sénia. Le tracé des allées doit obéir à des exigences esthétiques ainsi qu’à des impératifs fonctionnels liés au déplacement. Les allées sont par la suite bordées d’arbres (cyprès et palmiers par exemple, voir figure 15) afin de souligner les axes de composition du jardin et procurer de l’ombrage aux visiteurs ainsi que d’arbustes aromatiques. Elles sont délimitées par des murets en pierre et de bancs parfois ornés de coquillages. Elles mènent généralement au palais ou à des kiosques établis dans la sénia. Chaque sénia comporte au moins deux allées principales et des allées secondaires moins larges. Celles-ci sont soit recouvertes de sable, de cailloux ou de pavé. Les clôtures, quant à elles, étaient maçonnées ou bien végétales généralement constituées de figues de barbarie ou de cyprès. La sénia comporte également un ensemble d’ouvrages hydrauliques composé de puits, de noria (système de puisage d’eau à traction animale) d’un ou plusieurs jabia (bassins de collecte d’eau) et de canaux d’irrigations. Les jabia constituent une composante clé de ce système car elles permettent la collecte des eaux puisées, elles comportent des décorations et sont parfois d’assez grande taille pour permettre la navigation dans des petits canots. Les fontaines et bassins sont une autre composante du système hydraulique. Ils agrémentent l’espace de la sénia et du palais et permettent d’apporter une note de fraicheur pendant la saison estivale43.

3. La place du végétal dans la Médina aujourd’hui : dans les interstices du cœur métropolitain

Il a fallu attendre la création de la commune de Tunis en 1858, pour que l’espace public soit reconnu par l’autorité et qu’il acquière sa légitimité en tant que tel. C’est à la veille du Protectorat que le végétal prend place dans l’espace public. Le rôle du végétal à Tunis pourrait alors être analysé à travers un décryptage des planifications successives de la « ville dédoublée », de ses nouveaux tracés orthogonaux, de ses nouvelles centralités, de ses parcs et de ses boulevards plantés, des multiples extensions de la ville haussmannienne et puis de la ville fonctionnaliste et puis encore des périurbanisations étalées de la métropole contemporaine.

Tunis a écrit son histoire à partir de sa matrice médinale par extensions et strates successives, tel un palimpseste qui ne cesse de s’élargir. L’archipel habité constituant désormais la métropole tunisoise apparaît ainsi composée d’entités urbaines de natures différentes. Ces entités sont venues se juxtaposer les unes aux autres, reconstituant en permanence les tissus urbains hérités et leurs hybridations minérales et végétales offrant de multiples « services écosystémiques » à leurs habitants. Au cœur de la métropole tunisoise, la Médina se regarde aujourd’hui dans le miroir de la modernité qui l’étreint. Inscrite depuis 1979 au patrimoine mondial de l'Unesco, elle est la plus lointaine témoin de son histoire millénaire. Quelques 700 monuments dont des palais, des mosquées, des mausolées, des medersas et des fontaines témoignent de ce remarquable passé. Par ses souks, son tissu urbain, ses quartiers résidentiels, ses monuments et ses portes, cet ensemble constitue un prototype parmi les mieux conservés du monde islamique. Mais les effets des mutations socio-économiques de la ville globale rendent vulnérable cet établissement traditionnel dont l’authenticité doit être intégralement protégée. Sa préservation est assurée par la Loi 35-1994 relative à la protection du patrimoine archéologique, historique et des arts traditionnels, et par le plan d'aménagement urbain de la Médina de Tunis. La Médina de Tunis est aujourd’hui dotée d’une structure de sauvegarde et de gestion relevant de l’Institut National du Patrimoine et d’une Association de Sauvegarde de la Médina dépendant de la Municipalité de Tunis. Une zone tampon est proposée afin d’assurer une protection efficace du bien qui tienne compte de ses valeurs et de son intégration au contexte environnemental. Une nouvelle page s’ouvre ainsi dans l’histoire de la Médina.

Nous assistons aujourd’hui à l’introduction du végétal dans l’espace public de la Médina grâce notamment aux opérations de mise en valeur et de rénovation conduites par l’Association de Sauvegarde de la Médina, en particulier la mise en place de circuits culturels et touristiques (Zitouna- Sidi Brahim et quartier des Andalous) ainsi que le réaménagement de certaines places (Bir Lahjar, Place du Tribunal, Maakel El Zaïm). Ces plantations sont réalisées en collaboration avec les habitants. D’autres opérations de rénovation récentes de maisons ou d’hôtels de charme ont de leur côté donné la part belle aux jardins pour le plaisir des habitants ainsi que celui des visiteurs. Dans certains cas, quand l’état des édifices ne permet pas de les restaurer, les propriétaires font le choix d’aménager un jardin.

