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Numéro 14

14 | 2022

Bizerte-Zarzouna (1943-1947) : le dessein d’une ville tunisienne imaginaire

Salma GHARBI

Résumé

Dotée d’un emplacement stratégique, la ville de Bizerte fut sujette, pendant la Deuxième Guerre Mondiale, à des bombardements détruisant 50% de son volume bâti. La ville, segmentée en deux rives nord et sud, présente de son côté nord, des limites naturelles ne permettant pas son développement. Véritable territoire expérimental, la ville fut l’enclin d’un programme d’aménagement urbain, pensé par l’équipe de Bernard Zehrfuss, visant la reconstruction de bâtiments détruits de la ville européenne, une restructuration de quelques places urbaines et d’une projection, dans sa rive sud, d’une nouvelle ville, qui n’a malheureusement jamais été finalisée, nommée Zarzouna. Ville utopique ou ville inachevée, Zarzouna est le résultat d’enjeux à la fois politiques, militaires et urbanistiques complétés par une insuffisance financière qui ont fait que cette ville, considérée au début comme « appelée au grand avenir », ne connaitra jamais l’essor auquel elle était appelée. L’urbanisation de la ville de Bizerte se heurte, de nos jours, à une problématique de ségrégation socio-spatiale entre rive nord-rive sud liée à sa fonction industrielle et au caractère populaire de ses logements dédiés à une population rurale.

Mots clés

après-guerre, reconstruction, Bizerte, Zarzouna, modernité, nouvelle ville.

Abstract

With a strategic location, the city of Bizerte was subject, during the Second World War, to bombing destroying 50% of its built volume. The city is segmented in two banks, north and south, and presents on its northern side, natural limits not allowing its development. A real experimental territory, the city was the subject of an urban development program, designed by Bernard Zehrfuss' team, aiming at the reconstruction of destroyed buildings of the European city, a restructuring of some urban squares and a projection, in its southern bank, of a new city, which unfortunately was never finalized, named Zarzouna. Utopian city or unfinished city, Zarzouna is the result of stakes at the same time; political, military and urbanistic completed by a financial insufficiency which made that this city, considered at the beginning as "called to the big future", will never know the rise to which it was called. The urbanization of the city of Bizerte is facing, nowadays, a problem of socio-spatial segregation north and south shore related to its industrial function and the popular character of its housing dedicated to a rural population.

Keywords

post-war, reconstruction, Bizerte, Zarzouna, modernity, new city.

الملخّص

تعرضت مدينة بنزرت، التي تم منحها موقعًا استراتيجيًا، خلال الحرب العالمية الثانية لقصف دمر 50 ٪ من حجمها المبني. تنقسم المدينة إلى ضفتين شماليتين وجنوبيتين ولها حدود طبيعية على جانبها الشمالي لا تسمح بتطويرها. كانت المدينة منطقة تجريبية حقيقية، تتويجا لبرنامج تنمية حضرية، صممه فريق برنارد زهرفوس، بهدف إعادة بناء المباني المدمرة في المدينة الأوروبية، إعادة هيكلة عدد قليل من الساحات الحضرية وإسقاط، على ضفة الجنوب، لمدينة جديدة، والتي للأسف لم يتم الانتهاء منها، تسمى جرزونة. مدينة اليوتوبيا أو المدينة غير المكتملة، جرزونة هي نتيجة لقضايا في نفس الوقت التخطيط السياسي والعسكري والحضري يكمله قصور مالي جعل هذه المدينة، تعتبر في البداية «تسمى في المستقبل العظيم»، لن تعرف أبدًا الطفرة التي تم تسميتها بها. يواجه التحضر في مدينة بنزرت، في الوقت الحاضر، مشكلة الفصل الاجتماعي-المكاني بين الساحل الشمالي والساحل الجنوبي المرتبط بوظيفتها الصناعية والطابع الشعبي لمساكنها المخصصة لسكان الريف.

الكلمات المفاتيح

ما بعد الحرب، إعادة الإعمار، بنزرت، جرزونة، الحداثة، المدينة الجدية.

Pour citer cet article

Salma GHARBI, « Bizerte-Zarzouna (1943-1947) : le dessein d’une ville tunisienne imaginaire », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°14, Année 2022.

URL : https://al-sabil.tn/?p=8698

Texte integral

1. Contexte de la Reconstruction tunisienne d’après-guerre

La ville de Bizerte a subi depuis l’avènement du Protectorat Français plusieurs transformations. En effet, territoire de plusieurs civilisations phéniciennes, arabes, andalouses ou turques, Bizerte a toujours joué le rôle d’une base navale fortifiée qui représentait sous le régime Français la deuxième base navale française de la Méditerranée mais aussi qui était une passerelle commerciale et la capitale administrative du Nord de la Tunisie. Sa position géographique l’enserre entre un lac et un canal qui le relie à la mer. La Médina (La Kasbah), d’un tissu très dense et implantée le long du canal lui tournant le dos, est parallèle du côté du canal à la Ksibah, marquée par l’ancien fort byzantin et l’ancien village des pêcheurs maltais1. La ville européenne s’est développée à partir de 1881 suivant une trame en damier, prenant naissance à de la place de la municipalité et se prolongeant jusqu’au canal sur des terrains limités par des collines, au sol instable et impropre à la construction, ce qui ne permettait pas l‘étalement urbain de la ville (fig.1).

Fig. 1. Plan de la ville de Bizerte avant le percement du goulet.
Source : Architecture d'Aujoud'hui n°20, 1948.

Considérée comme principal port militaire de la marine française, la ville subit pendant la Deuxième Guerre Mondiale, d’intenses bombardements qui ont entrainé lui ont coûté la destruction de 50% de son volume bâti (fig.2). Entre 1943 et 1955 et en vue des dommages colossaux survenus sur tout le pays, s’est dessinée dressée une nouvelle politique urbaine et architecturale, celle de la Reconstruction d’après-guerre. Cette période est spécifique dans l’histoire urbaine tunisienne vu la pensée moderniste de ses concepteurs et la transposition du modèle des CIAM, de la ville fonctionnelle et des doctrines de la Chartes d’Athènes. L’avènement de l’équipe d’architectes de Bernard Zehrfuss marque le passage des villes tunisiennes à vers la modernité. La Reconstruction tunisienne d’après-guerre devait rétablir les différents secteurs et principalement urbanistique et architectural, largement affectés par les bombardements. Il fallait que l’Etat tunisien mette en œuvre une politique reconstructrice visant à reconfigurer l’urbanisme des villes, à ses principaux équipements et surtout à ses populations sinistrées. Le recasement des sinistrés était considéré comme prioritaire et il fallait rapidement dresser une politique de relogement visant à maitriser à la fois les flux démographiques et le contrôle spatial. L’Etat favorisait à l’époque, la construction de nouveaux immeubles, en accordant aux investisseurs des avantages fiscaux et en leur facilitant les procédures à suivre pour l’acquisition des terrains, leur viabilisation et l’édification de leurs immeubles.

Fig. 2. Plan de démolition et de déblaiement de la ville européenne de Bizerte.
Source : Architecture d'Aujoud'hui n°20, 1948.

La Reconstruction de Bizerte devait prendre en considération plusieurs programmes, Ceux de la base navale et des installations militaires, les programmes aériens, la reconstruction du port de commerce, le développement de l’industrie dans la région, les programmes administratifs, culturels, sociaux et de loisirs et enfin la problématique du logement. En terme opérationnel, la ville devait assurer la reconstruction de tous les périmètres et établissement militaires mais aussi garantir la conservation de la ville indigène et son extension sur des terrains propices à la construction, Considérations qui restreignait le développement urbain du côté nord. Le plan général de la Reconstruction prévoyait aussi la reconstruction des édifices publics et l’aménagement de l’espace urbain par la « création d’une percée des berges du canal à la ville Arabe, englobant les jardins de subdivision, le square d’Europe et les deux îlots suivant en jardin de la municipalité »2.