Fig. 20. Plantation sur le circuit touristique.
Source : photo de l’auteure.
Fig. 21. Jardin dans une maison privée dans le faubourg Nord.
Source : photo de Zoubeïr Mouhli.

Ces nouvelles plantations rencontrent un tel succès auprès des habitants que ces derniers ont entrepris la végétalisation de quelques places publiques, commeBathet Sidi El Mechrek dans le quartier des Hajjamines . Des associations, comme El Houma Khir encouragent les habitants à végétaliser leurs patios ainsi que les terrasses de leur maison en installant des jardins familiaux. Véritable actant de l’espace urbain, il est apprécié pour tous les services écosystémiques qu’il fournit aux habitants. Il apporte de l’ombre aux passants et agrémente la ville par ses notes colorées et parfumées.

Présent d’une manière discrète, presque invisible, le végétal a autrefois cédé sa place au bâti au gré de la densification de la ville intramuros. Aujourd’hui, il revient d’abord dans l’espace public et regagne la sphère privée pour reprendre la place du bâti. La Médina entre dans une nouvelle phase de son rapport avec le végétal : ce n’est plus lui qui cède sa place au bâti, mais c’est le bâti qui cède sa place au végétal. La nature reprend ses droits dans les interstices de la vielle ville et a de beaux jours devant elle.

Conclusion : la dimension révélée

La lecture des récits des voyageurs, l’observation des cartes et des gravures, une recherche bibliographique ainsi que des entretiens avec des historiens de la Médina nous ont permis d’identifier le rôle et la place du végétal dans la Médina de Tunis et ses environs dès sa fondation. Absent de l’espace public, le végétal se trouvait essentiellement dans les patios des maisons au plus près des habitants. Il se localisait aussi dans les cimetières et dans les jardins attenants aux grandes demeures construites dans les faubourgs qui ont longtemps gardé un caractère rural. La Médina s’étant développée par densification intramuros, les jardins et les cimetières ont pour la plupart disparu.

Les jardins de la Médina étaient rares mais précieux. Appréciés par les habitants, ils jouaient un rôle utilitaire, mais aussi hautement symbolique. Ils sont le lieu de contemplation de l’œuvre divine. Une ceinture nourricière au contact immédiat de la Médina permettait d’approvisionner celle-ci en produit frais. Les cartes anciennes et les gravures révèlent aussi l’existence de jardins et de palais dans les environs de la capitale. Les tunisois aimaient aller à la rencontre de la nature, soit dans les vergers aménagés pour la plaisance ou dans les résidences construites sur le littoral. Les habitations qui y sont construites offrent des points de vue sur le paysage (terrasses, bordjs, kiosques). La période Ottomane verra se développer un goût prononcé pour une nature cultivée, domestiquée et productive dans les jardins entourant les résidences de plaisance de la région de Tunis.

Aujourd’hui, le végétal revient dans la Médina grâce à l’action de l’Association de sauvegarde de la Médina de Tunis relayée par les habitants ainsi que des acteurs de la société civile. Il investit l’espace public avec des arbres et des plantes diverses. Les opérations de mise en valeur et de rénovation ont permis la mise en place de circuits culturels et touristiques ainsi que la plantation de certaines places et espaces privés. Véritable actant de l’espace urbain, le végétal est apprécié pour tous les services écosystémiques qu’il fournit aux habitants. Il apporte de l’ombre aux passants et agrémente la ville par ses notes colorées et parfumées.

Présent d’une manière discrète, presque invisible, le végétal a cédé sa place au bâti au gré de la densification de la ville intramuros. Aujourd’hui, il revient d’abord dans l’espace public et regagne la sphère privée pour reprendre la place du bâti. La Médina entre dans une nouvelle phase de son rapport avec le végétal : ce n’est plus lui qui cède sa place au bâti, mais c’est le bâti qui cède sa place au végétal. Dans un contexte d’urgence climatique, les planifications territoriales tunisoises devraient s’inspirer de la Médina pour revégétaliser l’hypercentre de la capitale. Les opérations menées dans la Médina nous révèlent qu’il est toujours possible d’introduire la nature, même dans un espace urbain dense, en investissant les interstices de la ville.