2. L’imaginaire ambitieux de l’équipe de Bernard Zehrfuss

Dans ce contexte politique, économique et social préoccupant, Bernard Zehrfuss et son équipe d’architectes et d’urbanistes ont été appelés à définir une politique urbaine et de recasement, visant à restructurer les villes et à reloger rapidement et efficacement la population sinistrée. Ainsi, l’équipe reconstructrice a mis en œuvre une stratégie d’approche, entamée par des enquêtes sur l’ensemble du territoire afin de rassembler et répartir les matériaux disponibles, répertorier les agglomérations sinistrées et déterminer les périmètres des zones touchées dans les différentes agglomérations. Ces enquêtes étaient la base des études urbaines, en traçant les plans directeurs des zones à aménager en tenant de trouver une méthode conceptuelle qui allait leur faire gagner le temps et l’argent, tout en offrant à la population le maximum de foyers. « Les premières esquisses des principales agglomérations sinistrées ont été établies, indiquant par celles-ci un parti d’ensemble très net et un zoning de masse »3 (AA, 1945). C’est ainsi que s’établissait le programme de la reconstruction régi par deux décrets, l’un relatif à l’urbanisme et à l’architecture et l’autre en relation avec le régime d’expropriation assuré par « zones pour causes de plus-value évitant les spéculations et facilitant l’équilibre financier de l’opération »4 (AA,1945).

La reconstruction de Bizerte a occupé, dans le programme d’ensemble de la Reconstruction tunisienne, une place majeure étant donnée l’emplacement stratégique de la ville et son importance au moment de l’installation du Protectorat français ou après les bombardements, un fait confirmé par Jules Ferry à deux reprises : « si la France a pris la Tunisie, c’est pour avoir Bizerte » et « Bizerte seule vaut la Tunisie tout entière et est appelée au plus grand avenir »5. Cette politique reconstructrice devait avant tout garantir la reconstruction du port et ses installations commerciales et militaires mais aussi trouver le moyen de développer la ville cernée par des limites empêchant son étalement : « Bizerte(…) ne pouvait s’agrandir dans aucune direction, barrée de tous les côtés, soit par la mer et les quais, soit par la zone d’influence du port ou des zones soumises à des servitudes militaires, était dans l’impossibilité d’évoluer et était condamné à rester définitivement dans son aspect primitif de ville marquée par l’empreinte de la fin du 19ème siècle »6.

L’idée était de trouver un parti pris (fig.3) permettant la création d’une nouvelle ville et de séparer les deux aspects de Bizerte : la ville militaire et industrielle et la ville civile avec ses quartiers d’habitations. Cette idée directrice confrontant la ville existante (rive nord) à la ville nouvelle (rive sud) devait prendre en considération les différents paramètres conceptuels au développement de ces territoires urbains liés à la mise en valeur de la ville existante. Cette mise en valeur repose sur la conservation du centre historique et la zone du vieux port et l’édification de nouveaux aménagements et bâtiments mais aussi sur le développement des deux quartiers militaire et industriel. La concrétisation de l’idée se fonde aussi sur la projection d’une nouvelle ville : Zarzouna, offrant « un cadre particulièrement choisi pour répondre aux meilleures conditions d’habitabilité »7.

Fig. 3. Schéma de la ville de Bizerte-Zarzouna.
Source : AA n°1, 1945.

3. Reconstruction de Bizerte - rive nord

Au lendemain de la guerre, Bizerte est considérée comme ville sinistrée et dans l’urgence d’être reconstruite. Cette reconstruction devait néanmoins tenir compte de plusieurs paramètres liés au caractère militaire de la ville imposant une certaine restriction dans son développement urbain. La stratégie d’aménagement de la ville a été pensée suivant les périmètres délimitant son territoire en : a) périmètre communal (terrains appartenant à la Marina Nationale, les berges autour du lac, les terrains en bordure de mer, les terrains appartenant à l’armée, des zones non ædificandi, et la zone portuaire et ferroviaire), b) zone à l’intérieur du périmètre d’agglomération comprenant la ville indigène, les établissements militaires, les édifices publics, les espaces libres, les quartiers d‘habitations et les secteurs d’entrepôt8.

3.1. Aménagement urbain

L’équipe de la Reconstruction voulait réaménager la ville européenne suivant le maillage existant, en créant des espaces libres dans le tracé de la ville, permettant la création de places et l’aménagement d’une percée reliant les berges du canal à la ville arabe. L’opération de lotissement prévue sur les terrains repris sur la lagune « à mailles très resserrées (50x70) n’a ménagé qu’un seul espace libre public de 100x80 au centre de la ville »9. Le projet d’aménagement urbain se proposait la création d’une bande d’isolement plantée le long du boulevard Mamier et la création de la place Madon. L’équipe de Zehrfuss voulait introduire dans l’urbanisme de la ville de Bizerte, certaines doctrines modernistes comme les espaces libres favorisant la déambulation et la rencontre. Dans ce sens, « dans l’axe de la municipalité, fut créée, une percée allant des berges du canal à la ville arabe, englobant les jardins de la subdivision, le square d’Europe et les deux îlots suivants en jardins de la municipalité »10. Cet aménagement urbain fut ponctué par plusieurs bâtiments publics marquant cette temporalité et son langage moderniste, tels que l’église Notre-Dame de France, la mosquée ou le marché de poissons et d’autres extensions comme le quartier des Andalous, tous conçus par l’architecte en chef de la section de Bizerte, Jean Le Couteur, et ses collaborateurs. Pour mettre en valeur le centre historique et dégager la ville indigène, une frange fut caractérisée de zone non ædificandi plantée et isolée par rapport à la ville européenne : « Cette action s’accompagne de la réalisation de petits projets urbains comme la place du marché de Jean Le Couteur qui a pour but d’équiper mais aussi de réparer le tissu urbain afin de lui restituer une cohérence formelle »11.

3.2. Reconstruction de bâtiment détruit par la guerre : l’église Notre-Dame de France

L’église Notre-Dame de France, dans sa version première (fig.4), fut édifiée entre 1900 et 1905. La période de la campagne de la Tunisie entre 1942 et 1943 est une tragédie pour ce bâtiment qui fut complètement détruit par les bombardements. Ce n’est qu’en 1951 qu’on commença la reconstruction de l’église sous un style architectural totalement différent, de type brutaliste, témoin des doctrines du Mouvement moderne.

Fig. 4. L'église Notre-Dame de France dans sa première version 1900-1905.
Source : carte postale datant de 1910 disponible sur : https://www.delcampe.net/fr/collections/cartes-postales/tunisie/tunisie-bizerte-place-de-l-eglise-et-le-square-270290691.html.

Conçue par les architectes Jean Le Couteur, Jean Debèly et François Messina avec la collaboration de l’ingénieur Bernard Lafaille, l’église est un juste équilibre entre les lignes épurées du béton et la poétique d’une lumière filtrée par des vitraux colorés, œuvre de l’artiste Martin-Granel. Dans cette église brutaliste, les concepteurs développent une dimension monumentale et sacrée à l’aide de son procédé structurel en V fiché sur un muret traité en maçonnerie.

Fig. 5. Eglise Notre-Dame de France à Bizerte conçu par Le Couteur et transformée actuellement en maison de la culture.
Source : Paoli, 2015.

La voûte se compose d’une juxtaposition de paraboloïdes hyperboliques en coques. Les poteaux en V sont alternés avec des vitraux colorés conférant à l’intérieur une ambiance tamisée et colorée. Le bâtiment évoque, « par la légèreté de sa toiture en voûte, une toile de tente des nomades tendue sur ses piquets »12. Cédée à la municipalité en 1964, reconvertie plus tard en bibliothèque puis en maison de la culture, l’œuvre phare de la Reconstruction de Bizerte accueille, de nos jours, des expositions, dans une atmosphère très particulière et « une ambiance ts émouvante »13.