La logique patrimoniale à l’œuvre dans la Médina voudrait que toute perte de substance ou de qualité de ses tissus ancestraux soit compensée par la constitution d’un actif correspondant. L’urbanisme végétal se révèle ici comme une réécriture du patrimoine médinal dans un horizon de projet. De l’idée de patrimoine pourrait ici se dégager non pas le principe d’intangibilité d’une ville muséifiée, mais plutôt la volonté d’une compensation offerte par la variété des services écosystémiques que procure le végétal. La Médina pourrait ainsi s’accommoder d’une plus forte fongibilité de certains éléments patrimoniaux particuliers (bâtiments, patios, places, rues, etc.) pour autant que sa viabilité et son habitabilité soient préservées et que le droit à la qualité urbaine s’élargisse à tous les visiteurs autant qu’à tous ses habitants. Pour Pierre Nora, auteur des Lieux de mémoire, le patrimoine ne serait plus ce qu’il faut retenir du passé pour préparer l’avenir. Il serait plutôt ce qui révèle le présent à lui-même. Une nouvelle alliance entre la Médina et le végétal pourrait se nouer Ici et Maintenant.

Notes

1 Une partie des résultats présentés dans cet article sont issus d’une thèse de doctorat en cours.
2 Ahmed Saadaoui, 2001. Leila Ammar, 2010. Abdelaziz Daoulatli, 2019. Charles Bilas, 2020.
3 Caroline Mollie, 2009, p. 230.
4 Léonardo Benevolo, 1983, p.153.
5 Jalel Abdelkafi, 1989.
6 Jalel Abdelkafi, 1989.
7 Serge Santelli, 1995, p. 51.
8 Jalel Abdelkafi, 1989, p. 48.
9 Cette place a été aménagée au XIXe siècle avec la construction de la mosquée Sahab al Tâbaa (visible sur la carte postale de la place Halfaouine) et le palais Dar Khaznadar qui donnent tous les deux sur cette place.
10 Saloua Ferjani, 2017.
11 Entretiens réalisés avec M. Zoubeir Mouhli et Mme Jamila Binous, qu’ils soient ici remerciés. Zoubeil Mouhli est architecte, expert en patrimoine et ancien directeur de l’Association de Sauvegarde de la Médina de Tunis. Jamila Binous est historienne de la Médina, urbaniste et experte auprès de l’UNESCO.
12 Entretien avec Mme Jamila Binous, in Myriam Bennour, 2014, p. 104.
13 Entretien avec Mme Jamila Binous, in Myriam Bennour, 2014, p. 107.
14 Michel Baridon, 1998, p. 220.
15 Michèle Constans, 2009.
16 Jean Galloti, 1926.
17 Jacques Revault, 1980, p. 101.
18 Henry Dunant visite la Tunisie en 1856-57, et un an après, il publie son livre : « La régence de Tunis ».
19 Jacques Revault, 1980, p. 95.
20 Propos recueillis lors d’un entretien réalisé le 29/10/2021.
21 Propos recueillis lors d’un entretien réalisé le 27/10/2021.
22 Jacques Revault, 1974.
23 Jacques Revault, 1974, p. 23.
24 P. Ricard, 1924. Pour comprendre l’art musulman dans l’Afrique du Nord et en Espagne, Paris, p. 251-252.
25 Ibn Khaldoun, Prolégomènes, XX, Paris, 1865, pp. 304-305.
26 Léon l’Africain. (1888). Description de l’Afrique, XV, p. 143.
27 Ibn Khaldoun, Prolégomènes, XX, Paris, 1865, p. 304-305.
28 Robert Brunschvig, 1936, Deux récits de voyages inédits en Afrique du Nord au XVe siècle, Maisonneuve, Paris.
29 Abou Obeid El-Bekri, 1068, Description de l’Afrique septentrionale, traduite par Mac Guckin De Slane, 1858, Imprimerie Impériale, Paris, p. 97.
30 Ahmed Saâdaoui, 2001, Charles Bilas, 2010.
31 Beya Abidi, 2013, p.117.
32 Paul Sebag, 1998.
33 Paul Sébag, 1998.
34 Premier plan à droite un verger fortifié dessiné par Vermeyen ainsi qu’un monument caractéristique (premier plan à gauche) rapporté par Graig ». in Chelli, Z. (1992). La Tunisie au rythme des estampes du XVe au XIXesiècle. Tunis: Editions Tunis Carthage, p46.
35 Ibn Abi Dinar, op. cit.
36 Charles Bilas, 2010, p 22.
37 Mohamed Seghir Ben Youssef, Mechra el-Melki (1705-1771), trad. Serres V. et Lasram M, 1900, p.7.
38 Charles Bilas, 2010, p. 22.
39 Jacques Revalut, 1974.
40 Jacques Revault, 1974.
41 Beya Abidi, 2013.
42 Sénia: plantation d’arbres fruitiers, verger.
43 Beya Abidi, 2013, p. 123-157.

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Auteur

Imène Zaâfrane Zhioua

Architecte E.N.A.U., Laboratoire de Recherche VEDEC.

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