4. Reconstruction de Bizerte Rive Sud : la ville de Zarzouna

4.1. Idée directrice et parti pris

D’après les concepteurs, le site de la ville de Zarzouna serait unique en Tunisie : « La présence d’une plage bien exposée et d’une forêt de pins d’une grande étendue, l’inclinaison des pentes orientées d’une part, vers la mer, d’autre part vers le lac, l’absence de barrière géographique susceptible de gêner l’extension, tout concourt à designer Zarzouna pour l’aménagement des quartiers d’habitations dans les meilleurs conditions »14.

Fig. 6. Extrait du panneau lors de l'exposition universelle de la Tunisie à Paris en 1945.
Source : AA, n°3, 1945.

Le plan de la ville de Zarzouna fut établi par Bernard Zehrfuss et Jacques Marmey puis repris par l’urbaniste Armand Demenais avec la collaboration des architectes du Service d’Architecture et d’Urbanisme. Le plan d’aménagement fut approuvé par le Général Charles Mast, Résident Général de France en Tunisie entre 1943 et 1947, et précisait « l’ensemble des tracés de circulations, le plan du volume bâti, les servitudes d’implantation et de gabarit »15. Ce projet prometteur fut aussi présenté lors de l’exposition universelle de la Tunisie à Paris en 1945 (fig.6).

Ancrés dans une idéologie moderniste, l’équipe de Bernard Zehrfuss voulait appliquer les doctrines de la Charte d’Athènes et les idéaux des CIAM pour une ville fonctionnaliste et autonome favorisant les trois fonctions essentielles à la vie à savoir : HABITER-TRAVAILLER-SE DIVERTIR. Ce projet ambitieux, soutenu par Eugène Claudius-Petit16 (fig.7), fut un chantier expérimental en termes de conception urbanistique et architecturale.

Fig. 7. Bernard Zehrfuss avec Eugène Claudius-Petit et M. Tixeron sur le site de la future ville nouvelle de Zarzouna.
Source : Fonds Bernard Zehrfuss. Académie d'architecture/Cité de l'architecture & du patrimoine/Archives d'architecture du XXe siècle.
Fig. 8. Bernard Zehrfuss avec le général de Gaulle lors de la pose de la première pierre de la ville nouvelle de Bizerte-Zarzouna.
Source : cliché Jean-Denis Bossoutrot, Fonds Jacques Marmey. SIAF/Cité de l'architecture & du patrimoine/Archives d'architecture du XXe siècle.

En plus de cet ancrage moderniste, les concepteurs devaient répondre aux exigences du site en termes de relief, de bonne orientation et de dégagement de vue sur la mer : « Le site étant composé de plusieurs collines, on implante les bâtiments de quatre à cinq niveaux sur les hauteurs, les maisons individuelles sur les pentes afin de dégager les vues »17. Cet intérêt conceptuel marque aussi la démarche de l’équipe de la Reconstruction tunisienne qui a su tirer profit des potentialités microclimatiques du pays pour produire une architecture située, offrant un rapport étroit avec son environnement naturel et trouvant un équilibre entre ce qu’appelait Marc Breitman : « rationalisme et tradition ».

Fig. 9. Plan d'Aménagement de Bizerte Zarzouna.
Source : AA n°3, 1945.
Fig. 10. Maquette de la ville de Zarzouna.
Source : Archives Départementales de la Haute-Garonne, Fonds Bernard Catllar-Sous-fonds Jean Auproux,
cote (153 J 147).

4.2. Organisation de la ville de Zarzouna : le conçu

La ville devait être bâtie en tranches, Afin de faciliter facilitait la gestion des matériaux et de la main d’œuvre. Pour ce faire, la première tranche fut la cité ouvrière (fig.11), prévue pour 2000 habitants, qui allait permettre de loger les ouvriers appelés à construire la ville. Cette première tranche devait être autonome et fonctionnait comme une mini-ville avant la réalisation de l’ensemble de la ville de Zarzouna : « Ce groupe sera équipé, à cet effet, de quelques établissements économiques et sociaux essentiels à la vie des habitants tels que magasins coopératifs d’alimentation, restaurant, école, crèche, jardin d’enfants et terrain de sports, pharmacie, poste médical de première urgence, bureau de poste, chapelle… »18.

Fig. 11. La cité ouvrière à Bizerte-Zarzouna.
Source : AA n°3, 1945.

Cette cité se présentait sous une typologie d’habitations individuelles conçues à partir du modèle de la maison minima (fig.12) conceptualisée par les deux architectes : Bernard Zerhfuss et Jason Kyriacopoulos : « Il s’agit d’une maison constituée de cellule-type (cuisine-séjour-alcôve), qui peut être composée pour former : une, deux, trois ou quatre pièces disposées à la fin autour d’un patio. Cette même cellule peut servir de base à des compositions telles que des marchés, des écoles, des dispensaires… C’est une habitation réduite à sa simple expression et exécutée par les matériaux disponibles comme le pisé, toub, pierres tufeuses, pierres calcaires, briques grossièrement cuites ou séchées au soleil, pierres plates pour la couverture et les branches d’oliviers et de palmiers »19. Un premier prototype de ces habitations a été édifié à Medjez El Bab. Ce prototype (fig.13) a servi de test expérimental pour cette opération des premières habitations usant du langage traditionnel et de la main d’œuvre expérimentée locale.

Fig. 12. Cité ouvrière, habitations regroupées et marché de Zarzouna.
Source : Architecture d’Aujourd’hui n°20, 1948.
Fig. 13. Plan des logements Type.
Source : Archives Jean Auproux, source : Archives Départementales de la Haute-Garonne, Fonds Bernard Catllar-Sous-fonds Jean Auproux, cote (153 J 147).

La ville sera dotée aussi d’un quartier administratif (fig.14) qui s’est développé le long d’un axe principal parallèle à la plage où devaient être dressés plusieurs équipements et bâtiments administratifs entre autres : le contrôle civil, œuvre phare de l’architecte Jacques Marmey mais aussi plusieurs autres bâtiments tels que l’hôpital régional conçu par Paul Herbé (fig.15), l’internat des garçons et celui des filles. Une zone serait dédiée au quartier musulman comprenant des administrations régionales ainsi que des établissements régionaux et culturels. Un quartier commercial sera aménagé au centre de la nouvelle ville, autour de deux grandes places qui donneraient d’un côté sur le marché couvert, conçu par Zehrfuss, Drieu et Kyriacopoulos et de l’autre, sur la cathédrale (fig.16), dessinée par Paul Herbé. Pour assurer le relogement de la population sinistrée, la politique de relogement visa à édifier un grand nombre de logements. Ceci a été pensé dans la nouvelle ville de Bizerte-Zarzouna sous forme de quartiers d’habitations collectives, formés de grands immeubles dressés sur une large trame, et des zones d’habitations individuelles desservies par des voies de faible circulation.

Fig. 14. Le centre d'affaires de Zarzouna conçu par Armand Demenais.
Source : AA n°20, 1948.
Fig. 15. L'hôpital de Zarzouna, architecte Paul Herbé.
Source : AA n°20, 1948.
Fig. 16. L'église de Zarzouna conçu par Paul Herbé.
Source : AA n°20, 1948.

Un souci d’aménagement (fig.17) (fig.18) prend en considération aussi bien le véhicule que le piéton. Dans ce sens, on peut lire dans la revue Architecture d’Aujourd’hui n°3 de 1945 : « La voierie est conçue de façon à desservir facilement l’ensemble de la population pour une surface de route minimum ne dépassant pas 20% de la superficie totale du terrain. Cette voierie comporte essentiellement une route secondaire à double circulation entourant le groupe d’habitation et reliée à la route primaire à circulation rapide Tunis-Bizerte. Sur cette route secondaire se greffent les voies tertiaires d’accès aux habitations disposées de telle sorte que les habitations riveraines jouissent de la meilleure orientation et que les circulations rapides des véhicules soient impossibles afin d’éviter les accidents aux piétons. De plus, des chemins exclusivement réservés à ces derniers, sont isolés des rues et permettent en particulier aux enfants d’aller à l’école et dans les magasins d’approvisionnement et de revenir à la maison sans jamais rencontrer des voies pour autos à même niveau. Les établissements pour enfants sont d’ailleurs prévus dans une partie tranquille du groupe, loin du bruit et des voitures »20.

Fig. 17. Plan des zonings de la ville de Zarzouna.
Source : revue l'Architecture d'Aujourd’hui n°20, 1948.
Fig. 18. Plan du volume bâti de Bizerte-Zarzouna.
Source : revue l'Architecture d'Aujourd’hui n°20, 1948.

5. Limite de la Reconstruction de la ville de Bizerte-Zarzouna

De ce grand projet ambitieux de nouvelle ville, ne furent réalisés que la cité ouvrière, le marché (fig.19), le contrôle civil (fig.20), œuvre phare de l’architecte Jacques Marmey. « Le changement de l’administration en 1947 et le démantèlement des Services de l’Urbanisme et de l’Architecture qui s’ensuivit, mettra fin à tout espoir de voir la nouvelle ville se réaliser »21. L’équipe, dirigée par Zehrfuss, voulait offrir à la Reconstruction tunisienne un urbanisme pensé, puisant ses ressources dans le Mouvement Moderne et dans les mesures hygiénistes reposant sur une meilleure répartition des fonctions vitales dans la cité. Mais cette focalisation sur l’édification selon les normes modernes, en évitant le provisoire dans cette conjoncture, allait leur coûter le démantèlement même de ce service. En effet, « Parler d’urbanisme moderne au moment où le peuple n’était sensible qu’aux problèmes immédiats fut un paramètre que l’équipe Zehrfuss, par manque d’expérience, omit de considérer. Son effort, principalement porté sur l’aspect architectural et urbain, était toutefois canalisé par une action d’ensemble ayant des préoccupations administratives, législatives et financières »22.

Fig. 19. Marché couvert, Bizerte Zarzouna (1945-1946), architecte : Zehrfuss, Kyriacopoulos, La Rochelle.
Source : Breitman, 1986.
Fig. 20. Le contrôle civil de Zarzouna, architecte Jacques Marmey.
Source : AA n°20, 1948.

La fin du premier épisode coïncide dans le repère chronologique de la période de la Reconstruction au démantèlement du Service d’Architecture et d’Urbanisme dirigé par Bernard Zehrfuss. Cette expérience de 4 ans a pris fin après le départ de Roger Gromond sous prétexte d’une nouvelle réforme et de la nomination d’un nouveau secrétaire général, René Brouillé. Cette décision colossale, par rapport à la production architecturale et urbaine future du pays, est due à plusieurs événements, ambigüités et discordes qui ont ponctué cette phase : a) La première cause est due aux mauvais rapports avec les architectes libéraux marginalisés par l’architecte en chef qui privilégiait ses collaborateurs en leur attribuant les plus grandes commandes, ii) Le deuxième désaccord revient à un mauvais rapport et une négligence des protocoles avec une administration ayant des valeurs strictes, et iii) La troisième ambigüité et certes la plus importante, est relative à la situation de la population sinistrée, qui ne pouvait admettre l’intérêt de l’équipe de le Reconstruction aux préoccupations d’ordre esthétique et hygiéniste l’emportant, selon elle, sur les besoins réels de trouver des solutions rapides et efficaces au relogement. Détruire des immeubles réparables pour aménager des espaces verts, comme ce fut le cas à Bizerte, ne faisait pas partie des nouveaux concepts que les sinistrés pouvaient accepter après les afflictions de la guerre. Même la presse écrite dénonçait cette méthode de travail. Citons l’article du journal « L’avenir de la Tunisie, n°47 du 3 février 1945 » où on avait écrit : « il ne suffit pas de faire des expositions à Paris sur la Reconstruction tunisienne, encore faut-il reconstruire ? »23.

Fig. 21. Zarzouna dans les années 50 et de nos jours.
Source : AA n°20, 1948 et Google Earth.

Ville utopique ou ville reconstruite, Zarzouna est le résultat d’enjeux à la fois politiques, militaires et urbanistiques, complétés par une insuffisance financière qui ont fait que cette ville considérée au début comme « appelée au grand avenir », ne connaitra jamais l’essor auquel elle était appelée. L’urbanisation de la ville de Bizerte se heurte, de nos jours, à une problématique de ségrégation socio-spatiale rive nord-rive sud, liée à sa fonction industrielle et au caractère populaire de ses logements, dédiés à une population rurale. Au fil des années, le marché s’est transformé en habitations et a été totalement investi par ses habitants qui se sont approprié les lieux. Le contrôle civil, œuvre architecturale phare de Jacques Marmey, est intégré dans un périmètre militaire interdit au public. Cette production appelle à être connue, documentée et conservée. Elle témoigne de l’acharnement et de l’investissement d’une poignée d’hommes venus reconstruire une Tunisie moderne et qui ont su, à un moment de l’histoire, saisir ou pas l’opportunité de le faire.

Notes

1 Douigui, 1995, p. 162.
2 Demenais, 1948, p. 38.
3 AA n°1 de 1945, p. 40.
4 AA n°3 de 1945, p. 43.
5 AA n°1 de 1945, p. 40.
6 AA n°1 de 1945, p. 41.
7 AA n°1 de 1945, p. 40.
8 AA n°20 de 1948, p. 29.
9 AA n°20 de 1948, p. 29.
10 AA n°1 de 1945, p. 41.
11 AA n°1 de 1945, p. 40.
12 Paoli, F., 2015, p. 27.Dornier F., 2000, p. 241.
13 AA n°1 de 1945, p. 40.
14 AA n°20, 1948, p. 37.
15 AA n°20, 1948, p. 37.
16 « Engagé dans la résistance aux côtés du général de Gaulle, Eugène Claudius-Petit soutiendra avec conviction l'action de Zehrfuss et de son équipe en Tunisie. Pour lui, ces grands travaux - qui précèdent la reconstruction en métropole - sont exemplaires de la réflexion à mener en matière d'urbanisme, de plans types, de préfabrication et d'organisation des chantiers. Devenu ministre de la Reconstruction et de l'urbanisme de 1948 à 1953, il mène une vaste politique d'aménagement du territoire et lance une série de chantiers expérimentaux qui fera date en matière de logement. Fervent défenseur de l'architecture moderne, il est l'ami de Le Corbusier, de Bernard Zehrfuss et de nombreux architectes ». Exposition Bernard Zehrfuss : la poétique de la structure, cité de l’architecture, Paris.
17 Breitman, 1995, p. 49.
18 AA n°3 de 1945, p. 44.
19 Gharbi, 2022, p.162.
20 AA n°3, 1945, p. 44.
21 Breitman, 1995, p. 49.
22 Dhouib Morabito, 2010, p. 358.
23 Journal L’Avenir de la Tunisie, 1945, p. 1.

Bibliographie

Archives Départementales de la Haute-Garonne, Fonds Bernard Catllar-Sous-fonds Jean Auproux, cote (153 J 147)
AA, 1948, « Contrôle civil régional de Bizerte-Zarzouna », Architecture d'Aujourd'hui (20), p. 43-45.
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Auteur

Salma GHARBI

Architecte, docteure en architecture- Enseignante ISTEUB, chercheure au sein de l’Equipe de Recherche sur les Ambiances (ERA-EdSIA-ENAU), Université de Carthage, Tunis, membre fondateur et présidente de docomomo Tunisie. elgharbisalma@hotmail.com

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